La Presse Anarchiste

Introduction à la « Confession » de Bakounine

[(
L’«Introduction à la “Confes­sion” de Bakou­nine » fut écrite par Brup­ba­cher pour l’édition fran­çaise de cette œuvre étrange et capi­tale retrou­vée par les bol­che­viks dans les archives impé­riales, et dont la tra­duc­tion, éta­blie par Pau­lette Brup­ba­cher – qui me deman­da de la mettre défi­ni­ti­ve­ment en fran­çais – parut en 1922 aux édi­tions Rie­der. Pen­dant l’Occupation, le livre fut mis au pilon par les Alle­mands. À mon grand regret, des rai­sons de place me contrai­gnirent à ne pas insé­rer l’« Intro­duc­tion » dans le recueil de textes de Brup­ba­cher, « Socia­lisme et liber­té », paru l’an der­nier à La Bacon­nière. Aus­si ne me fais-je que plus volon­tiers un devoir de la don­ner à pré­sent dans « Témoins ». – Dans ses Mémoires, par­lant de son exclu­sion du PC suisse en 1932, Brup­ba­cher ne men­tionne pas un détail inté­res­sant à connaître en rap­port avec le pré­sent texte. Le PC suisse trou­va expé­dient – il avait mis le temps : une dizaine d’années – de « décou­vrir » l’«  Intro­duc­tion », pour la faire ser­vir de pré­texte à l’exclusion défi­ni­tive de Brup­ba­cher. Le jour­nal com­mu­niste zuri­chois « Der Kämp­fer » publia en lea­der un article inti­tu­lé « Fritz Brup­ba­cher s’exclut lui-même », presque entiè­re­ment com­po­sé de cita­tions emprun­tées à l’« Intro­duc­tion » et qui ne pou­vaient certes lais­ser aucune équi­voque sur le dégoût ins­pi­ré à Brup­ba­cher par tout ce que, fort tôt, il avait entre­vu des élé­ments de dégé­né­res­cence insé­pa­rables du « cen­tra­lisme démocratique ».)]

I



Michel Bakou­nine, pour la plu­part de nos contem­po­rains, est un incon­nu. Si un cer­tain nombre de gens le connaissent encore de nom, cela leur suf­fit pour le haïr et le calom­nier ; quelques-uns pour­tant l’aiment avec ferveur.

Jadis, Bakou­nine fut vrai­ment un très grand nom. Alors qu’on cher­che­rait en vain celui de Karl Marx dans l’édition parue en 1866 du grand dic­tion­naire ency­clo­pé­dique de Brock­haus, ce même ouvrage, dès 1864, consacre à Bakou­nine, contem­po­rain de Marx, presque toute une page qui se ter­mine en ces termes : « Bakou­nine a une per­son­na­li­té cap­ti­vante, de brillantes facul­tés intel­lec­tuelles jointes à une rare éner­gie, mais aus­si à une pas­sion fanatique. »

Cela n’est pas un hasard. Bakou­nine est un des hommes qui ont par­ti­ci­pé à la révo­lu­tion bour­geoise de 1848 – 49 ; mais les bour­geois, depuis lors, ont oublié qu’ils furent, il y a beau temps, des révo­lu­tion­naires ; ils ont donc oublié leurs héros ; ils ont donc oublié Bakounine.

Oui, mais Karl Marx, lui aus­si, a été qua­rante-hui­tard, et il n’en est pas moins l’un des hommes les plus célèbres de nos jours. Plus d’un dira : « Si Marx n’avait été qu’un révo­lu­tion­naire bour­geois, il serait certes oublié. Mais ce qui sur­vit de Karl Marx, ce n’est pas l’homme de 48, c’est le théo­ri­cien de la révo­lu­tion prolétarienne. »

À quoi nous répon­drons que Bakou­nine a été, lui aus­si, après 1860 et 1870, l’un des esprits domi­nants de l’Association inter­na­tio­nale des tra­vailleurs et, lorsque Marx l’en eut exclu, cette exclu­sion entraî­na la mort de l’Internationale. Marx fut obli­gé de tuer la Pre­mière Inter­na­tio­nale pour empê­cher qu’elle ne tom­bât aux mains des bakou­nistes. Telle était, en réa­li­té, la situa­tion en 1872.

À l’heure actuelle, seule l’Espagne et l’Amérique du Sud comptent un assez grand nombre de dis­ciples de Bakou­nine, alors que dans tous les pays du monde les mar­xistes sont aus­si nom­breux que les grains de sable de la mer.

Lorsque Bakou­nine fut exclu de la Pre­mière Inter­na­tio­nale, les Fédé­ra­tions natio­nales de Bel­gique, de Hol­lande, d’Espagne et d’Angleterre, le sui­virent, de même que des mino­ri­tés consi­dé­rables dans d’autres pays. Bakou­nine était alors une puis­sance dans le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire prolétarien.

Aujourd’hui, chez les pro­lé­taires, le même Bakou­nine et, avec lui, l’anarchisme sont à peu près com­plè­te­ment tom­bés dans l’oubli.

Le sou­ve­nir de Bakou­nine a dis­pa­ru dans la mesure où dis­pa­rurent dans le pro­lé­ta­riat cer­taines ten­dances psy­cho­lo­giques. Disons-le dès main­te­nant : à mesure que s’est déve­lop­pée la grande indus­trie, a dis­pa­ru dans le pro­lé­ta­riat l’aspiration à la liber­té, à la per­son­na­li­té ; – les ten­dances liber­taires et anar­chistes du bakou­nisme sont allées s’effaçant et, en même temps, le sou­ve­nir de Bakounine.

Non seule­ment le désir de la liber­té a dis­pa­ru, mais une véri­table haine a été vouée à tous ceux qui conti­nuaient à vou­loir la liber­té de l’individu ; cette haine s’est par consé­quent tour­née contre Bakou­nine et contre ses doc­trines. Et c’est la même haine qui a engen­dré les calom­nies répan­dues contre sa personne.

La grande indus­trie ayant tué la volon­té d’être libre, l’esclavage a engen­dré chez le pro­lé­taire la volon­té de puis­sance, non seule­ment la volon­té d’exercer le pou­voir poli­tique aux dépens de la bour­geoi­sie, mais la volon­té de puis­sance en tant que telle, la soif d’imposer sa puis­sance à tout ce qui a figure humaine. Tout indi­vi­du domi­né par la volon­té de puis­sance, plus par­ti­cu­liè­re­ment le pro­lé­taire poli­ti­que­ment actif, en arrive à consi­dé­rer comme son enne­mi mor­tel qui­conque garde la volon­té d’être libre ; et cela d’autant plus qu’une dis­ci­pline extrê­me­ment rigou­reuse est deve­nue vrai­ment néces­saire dans la lutte sou­te­nue par le pro­lé­ta­riat contre ses ennemis.

À la phase anti­au­to­ri­taire du socia­lisme a suc­cé­dé un socia­lisme auto­ri­taire qui, sous cette forme, a vain­cu en Rus­sie la féo­da­li­té et la socié­té bourgeoise.

Qui­conque aspire à la liber­té devient un contre-révo­lu­tion­naire et mérite la haine et la calom­nie. Bakou­nine étant l’antiautoritaire par excel­lence, il mérite par excel­lence la calom­nie et la haine.

Ain­si, calom­nié par le pro­lé­ta­riat contem­po­rain, oublié par une bour­geoi­sie qui a ces­sé d’être révo­lu­tion­naire, Bakou­nine doit se conten­ter d’être aimé par ceux qui, encore qu’à dis­tance et après bien des périples effec­tués à tra­vers la psy­cho­lo­gie des dif­fé­rentes classes, pres­sentent la venue d’un temps où le luxe de la liber­té recom­men­ce­ra d’être consi­dé­ré comme l’un des plus grands biens de l’humanité.

Nous avons vu pour­quoi Bakou­nine est incon­nu, pour­quoi il est haï et calom­nié et pour­quoi, cepen­dant, quelques amis l’aiment avec fer­veur. Il s’agit main­te­nant de le pré­sen­ter à ceux qui l’ignorent ou qui ne connaissent de lui que la figure men­son­gère inven­tée par la calomnie.

II



On ne perd pas grand-chose à ne rien savoir de la vie de Karl Marx, on perd presque tout quand on ignore celle de Bakou­nine. Tout d’abord, cette vie elle-même est un roman ; un roman qui, grâce avant tout à Max Net­tlau, ensuite à Kor­ni­low et, en troi­sième lieu, à Polons­ky, a fait l’objet de recherches infa­ti­gables. L’existence de Bakou­nine a ins­pi­ré plus d’un écri­vain ; Tour­gué­nieff et Dos­toïews­ky l’ont uti­li­sé dans leurs romans, tan­dis que Ricar­da Huch, grande roman­cière alle­mande, a écrit un Bakou­nine ; enfin, Lucien Des­caves et Mau­rice Don­nay l’ont mis à la scène.

Pour qui­conque n’est pas empri­son­né dans une cui­rasse doc­tri­naire, pour qui­conque n’a pas, une fois pour toutes, déci­dé d’appartenir à une ortho­doxie mili­tante, ou bien n’est pas aveu­glé par la situa­tion par­ti­cu­lière à sa classe, la per­son­na­li­té de Bakou­nine est extrê­me­ment séduisante.

C’est-à-dire pour un très petit nombre.

Son plus grand charme, c’est d’être une figure pré­ca­pi­ta­liste, une sorte de sau­vage avec beau­coup, beau­coup de culture. Féo­dal en révolte contre le des­po­tisme féo­dal, bour­geois et pro­lé­ta­rien, c’est l’homme le moins amé­ri­cain que l’on puisse ima­gi­ner, c’est le moins for­dien et, par­tant, le moins sta­li­nien des hommes, et si nous autres, Euro­péens d’aujourd’hui, nous pou­vons nous enthou­sias­mer pour Bakou­nine, cet enthou­siasme est plus fait de nos­tal­gie que de notre capa­ci­té de vivre le bakou­nisme. Et plus nous serons des Euro­péens déjà modernes et ratio­na­li­sés, plus nous nous sen­ti­rons atti­rés par ce païen sau­vage, par cette force natu­relle indomp­tée. J’imagine assez bien que ceux qui le haïssent le plus sont ceux-là mêmes qui ne sont pas encore sûrs de soi ; qui ont peur encore du diable en eux-mêmes et chez leurs cama­rades. Ain­si Bakou­nine rede­vien­dra-t-il actuel le jour où l’homme com­men­ce­ra à trou­ver insup­por­tables le des­po­tisme bour­geois et le des­po­tisme prolétarien.

