[(
L’«Introduction à la “Confession” de Bakounine » fut écrite par Brupbacher pour l’édition française de cette œuvre étrange et capitale retrouvée par les bolcheviks dans les archives impériales, et dont la traduction, établie par Paulette Brupbacher – qui me demanda de la mettre définitivement en français – parut en 1922 aux éditions Rieder. Pendant l’Occupation, le livre fut mis au pilon par les Allemands. À mon grand regret, des raisons de place me contraignirent à ne pas insérer l’« Introduction » dans le recueil de textes de Brupbacher, « Socialisme et liberté », paru l’an dernier à La Baconnière. Aussi ne me fais-je que plus volontiers un devoir de la donner à présent dans « Témoins ». – Dans ses Mémoires, parlant de son exclusion du PC suisse en 1932, Brupbacher ne mentionne pas un détail intéressant à connaître en rapport avec le présent texte. Le PC suisse trouva expédient – il avait mis le temps : une dizaine d’années – de « découvrir » l’« Introduction », pour la faire servir de prétexte à l’exclusion définitive de Brupbacher. Le journal communiste zurichois « Der Kämpfer » publia en leader un article intitulé « Fritz Brupbacher s’exclut lui-même », presque entièrement composé de citations empruntées à l’« Introduction » et qui ne pouvaient certes laisser aucune équivoque sur le dégoût inspiré à Brupbacher par tout ce que, fort tôt, il avait entrevu des éléments de dégénérescence inséparables du « centralisme démocratique ».)]
I
Michel Bakounine, pour la plupart de nos contemporains, est un inconnu. Si un certain nombre de gens le connaissent encore de nom, cela leur suffit pour le haïr et le calomnier ; quelques-uns pourtant l’aiment avec ferveur.
Jadis, Bakounine fut vraiment un très grand nom. Alors qu’on chercherait en vain celui de Karl Marx dans l’édition parue en 1866 du grand dictionnaire encyclopédique de Brockhaus, ce même ouvrage, dès 1864, consacre à Bakounine, contemporain de Marx, presque toute une page qui se termine en ces termes : « Bakounine a une personnalité captivante, de brillantes facultés intellectuelles jointes à une rare énergie, mais aussi à une passion fanatique. »
Cela n’est pas un hasard. Bakounine est un des hommes qui ont participé à la révolution bourgeoise de 1848 – 49 ; mais les bourgeois, depuis lors, ont oublié qu’ils furent, il y a beau temps, des révolutionnaires ; ils ont donc oublié leurs héros ; ils ont donc oublié Bakounine.
Oui, mais Karl Marx, lui aussi, a été quarante-huitard, et il n’en est pas moins l’un des hommes les plus célèbres de nos jours. Plus d’un dira : « Si Marx n’avait été qu’un révolutionnaire bourgeois, il serait certes oublié. Mais ce qui survit de Karl Marx, ce n’est pas l’homme de 48, c’est le théoricien de la révolution prolétarienne. »
À quoi nous répondrons que Bakounine a été, lui aussi, après 1860 et 1870, l’un des esprits dominants de l’Association internationale des travailleurs et, lorsque Marx l’en eut exclu, cette exclusion entraîna la mort de l’Internationale. Marx fut obligé de tuer la Première Internationale pour empêcher qu’elle ne tombât aux mains des bakounistes. Telle était, en réalité, la situation en 1872.
À l’heure actuelle, seule l’Espagne et l’Amérique du Sud comptent un assez grand nombre de disciples de Bakounine, alors que dans tous les pays du monde les marxistes sont aussi nombreux que les grains de sable de la mer.
Lorsque Bakounine fut exclu de la Première Internationale, les Fédérations nationales de Belgique, de Hollande, d’Espagne et d’Angleterre, le suivirent, de même que des minorités considérables dans d’autres pays. Bakounine était alors une puissance dans le mouvement révolutionnaire prolétarien.
Aujourd’hui, chez les prolétaires, le même Bakounine et, avec lui, l’anarchisme sont à peu près complètement tombés dans l’oubli.