III



Bakou­nine, dans la « confes­sion » à laquelle ces pages doivent ser­vir d’introduction, rap­porte bien des évé­ne­ments de sa vie.

Le père de Bakou­nine, noble de Rus­sie dans l’aisance, riche de cinq cents serfs et de dix enfants, admi­nis­trait lui-même ses terres, aux­quelles il avait adjoint une fabrique de coton­nades qui, d’ailleurs, ne rap­por­tait pas grand-chose.

Né en 1814, Bakou­nine avait par consé­quent onze ans lorsque la noblesse russe fit contre le tsar sa der­nière fronde, la révolte des déka­bristes. Sa mère était parente des Mou­ra­vief, rebelles dont l’un fut pen­du, trois autres condam­nés aux tra­vaux for­cés à per­pé­tui­té, deux, enfin, aux tra­vaux for­cés à temps et a la dépor­ta­tion dans les colo­nies péni­ten­tiaires. Un autre membre de la famille, moins glo­rieux, était ce Mou­ra­vief qui s’est ren­du célèbre comme bour­reau de la Pologne.

Lorsque Michel eut atteint l’âge de qua­torze ans, son père l’envoya à l’école d’artillerie de Péters­bourg afin qu’il pût un jour gagner sa vie comme offi­cier, point sur lequel le père de Bakou­nine insis­ta dans une lettre en termes exprès, disant que l’on n’était pas riche.

À dix-huit ans, Michel Bakou­nine devint offi­cier d’artillerie, sans enthou­siasme. Bien plus, il se sen­tait iso­lé et four­voyé, il aspi­rait à quit­ter la vie mili­taire, il rêvait de science. Offi­cier en véri­té fort peu mili­taire, intel­lec­tua­li­sé à l’excès, il se vit envoyer dans une petite gar­ni­son pour s’être pro­me­né en civil à une heure où l’uniforme était de rigueur.

Au lieu de tout ce qui tou­chait le ser­vice, ce qu’il vou­lait savoir, c’était le but de son exis­tence et quelle fonc­tion lui était dévo­lue, à lui Bakou­nine, dans la grande machi­ne­rie de l’univers. Aus­si, ayant réus­si à obte­nir un congé, il ne réin­té­gra plus l’armée, mais prit la réso­lu­tion de deve­nir pro­fes­seur de phi­lo­so­phie, au grand effroi de son père. Pour le jeune Bakou­nine, d’ailleurs, un pro­fes­seur de phi­lo­so­phie était quelque chose de fort peu pro­fes­so­ral, mais un homme qui cherche la pierre phi­lo­so­phale – et qui la trouve.

Cette pierre phi­lo­so­phale, il la cher­cha pen­dant cinq ans, avec un grand nombre de cama­rades, dis­cu­tant jour et nuit de Kant, de Fichte, de Hegel, se déta­chant tou­jours davan­tage de la socié­té offi­cielle et de ses idéaux, comme on peut le voir dans une lettre où il écri­vait à sa sœur : « En quoi l’existence de cette socié­té me concerne-t-elle ? Elle peut dis­pa­raître, je ne remue­rai pas le petit doigt pour la sauver ».

Toutes les lettres de cette époque vibrent d’une invin­cible aspi­ra­tion à la liber­té, unie au besoin intense d’une intime com­mu­nion avec d’autres hommes ani­més des mêmes idées.

Du point de vue phi­lo­so­phique, à la fin de cette période, Bakou­nine est hégé­lien. Il attend, du deve­nir « dia­lec­tique » de l’esprit, et sa propre rédemp­tion et celle du monde.

Quant à la manière dont cette libé­ra­tion devait se réa­li­ser effec­ti­ve­ment, il crut pou­voir l’apprendre dans le pays même du maître. Aus­si, en 1840, à l’âge de vingt-six ans, se ren­dait-il en Alle­magne grâce à l’aide finan­cière de ses amis Her­zen et Granowski.

IV



En Rus­sie, seuls quelques jeunes gens iso­lés com­men­çaient alors à cher­cher un nou­vel idéal en contra­dic­tion avec ce que tzar, noblesse et koup­ti (grands com­mer­çants) recon­nais­saient comme légi­time dans la pen­sée et dans l’action.

Dans l’Allemagne de 1840, Bakou­nine allait trou­ver une nom­breuse classe bour­geoise en oppo­si­tion avec la féo­da­li­té, les princes et la noblesse ; plus d’un phi­lo­sophe, par consé­quent, était révo­lu­tion­naire, et l’école hégé­lienne avait en par­ti­cu­lier don­né nais­sance à une aile gauche.

Bakou­nine fut entraî­né par le mou­ve­ment démo­cra­tique alle­mand et se lia d’amitié avec Her­wegh et d’autres démo­crates. Le gou­ver­ne­ment russe ayant com­men­cé à s’occuper de lui, il quit­ta l’Allemagne avec Her­wegh et se ren­dit à Zurich. Dans cette ville, il fit la connais­sance du tailleur com­mu­niste Weit­ling, qui fit sur lui une grande impres­sion. Lors de l’arrestation de Weit­ling, on décou­vrit éga­le­ment dans les papiers de ce der­nier le nom de Bakou­nine, qui dut alors quit­ter la Suisse et se rendre à Bruxelles, puis à Paris, où il vécut de 1844 à 1848.

Le gou­ver­ne­ment suisse, ou plus exac­te­ment le gou­ver­ne­ment zuri­chois l’ayant dénon­cé au tzar comme révo­lu­tion­naire, Bakou­nine fut condam­né par contu­mace, en 1848, à la perte de tous ses biens et à la dépor­ta­tion en Sibérie.

À son arri­vée à Paris, Bakou­nine était déjà révo­lu­tion­naire en poli­tique. Pour la réa­li­sa­tion de son idéal phi­lo­so­phique, il comp­tait sur la force des­truc­tive de la classe poli­ti­que­ment et éco­no­mi­que­ment oppri­mée. La misère engen­drée par les classes domi­nantes devait, croyait-il, et comme le pen­sait d’ailleurs toute la gauche hégé­lienne, créer chez les oppri­més un état d’esprit tel qu’il ne leur res­te­rait néces­sai­re­ment pas d’autre issue que de faire explo­sion et d’anéantir ain­si la socié­té tout entière,

Et voi­là pour­quoi Bakou­nine était, de tout son cœur, du côté des oppri­més. Il les aimait parce qu’ils repré­sen­taient à ses yeux une force de des­truc­tion. Il les aimait dans la mesure où eux-mêmes haïs­saient la classe dominante.

À Paris, Bakou­nine fit la connais­sance de Consi­dé­rant, Lamen­nais, Flo­con, Louis Blanc, George Sand et de beau­coup d’autres per­son­na­li­tés, mais l’homme qu’il fré­quen­ta le plus, c’est Prou­dhon, qu’il aimait beau­coup. Marx fait éga­le­ment par­tie des rela­tions pari­siennes de Bakounine.

En dépit de toutes ces rela­tions, il se sen­tait iso­lé dans Paris. En outre, sa situa­tion finan­cière y était des plus misé­rables, comme d’ailleurs durant presque toute sa vie. Il lisait beau­coup, sur­tout de l’histoire, des mathé­ma­tiques, des ouvrages de sta­tis­tique et d’économie, et il vécut bien­tôt très seul. Révo­lu­tion­naire, il n’avait pas de cama­rades d’idées par­mi ses propres com­pa­triotes, d’ailleurs extrê­me­ment rares, vivant à l’étranger. Les émi­grés de tous les autres pays étaient, à cet égard, plus favo­ri­sés que Bakou­nine. S’ils ne sen­taient pas d’armées der­rière eux, ils avaient du moins quelques bataillons. Bakou­nine était alors le seul Russe révo­lu­tion­naire, le pre­mier Russe qui arbo­rât le dra­peau rouge.

Il l’arbora publi­que­ment le 29 novembre 1847, dans un dis­cours pro­non­cé devant les Polo­nais, qui l’avaient invi­té à la fête com­mé­mo­ra­tive de leur insur­rec­tion de 1831. Ce dis­cours impri­mé en alle­mand sous le titre « Russ­land wie es wirk­lich ist » (La Rus­sie telle qu’elle est en réa­li­té) fit une impres­sion fou­droyante dans les milieux russes offi­ciels de Paris ; l’ambassadeur de Rus­sie deman­da l’expulsion immé­diate de Bakou­nine du ter­ri­toire fran­çais. L’ambassade, en outre, fit répandre le bruit que Bakou­nine était un agent pro­vo­ca­teur du gou­ver­ne­ment russe, pour­sui­vi et condam­né pour vol dans son pays. Les hommes croyant volon­tiers à la bas­sesse, ces bruits ont ren­con­tré plus d’écho que l’œuvre même de Bakou­nine ; ils ne ces­sèrent de le pour­suivre tout au long de son exis­tence. Cette calom­nie, accueillie avec com­plai­sance par tous ses adver­saires, a conti­nué son che­min jusqu’à l’époque la plus récente.

De Paris, Bakou­nine rega­gna Bruxelles. Il y retrou­va Marx et son milieu. Aucun rap­pro­che­ment n’eut lieu entre Marx et Bakou­nine. Le pro­gramme de Marx était le « Mani­feste com­mu­niste » et la seule classe à laquelle il crût, le pro­lé­ta­riat. Le pro­gramme de Bakou­nine était son dis­cours au Polo­nais. Il lut­tait pour la libé­ra­tion de tous les oppri­més, mais avant tout pour la liber­té des peuples slaves.

Engels, d’ailleurs, dans une lettre du 6 sep­tembre 1846, avait écrit à son ami Karl Marx que Bakou­nine était for­te­ment soup­çon­né d’être un mou­chard. Une lettre de Bakou­nine à Her­wegh nous montre, d’autre part, que l’amour de Bakou­nine pour Marx n’était pas non plus très intense.

En 1848, à la nou­velle de la révo­lu­tion de février, Bakou­nine accou­rut à Paris.

V



Le 23 février 1848, la révo­lu­tion avait écla­té à Paris, et, dès le 24, la France était en répu­blique. « Ce mou­ve­ment déclen­ché par les libé­raux pro­fi­ta à la Répu­blique, dont ils avaient peur, et, au der­nier moment, le suf­frage uni­ver­sel fut éta­bli par les répu­bli­cains, à l’avantage du socia­lisme, qui leur ins­pi­rait le plus grand effroi. » Le che­min de fer ne condui­sit pas Bakou­nine au-delà de la fron­tière belge ; de là, il se ren­dit, en trois jours et à pied, à Paris, où il arri­va le 26 février, et où il prit natu­rel­le­ment par­ti pour l’extrême gauche, donc pour les socia­listes, les­quels devaient être mitraillés en juin par les libé­raux et les répu­bli­cains réunis, qui les crai­gnaient comme le feu.

Lorsque Bakou­nine arri­va à Paris, les bar­ri­cades étaient encore dres­sées. Pas de bour­geois dans les rues : la peur les avait para­ly­sés. Par­tout des ouvriers en armes. La révo­lu­tion avait enivré tout le monde. Y com­pris Bakou­nine, natu­rel­le­ment. À deux heures du matin, son fusil à côté de lui, il s’endormait sur sa paillasse, dans la caserne des Mon­ta­gnards ; à quatre heures, il était debout, cou­rant de réunion en réunion, de club en club. C’était « une fête sans fin ». Il par­lait de tout, avec tous. Son ami Her­zen écrit que Bakou­nine prê­chait alors le com­mu­nisme, l’égalité des salaires, le nivel­le­ment éga­li­taire, la libé­ra­tion de tous les Slaves, la des­truc­tion de tous les États à l’autrichienne, la révo­lu­tion en per­ma­nence, la guerre jusqu’à l’anéantissement de tous les enne­mis. Le « pré­sident des bar­ri­cades », Caus­si­dière, qui ten­tait de faire naître « l’ordre du désordre », aurait dit de Bakou­nine : « Le pre­mier jour de la révo­lu­tion, c’est lit­té­ra­le­ment un tré­sor ; le second jour, il fau­drait tout sim­ple­ment le fusiller. » En sa qua­li­té de bour­geois peu sou­cieux de la révo­lu­tion sociale, Caus­si­dière avait rai­son de par­ler ain­si. D’autres affirment que Bakou­nine a diri­gé la fameuse démons­tra­tion ouvrière du 17 mars 1848, visant la caste pri­vi­lé­giée des anciens gardes natio­naux. Il a lui-même racon­té qu’au début tout le monde vivait dans la fièvre et que, si quelqu’un s’était avi­sé d’affirmer que le bon Dieu venait d’être chas­sé du ciel et que la Répu­blique y avait été pro­cla­mée, on l’aurait cru sur parole… Bakou­nine eut tôt fait de se rendre compte que la Révo­lu­tion était en dan­ger et, son pre­mier ravis­se­ment pas­sé, il jugea que sa pré­sence était néces­saire à la fron­tière russe, afin de sou­le­ver les Slaves contre le tzar. Se trou­vant, comme tou­jours, dans la plus grande pénu­rie, il sol­li­ci­ta du gou­ver­ne­ment pro­vi­soire un prêt de deux mille francs. Son inten­tion était d’aller en Pos­na­nie, où il eût éta­bli son centre d’action. Le gou­ver­ne­ment pro­vi­soire lui accor­da la somme deman­dée, et lui déli­vra deux pas­se­ports, l’un à son vrai nom, l’autre à un nom d’emprunt.

Au début d’avril, il se ren­dit, par Stras­bourg, à Franc­fort, où sié­geait le Pré­par­le­ment alle­mand ; Bakou­nine fit la connais­sance de Jacob, de Willich et de quelques autres démo­crates. Puis, par Cologne, il se ren­dit à Ber­lin. Une lettre de lui, écrite de Cologne le 17 février 1848, nous a été conser­vée. Il règne ici, dit-il en sub­stance, un calme « phi­lis­tin ». Le manque abso­lu de cen­tra­li­sa­tion se fait lour­de­ment sen­tir dans la révo­lu­tion alle­mande. Le pou­voir, ajoute-t-il, a main­te­nant pas­sé des rois à la bour­geoi­sie, laquelle a peur de la Répu­blique, cette der­nière devant néces­sai­re­ment poser la ques­tion sociale. La seule réa­li­té vivante en Alle­magne, c’est le pro­lé­ta­riat, qui s’agite, et la classe pay­sanne. Bakou­nine pense que la révo­lu­tion démo­cra­tique se pro­dui­ra dans un délai de deux à trois mois. Par­tout les bour­geois s’arment contre le peuple. D’autre part, dans la « Confes­sion », il raconte qu’il deve­nait de plus en plus triste à mesure qu’il se rap­pro­chait du Nord. À Ber­lin, il fut aus­si­tôt for­cé de par­tir. Il renon­ça à son voyage en Pos­na­nie, où le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire avait été écra­sé. À Bres­lau, il se vit en butte à la méfiance des Polo­nais, nou­velle consé­quence des hon­teuses calom­nies répan­dues à son sujet par l’ambassadeur russe de Paris. Tris­te­ment, il atten­dait son heure. À Bres­lau, il fré­quen­ta le club démo­cra­tique allemand.

Lorsque, au début de juin 1848, un congrès slave fut convo­qué à Prague, Bakou­nine se hâta natu­rel­le­ment d’y accou­rir. Mais il convient, tout d’abord, de situer ce congrès dans la suite des événements :

Du 13 au 15 mars 1848, l’émeute avait écla­té à Vienne. La garde natio­nale et les étu­diants sont maîtres de la ville.

Le 15 mai 1848, deuxième émeute à Vienne. L’empereur s’enfuit à Inns­bruck. Dès la révo­lu­tion pari­sienne de février, les dif­fé­rentes natio­na­li­tés réunies par leur com­mune sou­mis­sion aux Habs­bourg veulent retrou­ver leur indé­pen­dance ; les Alle­mands réclament leur union à l’Allemagne ; les Ita­liens exigent de retour­ner à l’Italie ; les Magyars cherchent à s’isoler ; tous enfin aspirent à la liberté.

Le congrès slave de Prague avait été convo­qué par le par­ti du Tchèque Pala­cki. Ce devait être une sorte de pré­par­le­ment, ana­logue à celui de Franc­fort. Y par­ti­ci­paient des repré­sen­tants des natio­na­li­tés tchèque, morave, slo­vaque, ruthène, polo­naise, croate et serbe.

Les Tchèques, dès le début de la Révo­lu­tion autri­chienne, avaient for­mé un gou­ver­ne­ment pro­vi­soire diri­gé par Pala­cki. Le rêve de ce der­nier était de réa­li­ser une res­tau­ra­tion de l’Autriche et des Habs­bourg sous la tutelle des Tchèques. Au lieu de la domi­na­tion alle­mande exer­cée jusque-là sur les Tchèques, ceux-ci eussent au contraire domi­né les Alle­mands. Pala­cki entre­te­nait des rela­tions à demi offi­cielles avec l’empereur réfu­gié à Inns­bruck. Il vou­lait gué­rir par les Tchèques la mala­die des Habsbourg.

Le même Pala­cki pré­si­dait le congrès slave. Bakou­nine lui oppo­sa, ain­si qu’aux autres pan­sla­vistes réac­tion­naires, sa fédé­ra­tion slave démo­cra­tique, et s’appliqua à éveiller la défiance des conser­va­teurs à l’égard des dynas­ties russe et autri­chienne. Il pré­co­ni­sa, entre les peuples slaves, une alliance fédé­ra­tive devant avoir pour base l’égalité entre tous et l’amour fra­ter­nel. Toute forme d’assujettissement devait dis­pa­raître. Il ne devait plus y avoir d’autres inéga­li­tés que les dif­fé­rences créées par la nature. Plus de castes ni de classes ; en quelque lieu qu’une aris­to­cra­tie, une noblesse pri­vi­lé­giée exis­tât encore, celle-ci devait renon­cer à ses pri­vi­lèges et à sa richesse.

Les rêves de Bakou­nine allaient encore beau­coup plus loin. Dans les quelques idées qu’il se bor­nait à expri­mer, il ne voyait qu’un pre­mier germe, un pre­mier moyen de ren­ver­ser plus tard le tsa­risme. Il rêvait de la créa­tion d’un grand État slave démo­cra­tique, ayant Constan­ti­nople pour capi­tale et devant éga­le­ment englo­ber les Grecs, les Magyars, etc. Cet État aurait for­mé une Répu­blique, mais sans par­le­ment. À son avis, une dic­ta­ture pro­vi­soire était néces­saire. Une dic­ta­ture sans res­tric­tion, sans liber­té de la presse. Cette dic­ta­ture devait sub­sis­ter jusqu’à ce que les peuples eux-mêmes fussent suf­fi­sam­ment éclai­rés. L’exercice de la dic­ta­ture devait tendre à la rendre elle-même inutile.