Le souvenir de Bakounine a disparu dans la mesure où disparurent dans le prolétariat certaines tendances psychologiques. Disons-le dès maintenant : à mesure que s’est développée la grande industrie, a disparu dans le prolétariat l’aspiration à la liberté, à la personnalité ; – les tendances libertaires et anarchistes du bakounisme sont allées s’effaçant et, en même temps, le souvenir de Bakounine.
Non seulement le désir de la liberté a disparu, mais une véritable haine a été vouée à tous ceux qui continuaient à vouloir la liberté de l’individu ; cette haine s’est par conséquent tournée contre Bakounine et contre ses doctrines. Et c’est la même haine qui a engendré les calomnies répandues contre sa personne.
La grande industrie ayant tué la volonté d’être libre, l’esclavage a engendré chez le prolétaire la volonté de puissance, non seulement la volonté d’exercer le pouvoir politique aux dépens de la bourgeoisie, mais la volonté de puissance en tant que telle, la soif d’imposer sa puissance à tout ce qui a figure humaine. Tout individu dominé par la volonté de puissance, plus particulièrement le prolétaire politiquement actif, en arrive à considérer comme son ennemi mortel quiconque garde la volonté d’être libre ; et cela d’autant plus qu’une discipline extrêmement rigoureuse est devenue vraiment nécessaire dans la lutte soutenue par le prolétariat contre ses ennemis.
À la phase antiautoritaire du socialisme a succédé un socialisme autoritaire qui, sous cette forme, a vaincu en Russie la féodalité et la société bourgeoise.
Quiconque aspire à la liberté devient un contre-révolutionnaire et mérite la haine et la calomnie. Bakounine étant l’antiautoritaire par excellence, il mérite par excellence la calomnie et la haine.
Ainsi, calomnié par le prolétariat contemporain, oublié par une bourgeoisie qui a cessé d’être révolutionnaire, Bakounine doit se contenter d’être aimé par ceux qui, encore qu’à distance et après bien des périples effectués à travers la psychologie des différentes classes, pressentent la venue d’un temps où le luxe de la liberté recommencera d’être considéré comme l’un des plus grands biens de l’humanité.
Nous avons vu pourquoi Bakounine est inconnu, pourquoi il est haï et calomnié et pourquoi, cependant, quelques amis l’aiment avec ferveur. Il s’agit maintenant de le présenter à ceux qui l’ignorent ou qui ne connaissent de lui que la figure mensongère inventée par la calomnie.
II
On ne perd pas grand-chose à ne rien savoir de la vie de Karl Marx, on perd presque tout quand on ignore celle de Bakounine. Tout d’abord, cette vie elle-même est un roman ; un roman qui, grâce avant tout à Max Nettlau, ensuite à Kornilow et, en troisième lieu, à Polonsky, a fait l’objet de recherches infatigables. L’existence de Bakounine a inspiré plus d’un écrivain ; Tourguénieff et Dostoïewsky l’ont utilisé dans leurs romans, tandis que Ricarda Huch, grande romancière allemande, a écrit un Bakounine ; enfin, Lucien Descaves et Maurice Donnay l’ont mis à la scène.
Pour quiconque n’est pas emprisonné dans une cuirasse doctrinaire, pour quiconque n’a pas, une fois pour toutes, décidé d’appartenir à une orthodoxie militante, ou bien n’est pas aveuglé par la situation particulière à sa classe, la personnalité de Bakounine est extrêmement séduisante.
C’est-à-dire pour un très petit nombre.
Son plus grand charme, c’est d’être une figure précapitaliste, une sorte de sauvage avec beaucoup, beaucoup de culture. Féodal en révolte contre le despotisme féodal, bourgeois et prolétarien, c’est l’homme le moins américain que l’on puisse imaginer, c’est le moins fordien et, partant, le moins stalinien des hommes, et si nous autres, Européens d’aujourd’hui, nous pouvons nous enthousiasmer pour Bakounine, cet enthousiasme est plus fait de nostalgie que de notre capacité de vivre le bakounisme. Et plus nous serons des Européens déjà modernes et rationalisés, plus nous nous sentirons attirés par ce païen sauvage, par cette force naturelle indomptée. J’imagine assez bien que ceux qui le haïssent le plus sont ceux-là mêmes qui ne sont pas encore sûrs de soi ; qui ont peur encore du diable en eux-mêmes et chez leurs camarades. Ainsi Bakounine redeviendra-t-il actuel le jour où l’homme commencera à trouver insupportables le despotisme bourgeois et le despotisme prolétarien.