Le congrès avait beau n’accorder aucune réso­nance aux idées de Bakou­nine, il n’en ser­vit pas moins de pré­texte à une inter­ven­tion de l’armée dynas­tique autri­chienne com­man­dée par Win­di­sch­gratz. Les Autri­chiens pro­vo­quèrent les Tchèques en nom­mant à Prague un com­man­dant mili­taire réac­tion­naire. Les Alle­mands conser­va­teurs se réjouirent de cette nomi­na­tion et for­mèrent une « socié­té pour l’ordre et la paix », sorte de garde civique pour la défense du régime autri­chien. Sur quoi les étu­diants tchèques pré­pa­rèrent l’insurrection pour le 12 juin 1848. Bakou­nine, qui en pré­voyait l’échec, la décon­seilla. Pour­tant, à la date fixée et à l’occasion d’une mani­fes­ta­tion tchèque, une ren­contre se pro­dui­sit avec les gardes de la « Socié­té pour l’ordre et la paix », qui n’étaient autre chose que l’avant-garde de l’armée autri­chienne conduite par Win­di­sch­gratz. Lorsque les Alle­mands ne furent plus en état de tenir seuls, la force armée offi­cielle vint à leur secours, et les Tchèques acce­ptèrent le com­bat. Il dura du 13 au 17 juin 1848 et se ter­mi­na par la défaite des insur­gés. Beau­coup de légendes ont cou­ru sur l’action de Bakou­nine pen­dant ces jour­nées. Ce qu’il y a de cer­tain, c’est qu’il se bat­tit cou­ra­geu­se­ment. Il lut­ta contre l’éparpillement des forces, tra­vailla à l’organisation d’un comi­té cen­tral, cher­cha à faire ins­ti­tuer une stricte dis­ci­pline, étu­diant sans arrêt les posi­tions des révo­lu­tion­naires et celles de leurs enne­mis, aidant enfin à la répar­ti­tion des troupes rebelles. Après la défaite, il s’enfuit à Bres­lau, où il arri­va le 20 juin 1848.

Du 23 au 26 juin 1848, Paris fut le champ de bataille où s’affrontèrent la réac­tion et la révo­lu­tion ; dix mille ouvriers périrent et d’innombrables vain­cus furent condam­nés à la dépor­ta­tion. La révo­lu­tion était frap­pée au cœur ; la défaite du pro­lé­ta­riat pari­sien don­na le signal de la contre-révo­lu­tion dans toute l’Europe occi­den­tale, tout comme elle déclen­cha les nou­veaux fié­vreux efforts ten­tés par Bakou­nine pour sau­ver ce qui pou­vait encore être sau­vé, pour enflam­mer ce qui pou­vait l’être encore.

On eût dit que la révolte de toute l’Europe s’était réfu­giée dans son cer­veau et dans son cœur, et si cette Europe asser­vie avait res­sem­blé à Bakou­nine, il ne serait pas res­té une seule pierre de tout l’édifice de la socié­té féo­dale et bour­geoise. Son espoir, c’était le pro­lé­ta­riat et la classe pay­sanne. En dépit de tous les éga­re­ments et de toutes les bas­sesses, sa foi révo­lu­tion­naire était for­ti­fiée et, loin de déses­pé­rer, il voyait le vieux monde se rap­pro­cher de sa des­truc­tion. Il consi­dé­rait avec un sou­ve­rain mépris le cré­ti­nisme des par­le­men­taires, l’Assemblée consti­tuante et autres trompe‑l’œil pseu­do-révo­lu­tion­naires. Il n’avait foi qu’en la puis­sance de choc des masses pro­lé­ta­riennes et pay­sannes. « La tem­pête et la vie, s’écrie-t-il, voi­là ce qu’il nous faut, un monde nou­veau, sans lois et, par consé­quent, libre. » Par­tout il pour­suit son tra­vail d’agitateur, atti­sant les pas­sions, orga­ni­sant la lutte. Ses souf­frances per­son­nelles ajou­taient encore à sa vigueur poli­tique. Sa conti­nuelle misère, l’insistance renou­ve­lée de la calom­nie ten­dant à le faire pas­ser pour un agent pro­vo­ca­teur russe, ne bri­sèrent point la force de cet homme ; au contraire, il s’en trou­va ren­for­cé dans sa volon­té de vaincre un monde mons­trueux – ou de le détruire. Il tra­vaillait avec des Alle­mands, des Polo­nais, des Tchèques. Reve­nu à Ber­lin, il y retrou­va Marx, Stir­ner, d’autres encore. Expul­sé de Prusse, puis de Dresde, il trou­va un asile dans l’Anhalt, qui était encore « rouge » ; c’est là qu’il écri­vit son « Appel aux Slaves », où il met en garde ses frères de sang contre le natio­na­lisme et les natio­na­listes, les inci­tant à détruire les États russe, autri­chien, prus­sien et turc, leur mon­trant la néces­si­té d’une action com­mune avec les révo­lu­tion­naires alle­mands et avec les Magyars. Il tra­vaille à pré­pa­rer une action, autant que pos­sible simul­ta­née, des révo­lu­tion­naires de tous les pays. Ses plans d’alors, écrit Polons­ky, attestent une admi­rable et pro­fonde com­pré­hen­sion du méca­nisme de la révo­lu­tion. Il pro­je­tait, pour la Bohême, une révolte radi­cale et déci­sive, qui, même vain­cue, eût tout bou­le­ver­sé. Tous les nobles devaient être chas­sés, tous les ecclé­sias­tiques, tous les féo­daux ; tous les domaines eussent été confis­qués, et on les eût, d’une part, répar­tis entre les pay­sans pauvres et, d’autre part, employés à cou­vrir les frais de la révo­lu­tion. Tous les châ­teaux devaient être détruits, tous les tri­bu­naux sup­pri­més, tous les pro­cès d’État sus­pen­dus, toutes les hypo­thèques et toutes les dettes au-des­sous de 1000 gul­dens annu­lées. Une telle révo­lu­tion eût ren­du impos­sible tout essai de res­tau­ra­tion, dût-il être ten­té par une réac­tion vic­to­rieuse, et eût éga­le­ment ser­vi d’exemple aux révo­lu­tion­naires alle­mands. La Bohême devait être trans­for­mée en un camp révo­lu­tion­naire, d’où serait par­tie l’offensive déclen­chée par la révo­lu­tion dans tous les pays, offen­sive à laquelle tous les autres révo­lu­tion­naires se seraient joints. On eût créé à Prague un gou­ver­ne­ment révo­lu­tion­naire dis­po­sant de pou­voirs dic­ta­to­riaux illi­mi­tés et assis­té par un petit nombre de spé­cia­listes. Les clubs, les jour­naux, les mani­fes­ta­tions eussent été inter­dits, la jeu­nesse révo­lu­tion­naire envoyée dans le pays pour y faire de l’agitation et créer une orga­ni­sa­tion mili­taire et révo­lu­tion­naire. Tous les chô­meurs devaient être armés et enrô­lés dans une armée « rouge » com­man­dée par d’anciens offi­ciers et sous-offi­ciers polo­nais et autri­chiens. Toutes les vieilles ins­ti­tu­tions, toutes les anciennes règles de la vie sociale eussent été réduites à néant.

Avec l’aide d’amis tchèques, qui d’ailleurs ne purent tenir ce qu’ils sem­blaient pro­mettre, Bakou­nine essaya de réa­li­ser ses plans par la fon­da­tion d’une orga­ni­sa­tion secrète à direc­tion cen­tra­li­sée. Il se mit éga­le­ment en rap­port avec les Polo­nais, qui pro­mirent de l’argent et des offi­ciers. En dépit du grand dan­ger auquel il s’exposait, il alla lui-même à Prague véri­fier où en étaient les pré­pa­ra­tifs. Or, non seule­ment rien n’avait été pré­pa­ré, mais les démo­crates tchèques furent lit­té­ra­le­ment épou­van­tés par le radi­ca­lisme de Bakou­nine. Cela ne le décou­ra­gea en rien, son zèle pour la cause crois­sant avec chaque obs­tacle. Pour­tant, il dut rega­gner la Saxe, le ter­ri­toire de la Bohême étant deve­nu trop peu sûr. La socié­té secrète fut décou­verte par suite d’une impru­dence com­mise peu de temps avant l’émeute de Dresde. Le pro­cès occa­sion­né par les pré­pa­ra­tifs de Prague dura jusqu’en 1851 et se ter­mi­na par un grand nombre de condam­na­tions à mort, qui d’ailleurs ne furent pas exé­cu­tées, et par une large dis­tri­bu­tion d’années de prison.

Entre-temps, en Alle­magne, la situa­tion était mûre pour un der­nier choc entre la réac­tion et la révo­lu­tion. Rap­pe­lons quelques dates pour mieux fixer les événements :

1848, 31 octobre : prise de Vienne par les troupes impé­riales. 1848, 10 novembre : entrée à Ber­lin de Wran­gel, géné­ral des troupes gou­ver­ne­men­tales et royales prus­siennes. Pro­mul­ga­tion de l’état de siège. Désar­me­ment de la garde nationale.

1849, 3 avril : le roi de Prusse déclare ne pas vou­loir accep­ter la Consti­tu­tion alle­mande sans l’assentiment des princes, les­quels, natu­rel­le­ment, s’y oppo­sèrent. Il eût alors été du devoir de la Révo­lu­tion alle­mande de défendre sa Consti­tu­tion et de com­battre pour ses « idées ». Et de fait des émeutes écla­tèrent à Dresde, dans le Pala­ti­nat, dans le duché de Bade. Or, à l’époque de l’insurrection de Dresde, Bakou­nine se trou­vait pré­ci­sé­ment dans cette ville. Le 30 avril 1849, le roi de Saxe pro­non­ça la dis­so­lu­tion de « son » par­le­ment, et le bruit se répan­dit de l’arrivée des Prus­siens. Le 3 mai, le peuple vou­lant s’emparer de l’arsenal pour se pro­cu­rer des armes, les troupes royales tirèrent sur la foule. Aus­si­tôt, des bar­ri­cades furent dres­sées et le roi prit la fuite. Mal­heu­reu­se­ment, les chefs du mou­ve­ment popu­laire, trop débon­naires comme tou­jours, signèrent un armis­tice pour per­mettre au roi de regrou­per ses troupes. Le 4 mai 1849, Bakou­nine se ren­dit au siège du gou­ver­ne­ment pro­vi­soire de la révo­lu­tion saxonne, auquel il offrit ses ser­vices ; il étu­dia la carte de Saxe, don­na des ins­truc­tions et des ordres, devint, en un mot, le véri­table chef mili­taire de l’insurrection. Il don­na à tous les chefs de la garde natio­nale carte blanche d’incendier les mai­sons chaque fois que pareille mesure serait néces­saire au pro­grès de la lutte enga­gée. « Ce diable d’homme ne connais­sait pas de ména­ge­ments. » Il aurait, dit-on, ter­ro­ri­sé le gou­ver­ne­ment pro­vi­soire, dis­tri­bué armes, muni­tions et vivres, et fait mettre des torches sur les bar­ri­cades. Par contre, la légende selon laquelle il aurait conseillé d’y pla­cer la Madone de Raphaël pour empê­cher de tirer les Prus­siens « ama­teurs d’art », semble peu croyable. Lorsque la défaite parut inévi­table, il aurait pro­po­sé de faire sau­ter l’hôtel de ville avec tout le gou­ver­ne­ment. Ce conseil ne fut pas accep­té. Alors, pro­fi­tant d’une lacune dans l’encerclement des troupes assié­geantes, il orga­ni­sa la retraite en bon ordre d’environ mille huit cents révo­lu­tion­naires, avec les­quels il comp­tait se frayer un che­min jusqu’en Bohême ; mais cette troupe se déban­da peu à peu. Bakou­nine et Heub­ner, membre du gou­ver­ne­ment pro­vi­soire, se ren­dirent alors à Chem­nitz, où, n’en pou­vant plus d’épuisement, ils se rési­gnèrent à dor­mir. Au cours de la nuit du 10 mai 1849, des bour­geois de Chem­nitz venaient les sur­prendre dans leur som­meil à l’hôtel de L’Ange bleu, pro­cé­daient à leur arres­ta­tion, et enfin les livraient au com­man­dant d’un bataillon prus­sien. Nous ne sau­rions dire si ces bour­geois de Chem­nitz ont tou­ché les 10000 roubles d’argent pro­mis en 1847 par le gou­ver­ne­ment russe à qui­conque réus­si­rait à s’emparer de Bakounine.