III
Bakounine, dans la « confession » à laquelle ces pages doivent servir d’introduction, rapporte bien des événements de sa vie.
Le père de Bakounine, noble de Russie dans l’aisance, riche de cinq cents serfs et de dix enfants, administrait lui-même ses terres, auxquelles il avait adjoint une fabrique de cotonnades qui, d’ailleurs, ne rapportait pas grand-chose.
Né en 1814, Bakounine avait par conséquent onze ans lorsque la noblesse russe fit contre le tsar sa dernière fronde, la révolte des dékabristes. Sa mère était parente des Mouravief, rebelles dont l’un fut pendu, trois autres condamnés aux travaux forcés à perpétuité, deux, enfin, aux travaux forcés à temps et a la déportation dans les colonies pénitentiaires. Un autre membre de la famille, moins glorieux, était ce Mouravief qui s’est rendu célèbre comme bourreau de la Pologne.
Lorsque Michel eut atteint l’âge de quatorze ans, son père l’envoya à l’école d’artillerie de Pétersbourg afin qu’il pût un jour gagner sa vie comme officier, point sur lequel le père de Bakounine insista dans une lettre en termes exprès, disant que l’on n’était pas riche.
À dix-huit ans, Michel Bakounine devint officier d’artillerie, sans enthousiasme. Bien plus, il se sentait isolé et fourvoyé, il aspirait à quitter la vie militaire, il rêvait de science. Officier en vérité fort peu militaire, intellectualisé à l’excès, il se vit envoyer dans une petite garnison pour s’être promené en civil à une heure où l’uniforme était de rigueur.
Au lieu de tout ce qui touchait le service, ce qu’il voulait savoir, c’était le but de son existence et quelle fonction lui était dévolue, à lui Bakounine, dans la grande machinerie de l’univers. Aussi, ayant réussi à obtenir un congé, il ne réintégra plus l’armée, mais prit la résolution de devenir professeur de philosophie, au grand effroi de son père. Pour le jeune Bakounine, d’ailleurs, un professeur de philosophie était quelque chose de fort peu professoral, mais un homme qui cherche la pierre philosophale – et qui la trouve.
Cette pierre philosophale, il la chercha pendant cinq ans, avec un grand nombre de camarades, discutant jour et nuit de Kant, de Fichte, de Hegel, se détachant toujours davantage de la société officielle et de ses idéaux, comme on peut le voir dans une lettre où il écrivait à sa sœur : « En quoi l’existence de cette société me concerne-t-elle ? Elle peut disparaître, je ne remuerai pas le petit doigt pour la sauver ».
Toutes les lettres de cette époque vibrent d’une invincible aspiration à la liberté, unie au besoin intense d’une intime communion avec d’autres hommes animés des mêmes idées.
Du point de vue philosophique, à la fin de cette période, Bakounine est hégélien. Il attend, du devenir « dialectique » de l’esprit, et sa propre rédemption et celle du monde.
Quant à la manière dont cette libération devait se réaliser effectivement, il crut pouvoir l’apprendre dans le pays même du maître. Aussi, en 1840, à l’âge de vingt-six ans, se rendait-il en Allemagne grâce à l’aide financière de ses amis Herzen et Granowski.
IV
En Russie, seuls quelques jeunes gens isolés commençaient alors à chercher un nouvel idéal en contradiction avec ce que tzar, noblesse et koupti (grands commerçants) reconnaissaient comme légitime dans la pensée et dans l’action.
Dans l’Allemagne de 1840, Bakounine allait trouver une nombreuse classe bourgeoise en opposition avec la féodalité, les princes et la noblesse ; plus d’un philosophe, par conséquent, était révolutionnaire, et l’école hégélienne avait en particulier donné naissance à une aile gauche.