La cap­ture de Bakou­nine fit, en tout cas, le plus grand plai­sir au gou­ver­ne­ment du tsar. Il y avait long­temps qu’on espé­rait le tenir. Un haut fonc­tion­naire de la police avait jadis pro­po­sé de le faire pure­ment et sim­ple­ment cueillir à l’étranger ; quelques hommes bien bâtis, envoyés en Europe, se seraient sai­sis du cri­mi­nel et l’eussent rame­né en Rus­sie. Les mou­chards les plus hauts en grade trou­vèrent cepen­dant le pro­cé­dé par trop inso­lite. Cette fois, dès que l’on eut télé­gra­phié l’arrestation de Bakou­nine à la gen­dar­me­rie russe, le chef de cette der­nière dépê­cha à la fron­tière un offi­cier et une troupe de sol­dats ayant ordre de se faire remettre le cou­pable pieds et poings liés et de le conduire dans une pri­son de Péters­bourg. Le tsar s’était un peu trop pres­sé, il lui fal­lut patien­ter deux années encore avant de tenir Bakou­nine à sa mer­ci. Saxons et Autri­chiens tenaient d’abord à pas­ser sur lui leur humeur. Pour com­men­cer, il fut inter­né à la pri­son de Dresde, abon­dante en ver­mine et où l’on pre­nait soin de le char­ger de chaînes pour le conduire aux inter­ro­ga­toires. On le trans­por­ta, au bout de deux mois, à la for­te­resse de Konig­stein, natu­rel­le­ment dûment enchaî­né et enca­dré de sous-offi­ciers munis de pis­to­lets char­gés ; de même, un offi­cier le pré­cé­dait et un autre fer­mait la marche ; tout le groupe, par sur­croît, était entou­ré d’infanterie. Il fai­sait nuit noire. On lui ban­da néan­moins les yeux avant d’entrer dans la for­te­resse. La fenêtre de sa cel­lule fut aveu­glée avec des planches clouées. Si nous en avions ici la place, nous repro­dui­rions ses lettres écrites de pri­son. Elles sont pleines de sagesse et de cou­rage, mais aus­si du regret de la liber­té et de la socié­té des hommes. Car chez per­sonne, peut-être, le besoin de socia­bi­li­té ne fut aus­si pro­fond que chez Bakou­nine ; c’est même peut-être là le trait domi­nant de son carac­tère. Il pré­fé­rait le contact de mau­vaises gens à la soli­tude. La mort ne lui parais­sait point redou­table, mais le tom­beau d’une cel­lule refer­mée sur lui à per­pé­tui­té l’emplissait d’épouvante.

Après avoir été condam­né à mort le 14 jan­vier 1850, Bakou­nine vit sa peine com­muée en pri­son per­pé­tuelle et fut ensuite livré à l’Autriche. Un déta­che­ment de cara­bi­niers vint le prendre à la for­te­resse de Konig­stein et, à la fron­tière autri­chienne, le remit à un pelo­ton de cui­ras­siers, qui le condui­sirent à Prague. Dans cette ville, on prit soin de pla­cer des sol­dats munis de fusils char­gés à balle au-des­sus et de part et d’autre de sa cel­lule. Ce qui, d’ailleurs, ne trou­bla en rien l’appétit uni­ver­sel­le­ment célèbre de Bakou­nine, dont l’estomac exi­geait la double ration d’un homme ordinaire.

Comme on crai­gnait à Prague que les Tchèques ne fissent leur pos­sible pour déli­vrer ce pri­son­nier de marque, un convoi de dra­gons le condui­sit à Olmütz. L’officier assis près de lui dans la voi­ture, char­gea osten­si­ble­ment son pis­to­let pour l’avertir qu’une balle lui serait logée dans la tête à la moindre vel­léi­té de fuite. À Olmütz, les chaînes furent scel­lées au mur de la pri­son. Bakou­nine essaya en vain de se sui­ci­der avec des allu­mettes au phosphore.

Le 15 mai 1851, les Autri­chiens le condam­nèrent à la pen­dai­son, mais com­muèrent sa peine en celle de la réclu­sion à per­pé­tui­té, Bakou­nine devant en outre payer sa nourriture.

Cepen­dant, à la fron­tière russe, les sbires du tsar atten­daient impa­tiem­ment l’arrivée du grand cri­mi­nel. Le mois de mai ne s’était pas écou­lé qu’on le réveillait en pleine nuit dans sa pri­son d’Olmütz ; on venait le cher­cher pour le remettre à son « petit père » Nico­las Ier. Une voi­ture soi­gneu­se­ment fer­mée le condui­sit à la gare, d’où un wagon non moins ver­rouillé l’emporta vers la fron­tière. Il se serait, paraît-il, réjoui comme un enfant à la vue des uni­formes russes. L’officier autri­chien récla­ma à l’officier du tsar la res­ti­tu­tion de la chaîne four­nie par l’Autriche. Bakou­nine, en échange, fut char­gé de chaînes russes, et elles lui parurent plus légères. Incar­cé­ré dere­chef dans une voi­ture her­mé­ti­que­ment close, il allait alors être conduit à Péters­bourg, dans les cachots de la for­te­resse Pierre-et-Paul.

VI



De mai 1851 à mars 1854, Bakou­nine res­ta dans la for­te­resse Pierre-et-Paul ; puis il fut trans­fé­ré à la Schlüs­sel­bourg, où on le tint enfer­mé jusqu’en 1857. En tout six années de cel­lule. Deux mois durant, on ne s’occupa point de lui, puis le comte Orloff, colo­nel de gen­dar­me­rie, vint lui dire au nom du tsar : « L’empereur m’envoie auprès de vous et me charge de vous répé­ter les paroles sui­vantes : “Dis-lui de m’écrire comme un fils spi­ri­tuel écri­rait à son père en l’esprit.” Vou­lez-vous écrire ? » Bakou­nine réflé­chit ; devant un jury, au cours d’un pro­cès public, il eût été dans l’obligation de res­ter, jusqu’au bout, fidèle à son rôle, mais entre quatre murs, à la mer­ci de l’ours, il lui était per­mis de tran­si­ger sur la forme. Il deman­da donc un délai d’un mois, au bout duquel il fit remettre sa « Confession ».

Celle-ci venait d’être publiée lorsque je me trou­vais à Mos­cou, en 1921 ; Véra Figner, mon amie éter­nel­le­ment jeune et qui a pas­sé elle-même vingt-deux années de sa vie à la Schlüs­sel­bourg, m’en don­na un exem­plaire, secouant tris­te­ment la tête pour la façon dont Bakou­nine pré­sente sa vie et ses actes, et pour le ton de ces pages, dégra­dant au pre­mier abord. Je n’avais pas le temps, alors, d’étudier la « Confes­sion », mais quelques jours plus tard, je me trou­vais chez Radek, lequel voyait d’un tout autre œil que Véra Figner le texte de Bakou­nine. Il me dit en substance :

« Bakou­nine était en pri­son : il vou­lait natu­rel­le­ment en sor­tir et il avait alors évi­dem­ment le droit d’adopter le style le plus conforme à cet objec­tif. » Plus tard, lisant enfin la « Confes­sion », j’ai com­men­cé, moi aus­si, par me prendre la tête dans les mains, car je me suis sen­ti quelque peu déso­rien­té, tout au moins au point de vue pure­ment sen­ti­men­tal ; mais me rap­pe­lant aus­si­tôt que les sen­ti­ments ne consti­tuent pas toutes nos facul­tés et que nous dis­po­sons aus­si de la rai­son, je me suis mis à réflé­chir à la « Confes­sion » elle-même, à ce qu’en avaient écrit, de plus, Net­tlau, Polons­ky et Saschine, et je finis par abou­tir aux conclu­sions suivantes :

1° Du ton de sou­mis­sion adop­té par Bakou­nine, il faut, pure­ment et simplement,
sous­traire toute une par­tie qui ne repré­sente que des for­mules de poli­tesse ou d’étiquette en usage à l’époque, et qui n’ont pas plus de signi­fi­ca­tion que les phrases sté­réo­ty­pées dont nous nous ser­vons aujourd’hui pour écrire une lettre de récla­ma­tion au pré­fet de police bour­geois ou social-démo­crate, lorsque nous com­men­çons par l’appeler « Mon­sieur » et ter­mi­nons en l’assurant de notre « plus haute considération ».

2° Le sur­croît d’humilité qui reste encore dans le texte, en même temps que les louanges pro­di­guées au « glo­rieux tsar » et le sou­ci de sou­li­gner la gran­deur du sou­ve­rain, peuvent, enfin, s’expliquer chez un homme dont toute la force ne relève plus que du seul ordre psy­cho­lo­gique, en pré­sence d’un maître tem­po­rel­le­ment tout-puis­sant, car c’étaient là les seuls moyens d’éveiller la « gra­cieuse » indul­gence du tsar et d’obtenir de lui le « don » de la liberté.