Bakounine fut entraîné par le mouvement démocratique allemand et se lia d’amitié avec Herwegh et d’autres démocrates. Le gouvernement russe ayant commencé à s’occuper de lui, il quitta l’Allemagne avec Herwegh et se rendit à Zurich. Dans cette ville, il fit la connaissance du tailleur communiste Weitling, qui fit sur lui une grande impression. Lors de l’arrestation de Weitling, on découvrit également dans les papiers de ce dernier le nom de Bakounine, qui dut alors quitter la Suisse et se rendre à Bruxelles, puis à Paris, où il vécut de 1844 à 1848.
Le gouvernement suisse, ou plus exactement le gouvernement zurichois l’ayant dénoncé au tzar comme révolutionnaire, Bakounine fut condamné par contumace, en 1848, à la perte de tous ses biens et à la déportation en Sibérie.
À son arrivée à Paris, Bakounine était déjà révolutionnaire en politique. Pour la réalisation de son idéal philosophique, il comptait sur la force destructive de la classe politiquement et économiquement opprimée. La misère engendrée par les classes dominantes devait, croyait-il, et comme le pensait d’ailleurs toute la gauche hégélienne, créer chez les opprimés un état d’esprit tel qu’il ne leur resterait nécessairement pas d’autre issue que de faire explosion et d’anéantir ainsi la société tout entière,
Et voilà pourquoi Bakounine était, de tout son cœur, du côté des opprimés. Il les aimait parce qu’ils représentaient à ses yeux une force de destruction. Il les aimait dans la mesure où eux-mêmes haïssaient la classe dominante.
À Paris, Bakounine fit la connaissance de Considérant, Lamennais, Flocon, Louis Blanc, George Sand et de beaucoup d’autres personnalités, mais l’homme qu’il fréquenta le plus, c’est Proudhon, qu’il aimait beaucoup. Marx fait également partie des relations parisiennes de Bakounine.
En dépit de toutes ces relations, il se sentait isolé dans Paris. En outre, sa situation financière y était des plus misérables, comme d’ailleurs durant presque toute sa vie. Il lisait beaucoup, surtout de l’histoire, des mathématiques, des ouvrages de statistique et d’économie, et il vécut bientôt très seul. Révolutionnaire, il n’avait pas de camarades d’idées parmi ses propres compatriotes, d’ailleurs extrêmement rares, vivant à l’étranger. Les émigrés de tous les autres pays étaient, à cet égard, plus favorisés que Bakounine. S’ils ne sentaient pas d’armées derrière eux, ils avaient du moins quelques bataillons. Bakounine était alors le seul Russe révolutionnaire, le premier Russe qui arborât le drapeau rouge.
Il l’arbora publiquement le 29 novembre 1847, dans un discours prononcé devant les Polonais, qui l’avaient invité à la fête commémorative de leur insurrection de 1831. Ce discours imprimé en allemand sous le titre « Russland wie es wirklich ist » (La Russie telle qu’elle est en réalité) fit une impression foudroyante dans les milieux russes officiels de Paris ; l’ambassadeur de Russie demanda l’expulsion immédiate de Bakounine du territoire français. L’ambassade, en outre, fit répandre le bruit que Bakounine était un agent provocateur du gouvernement russe, poursuivi et condamné pour vol dans son pays. Les hommes croyant volontiers à la bassesse, ces bruits ont rencontré plus d’écho que l’œuvre même de Bakounine ; ils ne cessèrent de le poursuivre tout au long de son existence. Cette calomnie, accueillie avec complaisance par tous ses adversaires, a continué son chemin jusqu’à l’époque la plus récente.
De Paris, Bakounine regagna Bruxelles. Il y retrouva Marx et son milieu. Aucun rapprochement n’eut lieu entre Marx et Bakounine. Le programme de Marx était le « Manifeste communiste » et la seule classe à laquelle il crût, le prolétariat. Le programme de Bakounine était son discours au Polonais. Il luttait pour la libération de tous les opprimés, mais avant tout pour la liberté des peuples slaves.