On pour­rait objec­ter que la fier­té du révo­lu­tion­naire devait lui inter­dire de s’humilier de la sorte et de pro­di­guer au tsar de pareilles flat­te­ries. À notre avis, on peut se per­mettre juste autant de fier­té que l’on a de puis­sance réelle. Toute fier­té plus grande que cette puis­sance entre dans la caté­go­rie des mala­dies infan­tiles du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire. On peut, éven­tuel­le­ment, l’exiger de l’individu, à titre de sacri­fice, lorsque cette fier­té doit deve­nir un écla­tant sym­bole, capable d’aider les masses à mieux prendre conscience d’elles-mêmes. Durant ses pro­cès d’Allemagne et d’Autriche, Bakou­nine a suf­fi­sam­ment prou­vé qu’il avait le cou­rage de ce genre de fier­té utile à la révo­lu­tion ; il n’en aurait cer­tai­ne­ment pas man­qué dans un pro­cès public en Rus­sie. Mais le révo­lu­tion­naire doit aus­si por­ter en soi le cou­rage d’un Brest-Litowsk et savoir y sacri­fier son orgueil. Pen­sons à Lénine se contrai­gnant à venir faire amende hono­rable à l’ambassade d’Allemagne, après l’attentat com­mis par les socia­listes-révo­lu­tion­naires de gauche sur la per­sonne de l’ambassadeur Mirbach.

3° Dans sa « Confes­sion » au tsar, Bakou­nine se repent de toutes ses idées, et de tous ses actes révo­lu­tion­naires et il en demande par­don. Il y a eu des gens pour prendre au sérieux le repen­tir de Bakou­nine ; ils n’ont pas réflé­chi que l’usage de cette fic­tion consti­tuait pour lui la condi­tion sine qua non d’obtenir du tsar Nico­las Ier ce que le pri­son­nier dési­rait, c’est-à-dire son élar­gis­se­ment. Que ce repen­tir ait duré juste le temps néces­saire à favo­ri­ser cette déli­vrance, c’est ce que toute la vie ulté­rieure de Bakou­nine suf­fit à prouver.

4° Que ce remords soit joué de façon si brillante et avec un tel accent de véri­té, cela s’explique sans doute par le fait qu’en écri­vant, Bakou­nine, avec son tem­pé­ra­ment d’imaginatif, est entré à fond dans le rôle qu’il s’était choi­si pour arri­ver à ses fins.

5° Ce repen­tir si inimi­ta­ble­ment imi­té devait éga­le­ment per­mettre à Bakou­nine de dire sur la Rus­sie des véri­tés comme Nico­las Ier, avant ou après, n’a cer­tai­ne­ment jamais dû en entendre de sem­blables. L’enrobement de ces véri­tés dans la forme choi­sie par Bakou­nine devait contraindre le tsar à leur accor­der la plus favo­rable audience possible.

6° Bakou­nine n’a en rien modi­fié ses opi­nions révo­lu­tion­naires, comme le montre la lettre qu’il réus­sit, pen­dant son empri­son­ne­ment, à faire pas­ser à sa sœur Tatia­na, et dont nous repro­dui­sons ce pas­sage essentiel :

«… Vous com­pren­drez, je l’espère, que tout homme qui se res­pecte un peu doit pré­fé­rer la mort la plus cruelle à cette lente et désho­no­rante ago­nie. Ah, mes chers amis, croyez-le bien, toute mort est pré­fé­rable à l’isolement tant prô­né par les phi­lan­thropes amé­ri­cains. Pour­quoi ai-je atten­du si long­temps ? [[Pour le sui­cide.]] Eh ! qui le dira ? Vous ne savez pas com­bien l’espérance est tenace dans le cœur de l’homme. Laquelle ? me deman­de­rez-vous. Celle de pou­voir recom­men­cer ce qui m’a déjà ame­né ici, seule­ment avec plus de [illi­sible] et plus de pré­voyance peut-être, car la pri­son a eu au moins ceci de bon pour moi qu’elle m’a don­né le loi­sir et l’habitude de réflé­chir, elle a pour ain­si dire soli­di­fié mon esprit ; mais elle n’a rien chan­gé à mes anciens sen­ti­ments, elle les a ren­dus au contraire plus ardents, plus abso­lus que jamais et désor­mais tout ce qui me reste de vie se résume en un seul mot : la liber­té. » [[Kor­ni­low, « Wan­der­jahre Baku­nins », t. II, p.493. L’original de la lettre est en français.]]

Que l’humilité de Bakou­nine repré­sente une feinte, c’est d’ailleurs ce qu’admet entiè­re­ment le bol­che­viste Polons­ky. Or, au point de vue bol­che­viste, la fin jus­ti­fie les moyens et, par consé­quent, Bakou­nine se trouve, à ce point de vue, com­plè­te­ment justifié.

Ain­si, pour aucun bol­che­viste sin­cère, la « Confes­sion » de Bakou­nine ne sau­rait-elle jamais consti­tuer une pièce d’accusation.

Un seul point de vue exi­ge­rait que l’on condam­nât Bakou­nine, le point de vue selon lequel l’homme ne doit point men­tir, fût-ce même dans la plus grande néces­si­té. Mais pareil point de vue, à notre connais­sance, n’a encore jamais été sérieu­se­ment adop­té par aucun poli­ti­cien, sur­tout quand il s’agit de juger une per­son­na­li­té politique.

Or, jusqu’à un cer­tain point, Bakou­nine est tout de même une per­son­na­li­té poli­tique et, par consé­quent, nous ne devons pas admettre, nous non plus, que la véra­ci­té consti­tue le suprême cri­tère auquel il convient de le soumettre.

Par toute la suite de sa vie, Bakou­nine a mon­tré qu’il n’avait pas oublié ses idées révo­lu­tion­naires. Après sa sor­tie de pri­son et en par­ti­cu­lier après sa fuite de Sibé­rie, il a prou­vé qu’il n’était point deve­nu un pécheur repen­tant, comme il s’était effor­cé de le faire croire à Nico­las et à Alexandre. Les nom­breuses années qui lui res­taient encore à vivre après sa fuite, il les a, au contraire, uni­que­ment et exclu­si­ve­ment consa­crées au ser­vice de ses idées révolutionnaires.

La « Confes­sion », d’ailleurs, ne lui ser­vit de rien. Le tsar Nico­las Ier la lut et écri­vit en marge : « Je ne vois pour lui d’autre issue que la dépor­ta­tion en Sibé­rie. » C’était le 19 février 1852. En dépit de cette sen­tence, le tsar lais­sa Bakou­nine en pri­son. Nico­las Ier mou­rut en 1855. Alexandre II lui suc­cé­da. Bakou­nine écri­vit à Alexandre II la lettre repro­duite à la suite de la « Confes­sion ». Psy­cho­lo­gi­que­ment, cette lettre doit être inter­pré­tée comme la « Confes­sion » elle-même. Dans quelle mesure elle a pu influen­cer Alexandre, c’est une ques­tion que nous ne cher­che­rons pas à résoudre. Dans quelle mesure cette lettre et les démarches de la famille ont-elles ouvert à Bakou­nine les portes de sa pri­son et déter­mi­né sa dépor­ta­tion en Sibé­rie, c’est ce qu’on ne sau­rait dire actuel­le­ment avec cer­ti­tude. Un fait demeure : le 14 février 1857, Bakou­nine était envoyé en Sibérie.

VII



Bakou­nine res­ta exi­lé en Sibé­rie de 1857 à 1861. En 1861, il prit la fuite par le Japon, San Fran­cis­co et New York et, le 28 décembre de la même année, il arri­vait chez son vieil ami, Alexandre Her­zen, à Londres.

Dès lors, sa fié­vreuse acti­vi­té révo­lu­tion­naire va recom­men­cer. Bakou­nine col­la­bore à la célèbre « Cloche » de Her­zen, oriente la feuille à gauche, la fait pas­ser de la simple pro­pa­gande à l’action, ras­semble autour de lui tout un cercle de Polo­nais, de Tchèques et de Serbes, dis­cute, prêche, com­mande, rédige, prend des déci­sions et orga­nise toute la jour­née et presque toute la nuit. Pen­dant ses rares heures de loi­sir, il écrit des lettres pour Semi­pa­la­tinsk et Arad, Constan­ti­nople et Bel­grade, la Bes­sa­ra­bie, la Mol­da­vie et la Belo­kri­ni­za. C’est à cette époque qu’il rédi­gea sa bro­chure inti­tu­lée : « À mes amis russes et polo­nais », sorte de réédi­tion de son ancien dis­cours de Paris. Il y annonce sa volon­té de consa­crer le reste de sa vie à lut­ter pour la liber­té des Russes, des Polo­nais et de toutes les autres nations slaves. En 1863, il se ren­dit en Suède dans l’intention de gagner ensuite la Pologne et de prendre part à l’insurrection polonaise.

Après l’insuccès de cette der­nière, Bakou­nine alla s’établir en Ita­lie, où il déploya son acti­vi­té de 1864 à 1867. Il y ras­sem­bla les hommes les plus avan­cés, dans le cadre de la Fra­ter­ni­té inter­na­tio­nale. La Fra­ter­ni­té inter­na­tio­nale fut fon­dée la même année que l’Association inter­na­tio­nale des tra­vailleurs, dont elle fut l’anticipation en Ita­lie et en Espagne. On peut en lire le pro­gramme dans l’édition alle­mande des œuvres de Bakou­nine. C’est le pro­gramme d’une révo­lu­tion, à la fois poli­tique et éco­no­mique, diri­gée par une orga­ni­sa­tion inter­na­tio­nale secrète ayant la liber­té pour but suprême et exi­geant, pour y atteindre, la subor­di­na­tion abso­lue de l’individu à l’organisme directeur.