Engels, d’ailleurs, dans une lettre du 6 septembre 1846, avait écrit à son ami Karl Marx que Bakounine était fortement soupçonné d’être un mouchard. Une lettre de Bakounine à Herwegh nous montre, d’autre part, que l’amour de Bakounine pour Marx n’était pas non plus très intense.
En 1848, à la nouvelle de la révolution de février, Bakounine accourut à Paris.
V
Le 23 février 1848, la révolution avait éclaté à Paris, et, dès le 24, la France était en république. « Ce mouvement déclenché par les libéraux profita à la République, dont ils avaient peur, et, au dernier moment, le suffrage universel fut établi par les républicains, à l’avantage du socialisme, qui leur inspirait le plus grand effroi. » Le chemin de fer ne conduisit pas Bakounine au-delà de la frontière belge ; de là, il se rendit, en trois jours et à pied, à Paris, où il arriva le 26 février, et où il prit naturellement parti pour l’extrême gauche, donc pour les socialistes, lesquels devaient être mitraillés en juin par les libéraux et les républicains réunis, qui les craignaient comme le feu.
Lorsque Bakounine arriva à Paris, les barricades étaient encore dressées. Pas de bourgeois dans les rues : la peur les avait paralysés. Partout des ouvriers en armes. La révolution avait enivré tout le monde. Y compris Bakounine, naturellement. À deux heures du matin, son fusil à côté de lui, il s’endormait sur sa paillasse, dans la caserne des Montagnards ; à quatre heures, il était debout, courant de réunion en réunion, de club en club. C’était « une fête sans fin ». Il parlait de tout, avec tous. Son ami Herzen écrit que Bakounine prêchait alors le communisme, l’égalité des salaires, le nivellement égalitaire, la libération de tous les Slaves, la destruction de tous les États à l’autrichienne, la révolution en permanence, la guerre jusqu’à l’anéantissement de tous les ennemis. Le « président des barricades », Caussidière, qui tentait de faire naître « l’ordre du désordre », aurait dit de Bakounine : « Le premier jour de la révolution, c’est littéralement un trésor ; le second jour, il faudrait tout simplement le fusiller. » En sa qualité de bourgeois peu soucieux de la révolution sociale, Caussidière avait raison de parler ainsi. D’autres affirment que Bakounine a dirigé la fameuse démonstration ouvrière du 17 mars 1848, visant la caste privilégiée des anciens gardes nationaux. Il a lui-même raconté qu’au début tout le monde vivait dans la fièvre et que, si quelqu’un s’était avisé d’affirmer que le bon Dieu venait d’être chassé du ciel et que la République y avait été proclamée, on l’aurait cru sur parole… Bakounine eut tôt fait de se rendre compte que la Révolution était en danger et, son premier ravissement passé, il jugea que sa présence était nécessaire à la frontière russe, afin de soulever les Slaves contre le tzar. Se trouvant, comme toujours, dans la plus grande pénurie, il sollicita du gouvernement provisoire un prêt de deux mille francs. Son intention était d’aller en Posnanie, où il eût établi son centre d’action. Le gouvernement provisoire lui accorda la somme demandée, et lui délivra deux passeports, l’un à son vrai nom, l’autre à un nom d’emprunt.
Au début d’avril, il se rendit, par Strasbourg, à Francfort, où siégeait le Préparlement allemand ; Bakounine fit la connaissance de Jacob, de Willich et de quelques autres démocrates. Puis, par Cologne, il se rendit à Berlin. Une lettre de lui, écrite de Cologne le 17 février 1848, nous a été conservée. Il règne ici, dit-il en substance, un calme « philistin ». Le manque absolu de centralisation se fait lourdement sentir dans la révolution allemande. Le pouvoir, ajoute-t-il, a maintenant passé des rois à la bourgeoisie, laquelle a peur de la République, cette dernière devant nécessairement poser la question sociale. La seule réalité vivante en Allemagne, c’est le prolétariat, qui s’agite, et la classe paysanne. Bakounine pense que la révolution démocratique se produira dans un délai de deux à trois mois. Partout les bourgeois s’arment contre le peuple. D’autre part, dans la « Confession », il raconte qu’il devenait de plus en plus triste à mesure qu’il se rapprochait du Nord. À Berlin, il fut aussitôt forcé de partir. Il renonça à son voyage en Posnanie, où le mouvement révolutionnaire avait été écrasé. À Breslau, il se vit en butte à la méfiance des Polonais, nouvelle conséquence des honteuses calomnies répandues à son sujet par l’ambassadeur russe de Paris. Tristement, il attendait son heure. À Breslau, il fréquenta le club démocratique allemand.