En 1867 et en 1868, Bakou­nine et ses amis par­ti­cipent aux Congrès de la paix tenus à Genève et à Berne, dans l’intention d’étendre leur influence à de plus vastes milieux, et ils fondent, en 1868, l’Alliance de la démo­cra­tie sociale, orga­ni­sa­tion anti-éta­tiste et anti­re­li­gieuse, des­ti­née non point à com­battre, mais à com­plé­ter l’Internationale ouvrière, à laquelle le tra­vail par­ti­cu­liè­re­ment éco­no­mique res­tait attri­bué, tan­dis qu’on se réser­vait d’accorder une plus grande atten­tion aux pro­blèmes d’ordre cultu­rel, sans négli­ger tou­te­fois les ques­tions économiques.

En juillet 1868, Bakou­nine adhé­ra éga­le­ment à l’Association inter­na­tio­nale des tra­vailleurs, trans­por­ta son domi­cile à Genève et devint, en juin 1869, rédac­teur à « l’Égalité », organe des inter­na­tio­na­listes romands. Ses articles de cette époque eussent aus­si bien pu figu­rer dans un jour­nal syn­di­ca­liste de 1913 tel que « la Bataille syn­di­ca­liste » de Paris.

Le conflit avec Marx ne se fit pas attendre. Qui­conque s’imagine que, dans cette lutte, Marx a défi­ni­ti­ve­ment vain­cu Bakou­nine, pos­sède la men­ta­li­té d’un éphé­mère. En l’an 2000, ou même avant, la lutte entre Marx et Bakou­nine écla­te­ra à nouveau.

La vic­toire de Marx sur Bakou­nine n’eut point lieu non plus en 1872, lorsque Marx, au congrès de La Haye, fit exclure Bakou­nine en lan­çant l’accusation calom­nieuse que « Bakou­nine (s’était) ser­vi de manœuvres frau­du­leuses pour s’approprier tout ou par­tie de la for­tune d’autrui, ce qui consti­tue le fait d’escroquerie ». Même après le congrès de La Haye, les idées de Bakou­nine conti­nuèrent à vivre ; bien plus, en Espagne et en Ita­lie, elles ont duré pen­dant des dizaines d’années, et elles n’ont com­plè­te­ment dis­pa­ru que là où l’évolution éco­no­mique a fait dis­pa­raître l’individualité et, par­tant, la volon­té de pré­ser­ver cette dernière.

Mais dès que l’abondance de vivres et d’autres rai­sons encore feront réap­pa­raître les indi­vi­dua­li­tés, la lutte repren­dra entre le prin­cipe du « per­inde ac cada­ver » et la volon­té d’être soi-même et d’être libre. Or ce moment vien­dra et notre époque médié­vale – car avons-nous autre chose qu’un autre Moyen Âge ? – devra faire place à une nou­velle Renais­sance, c’est-à-dire à une nou­velle culture.

C’est dire en même temps la vraie nature du conflit qui a oppo­sé Marx à Bakou­nine, les mar­xistes et les bakou­nistes de la Pre­mière Internationale.

Marx repré­sen­tait cette couche de pro­lé­taires éprou­vant le besoin d’abandonner le soin de pen­ser à leur propre sort à quelque tuteur bien­veillant et pater­nel, en se sou­met­tant à lui comme l’esclave à son maître ; Bakou­nine, par contre, repré­sen­tait les pro­lé­taires ayant la pré­ten­tion de pen­ser par eux-mêmes et de diri­ger eux-mêmes leurs affaires.

Que Bakou­nine, venant pour­tant d’un pays encore arrié­ré, repré­sen­tât jus­te­ment les ouvriers liber­taires, il n’y a là qu’une contra­dic­tion appa­rente. Bakou­nine venait, sans doute, d’un pays éco­no­mi­que­ment arrié­ré, mais en même temps d’un pays où le dres­sage capi­ta­liste n’avait pas encore dévo­ré l’homme tout entier, d’un pays où l’homme était encore plus proche du Peau-Rouge que de l’automate ratio­na­li­sé – de Don Qui­chotte que de Ford et de Staline.

Les années 1870 – 1874 furent rem­plies par la lutte enga­gée avec Marx, et c’est aus­si l’époque où les idées anar­chistes de Bakou­nine trou­vèrent leur for­mule définitive.

Ces mêmes années sont éga­le­ment celles de son action sur la Rus­sie et de la rédac­tion du texte connu sous le nom de « Caté­chisme révo­lu­tion­naire », l’un des docu­ments les plus inté­res­sants sur une cer­taine caté­go­rie de révolutionnaires.

Signi­fi­ca­tif est le point de vue de Bakou­nine pen­dant la guerre fran­co-alle­mande. Trans­for­mer cette guerre en une guerre civile, telle fut, dès le début, sa solu­tion. Après la défaite de Sedan, – il jugea le moment pro­pice pour l’insurrection armée et pour la guerre révo­lu­tion­naire contre les Prus­siens, et c’est dans ce sens qu’il fit de la pro­pa­gande et de l’agitation.

Il ne s’en tint pas là ; il se ren­dit à Lyon, y par­ti­ci­pa à une ten­ta­tive d’émeute qui échoua, fut obli­gé de s’enfuir et, déçu, rega­gna la Suisse. En 1874, deux ans avant sa mort, bien que déjà cor­po­rel­le­ment très malade, il pre­nait encore part aux pré­pa­ra­tifs d’une insur­rec­tion à Bologne.

VIII



La vie de Bakou­nine est si extra­or­di­nai­re­ment riche en traits pit­to­resques, c’est une vie si pleine de vie que beau­coup n’ont pas prê­té atten­tion aux pen­sées jaillies, au cou­rant de cette vie même, dans l’esprit de Bakounine.

Après chaque pous­sée vitale, nous trou­vons aus­si chez lui une pous­sée idéo­lo­gique, une phase pen­dant laquelle ce qu’il a vécu se cris­tal­lise en apho­rismes ou bien s’organise en frag­ments de système.

Les années qui vont de 1868 à 1872 sont par­ti­cu­liè­re­ment riches en pen­sées de ce genre – en un genre de pen­sées étran­gères à la géné­ra­tion actuelle. Au cours de ces années, tout ce que Bakou­nine a vécu, toute son expé­rience poli­tique se condense en for­mules. Certes, aux esprits bor­nés ins­tal­lés des deux côtés de la bar­ri­cade, à notre époque avide de dogmes, de sys­tèmes et d’orthodoxie, Bakou­nine ne sau­rait rien appor­ter, car on ne trouve point chez lui de ces machines intel­lec­tuelles qui sai­sissent tous les faits qu’on leur four­nit pour les trans­for­mer auto­ma­ti­que­ment en sau­cisses – nous vou­lons dire en sys­tèmes. Nées de la vie, les idées de Bakou­nine n’en réjoui­ront que davan­tage les quelques rares esprits libres assez imper­ti­nents pour exis­ter encore aujourd’hui.

Par­mi les pages inté­res­santes de Bakou­nine, il faut ran­ger ce qu’il a écrit de la science
et de ses rap­ports avec l’homme. Cer­tains plu­mi­tifs ont vou­lu faire de Bakou­nine une sorte de bouf­fon mal­gré lui, de propre à rien et de bohême ; peut-être quelques phrases tirées de ses « Consi­dé­ra­tions phi­lo­so­phiques » (Œuvres, t. III) leur mon­tre­ront-elles que ce qu’il y a de bohème, de débraillé chez Bakou­nine, n’est autre chose que le chaos pro­fon­dé­ment humain des ins­tincts en révolte contre toutes les tra­di­tions, contre toutes les règles tyran­niques acca­blant l’homme, pauvre créa­ture ins­tinc­tive, de tout le poids de l’histoire de l’humanité. Bakou­nine, homme d’un pays pré­ca­pi­ta­liste, fils d’un âge encore pré­his­to­rique, se révolte contre une cer­taine forme éco­no­mique de la socié­té, contre une forme inadé­quate à sa nature ; il se révolte contre la ratio­na­li­sa­tion de tous et de cha­cun au sein de la socié­té humaine, contre l’hégémonie du prin­cipe du moindre effort, contre l’esclavage de l’homme asser­vi à Dieu, à l’État, au dogme et à la théo­rie. Il se révolte contre tous les maîtres, quels que soient les pré­textes par eux invo­qués, quels que soient les para­vents der­rière les­quels ils essaient de cacher leur volon­té de puis­sance. Et c’est ain­si qu’il se révolte éga­le­ment contre la tyran­nie de la science sur l’homme.

« La science, c’est la bous­sole de la vie ; mais ce n’est pas la vie. La vie seule crée les choses et les êtres réels. La science ne crée rien. Elle constate et recon­naît seule­ment les créa­tions de la vie. Et toutes les fois que les hommes de science, sor­tant de leur monde abs­trait, se mêlent de créa­tion vivante dans le monde réel, tout ce qu’ils pro­posent ou créent est pauvre, ridi­cu­le­ment abs­trait, pri­vé de sang et de vie, mort-né, pareil à l’homunculus créé par Wag­ner. Il en résulte que la science a pour mis­sion unique d’éclairer la vie, non de la gouverner. »

« On peut dire des hommes de science, comme tels, ce que j’ai dit des théo­lo­giens et des méta­phy­si­ciens : ils n’ont ni sens, ni cœur pour les êtres indi­vi­duels et vivants. Ils ne peuvent prendre inté­rêt qu’aux généralités. »

« La science est l’immolation per­pé­tuelle de la vie fugi­tive, pas­sa­gère, mais réelle, sur l’autel des abs­trac­tions éternelles. »

« Puisque sa propre nature la force d’ignorer l’existence de Pierre et de Jacques, il ne faut jamais lui per­mettre, ni à elle, ni à per­sonne en son nom, de gou­ver­ner Pierre et Jacques. »

« Ce que je prêche, c’est donc, jusqu’à un cer­tain point, la révolte de la vie contre la science, ou plu­tôt contre le gou­ver­ne­ment de la science. »

« Les indi­vi­dus sont insai­sis­sables pour la pen­sée, pour la réflexion, même pour la parole humaine, qui n’est capable d’exprimer que des abs­trac­tions. Donc la science sociale elle-même, la science de l’avenir, conti­nue­ra for­cé­ment de les igno­rer. Tout ce que nous avons droit d’exiger d’elle, c’est qu’elle nous indique, d’une main ferme et fidèle, les causes géné­rales des souf­frances individuelles. »

« Les savants, tou­jours pré­somp­tueux, tou­jours suf­fi­sants et tou­jours impuis­sants, vou­draient se mêler de tout, et toutes les sources de la vie se des­sé­che­raient sous leur souffle abs­trait et savant. »

« La vie est une tran­si­tion inces­sante de l’individuel à l’abstrait et de l’abstrait à l’individuel. C’est ce second moment qui manque à la science : une fois dans l’abstrait, elle ne peut plus en sortir. »

Auprès de l’homme culti­vé, le poli­ti­cien n’a jamais joui d’une renom­mée fort brillante, sans doute parce que le second ne tient pas compte de la nuance, ni de l’individualisation, qua­li­tés dont la pre­mière condi­tion est pré­ci­sé­ment la culture.

Ses remarques sur la science per­mettent de voir que Bakou­nine fait, avec l’individu, inter­ve­nir en poli­tique un fac­teur net­te­ment indis­ci­pli­né et sau­vage. Or ce trait pour­rait jus­te­ment ame­ner l’homme de culture à goû­ter la poli­tique de Bakounine.

Du même coup et pour la même rai­son, Bakou­nine ne sau­rait être confon­du avec la foule de ces poli­ti­ciens et de ces hommes modernes en géné­ral, qui sont ou des sadiques du gou­ver­ne­ment ou des maso­chistes de l’obéissance. Bakou­nine, d’ailleurs, n’est pas davan­tage moderne en un autre sens. Notre époque est l’époque du sys­tème Tay­lor, de la ratio­na­li­sa­tion à outrance, non seule­ment de l’économie et des mou­ve­ments cor­po­rels de l’homme, mais encore de toute la per­son­na­li­té humaine. L’idéal, c’est d’organiser l’homme confor­mé­ment au prin­cipe du moindre effort, d’en faire une créa­ture qui « rap­porte », au point de vue soit de la pro­prié­té pri­vée et de son aug­men­ta­tion, soit de la pro­prié­té col­lec­tive et de l’accroissement de cette der­nière. Or, pour l’individu, que l’on ratio­na­lise dans le sens de Ford ou bien dans celui de Sta­line, cela revient exac­te­ment au même. Bakou­nine tout entier, le conte­nu même de ses rêves, sont le contraire de la ratio­na­li­sa­tion. Bakou­nine est chaos, le poète du chaos. Pour Bakou­nine, les rêves de l’homme ont plus d’importance que toutes les réa­li­tés du monde exté­rieur. Bakou­nine est poète – il est le chaos. Car, au fond, il n’est pas seule­ment l’adversaire de l’ordre féo­dal ou bour­geois : il est l’ennemi de l’ordre.

Bakou­nine n’est pas moderne. Ce n’est pas un mar­chand et, aujourd’hui, les indi­vi­dus et les col­lec­ti­vi­tés sont des mar­chands. Et c’est aus­si la rai­son pour laquelle Bakou­nine est entiè­re­ment incom­pris du grand nombre.

Il ne pour­ra rede­ve­nir com­pré­hen­sible que pour une époque qui aura le temps. Mais, de nos jours, ni le capi­ta­liste ni le bol­che­viste n’ont le temps. Ils se com­prennent mieux, mutuel­le­ment, qu’ils ne com­prennent Bakou­nine. Ils se res­semblent beau­coup plus dans leur consti­tu­tion psy­cho­lo­gique, dans toutes leurs ver­tus et dans tous leurs vices, qu’ils ne res­semblent à Bakounine.

C’est ce qui fait le charme de Bakou­nine. Le charme de sa vie et de ses idées.

Dans un livre sur la Pre­mière Inter­na­tio­nale, un petit écri­vain offi­ciel de la social-démo­cra­tie alle­mande d’avant-guerre, Gus­tav Jaeckh, a appe­lé Bakou­nine « eine poli­tische Ver­bre­cher­na­tur », « une nature de cri­mi­nel poli­tique ». Si un démo­lis­seur du Droit est un cri­mi­nel poli­tique, M. Jaeckh a rai­son. Bakou­nine veut bri­ser toutes les tables du Droit qui rétré­cissent la nature humaine. Bakou­nine, pla­çant l’homme au-des­sus du Droit est vrai­ment, de par sa nature, un cri­mi­nel, un démo­lis­seur, comme du reste tous les grands hommes. Et lorsque M. Jaeckh trouve cela affreux, cet auteur montre tout sim­ple­ment qu’il manque quelque chose à ses pareils pour com­prendre l’humaine grandeur.

Bakou­nine exige la sup­pres­sion de tout ce qui s’oppose, dans le « droit », au fécond deve­nir de l’homme. Bakou­nine est avec ce qui est nou­veau, avec ce qui devient, avec ce qui est à venir, contre le pas­sé, le pré­sent, le tra­di­tion­nel. Il est avec la fécon­di­té du chaos contre ce qui est condam­né à mou­rir. Bakou­nine est une nature pro­mé­théenne ; à côté de lui, Kro­pot­kine est une manière de George Sand et Marx un poli­cier rouge, un fonc­tion­naire du Guépéou.

Bakou­nine est un des­truc­teur du Droit. L’idolâtre du droit pro­clame : « Vivat jus­ti­tia per­eat mun­dus », tan­dis que Bakou­nine vient crier ce que Rabe­lais, déjà, avait écrit : « Fais ce que voudras ».

Ceux qui aiment à gou­ver­ner savent très bien que le meilleur moyen d’asseoir leur puis­sance actuelle ou future est d’appeler indi­vi­dua­listes tous ceux qui prêchent aux hommes la liber­té et l’insubordination. Aus­si tous les auto­ri­taires n’ont-ils pas man­qué de trai­ter Bakou­nine d’individualiste, afin de le faire appa­raître comme un être anti­so­cial, aux yeux de braves gens inof­fen­sifs, mais quelque peu bor­nés. Pour­tant, Bakou­nine n’est rien moins qu’un indi­vi­dua­liste. Bakou­nine est l’être social par excel­lence. C’est l’homme qui ne peut vivre sans ami­tiés, sans cama­ra­de­ries, sans la plus chaude ambiance fra­ter­nelle. On ne sau­rait, aujourd’hui, comp­ter les « révo­lu­tion­naires » qui pré­tendent pou­voir reven­di­quer pareil titre parce qu’ils sont capables de tra­hir un ami au nom d’une « idée ». Ils en sont même fiers. Ils appellent cela se subor­don­ner sans arrière-pen­sée à la col­lec­ti­vi­té, se fondre en elle, être socia­liste, com­mu­niste. Dès sa plus tendre enfance, Bakou­nine a res­sen­ti un besoin immense de fra­ter­ni­té, de com­mu­nion intime avec les hommes. Cette com­mu­nion, pour lui, consti­tuait l’une des condi­tions néces­saires de la vie, elle lui était presque la vie même. Si cette intime com­mu­nion, cet amour mutuel, arri­vait à pré­va­loir, rien, disait-il, ne serait impossible.

Tan­dis qu’on pour­rait très bien se repré­sen­ter Marx obser­vant les hommes du haut d’une tour et leur indi­quant leur route par radio, on ne sau­rait ima­gi­ner Bakou­nine autre­ment qu’au milieu d’une troupe de cama­rades. Si homme fut jamais « zôon poli­ti­kon », c’est incon­tes­ta­ble­ment Bakounine.

IX



Lorsque, au prin­temps de 1873, le révo­lu­tion­naire Deba­go­ry Mokrie­vitch vint à Locar­no rendre visite à Bakou­nine, il le trou­va cou­ché et res­pi­rant avec peine, le visage enflé et des poches sous les yeux. En se levant, Bakou­nine tous­sa affreu­se­ment, ne pou­vant res­pi­rer, et son visage bour­sou­flé devint tout bleu. Il se trou­vait déjà dans un stade avan­cé d’inflammation rénale chro­nique com­pli­quée d’hypertrophie du cœur et d’hydropisie. Les enne­mis du dehors n’avaient pu vaincre ce géant, ni bri­ser en lui l’espoir et le cou­rage com­ba­tif. Ce que tous ses adver­saires ensemble n’avaient pas réus­si à faire fut accom­pli par la mala­die : l’activité amoin­drie des reins entraî­na l’intoxication du sang et par consé­quent du cer­veau. Le corps refu­sa à celui-ci toute force super­flue. Certes, Bakou­nine ne des­cen­dit pas au niveau de ses contem­po­rains. Pour un savant de cabi­net, un ministre, un théo­lo­gien ou même pour un prince de l’Eglise, ce cer­veau eût encore pos­sé­dé une valeur au-des­sus de la moyenne. Mais il ne suf­fi­sait plus, en un temps où il eût fal­lu un nou­veau ren­ver­se­ment de toutes les valeurs, pour adop­ter une atti­tude nou­velle devant le monde. Car une atti­tude nou­velle, une méta­mor­phose de l’esprit étaient deve­nues néces­saires, la défaite san­glante du pro­lé­ta­riat pari­sien en 1871 ayant entraî­né le reflux de la marée révo­lu­tion­naire, la réac­tion sor­tant de la guerre civile consciente de sa vic­toire, et une nou­velle ère de pros­pé­ri­té capi­ta­liste sem­blant pro­mettre à de nou­velles couches pro­lé­ta­riennes leur ascen­sion vers l’aristocratie du travail.

Bakou­nine com­prit que ses propres forces ne suf­fi­saient plus, dans la situa­tion nou­velle. Se consi­dé­rant comme un vété­ran de la révo­lu­tion, son rêve eût été de mou­rir dans le tour­billon d’une grande émeute.

En 1873, l’activité poli­tique de Bakou­nine avait pris fin.

Le reste de ses jours fut attris­té par les cha­grins et par les sou­cis. Une der­nière fois encore, en 1874, il prit part aux pré­pa­ra­tifs d’une ten­ta­tive d’insurrection, étouf­fée avant l’heure, à Bologne… Ce n’était plus, comme jadis, par amour joyeux du com­bat : ne pou­vant plus vivre, ce qu’il vou­lait, c’était mou­rir sur une bar­ri­cade. Ce désir, il ne put le réa­li­ser. Le 1er juillet 1876, à Berne, il suc­com­bait à une crise d’urémie.

[/​Fritz Brup­ba­cher/​]

La Presse Anarchiste