Lorsque, au début de juin 1848, un congrès slave fut convoqué à Prague, Bakounine se hâta naturellement d’y accourir. Mais il convient, tout d’abord, de situer ce congrès dans la suite des événements :
Du 13 au 15 mars 1848, l’émeute avait éclaté à Vienne. La garde nationale et les étudiants sont maîtres de la ville.
Le 15 mai 1848, deuxième émeute à Vienne. L’empereur s’enfuit à Innsbruck. Dès la révolution parisienne de février, les différentes nationalités réunies par leur commune soumission aux Habsbourg veulent retrouver leur indépendance ; les Allemands réclament leur union à l’Allemagne ; les Italiens exigent de retourner à l’Italie ; les Magyars cherchent à s’isoler ; tous enfin aspirent à la liberté.
Le congrès slave de Prague avait été convoqué par le parti du Tchèque Palacki. Ce devait être une sorte de préparlement, analogue à celui de Francfort. Y participaient des représentants des nationalités tchèque, morave, slovaque, ruthène, polonaise, croate et serbe.
Les Tchèques, dès le début de la Révolution autrichienne, avaient formé un gouvernement provisoire dirigé par Palacki. Le rêve de ce dernier était de réaliser une restauration de l’Autriche et des Habsbourg sous la tutelle des Tchèques. Au lieu de la domination allemande exercée jusque-là sur les Tchèques, ceux-ci eussent au contraire dominé les Allemands. Palacki entretenait des relations à demi officielles avec l’empereur réfugié à Innsbruck. Il voulait guérir par les Tchèques la maladie des Habsbourg.
Le même Palacki présidait le congrès slave. Bakounine lui opposa, ainsi qu’aux autres panslavistes réactionnaires, sa fédération slave démocratique, et s’appliqua à éveiller la défiance des conservateurs à l’égard des dynasties russe et autrichienne. Il préconisa, entre les peuples slaves, une alliance fédérative devant avoir pour base l’égalité entre tous et l’amour fraternel. Toute forme d’assujettissement devait disparaître. Il ne devait plus y avoir d’autres inégalités que les différences créées par la nature. Plus de castes ni de classes ; en quelque lieu qu’une aristocratie, une noblesse privilégiée existât encore, celle-ci devait renoncer à ses privilèges et à sa richesse.
Les rêves de Bakounine allaient encore beaucoup plus loin. Dans les quelques idées qu’il se bornait à exprimer, il ne voyait qu’un premier germe, un premier moyen de renverser plus tard le tsarisme. Il rêvait de la création d’un grand État slave démocratique, ayant Constantinople pour capitale et devant également englober les Grecs, les Magyars, etc. Cet État aurait formé une République, mais sans parlement. À son avis, une dictature provisoire était nécessaire. Une dictature sans restriction, sans liberté de la presse. Cette dictature devait subsister jusqu’à ce que les peuples eux-mêmes fussent suffisamment éclairés. L’exercice de la dictature devait tendre à la rendre elle-même inutile.
Le congrès avait beau n’accorder aucune résonance aux idées de Bakounine, il n’en servit pas moins de prétexte à une intervention de l’armée dynastique autrichienne commandée par Windischgratz. Les Autrichiens provoquèrent les Tchèques en nommant à Prague un commandant militaire réactionnaire. Les Allemands conservateurs se réjouirent de cette nomination et formèrent une « société pour l’ordre et la paix », sorte de garde civique pour la défense du régime autrichien. Sur quoi les étudiants tchèques préparèrent l’insurrection pour le 12 juin 1848. Bakounine, qui en prévoyait l’échec, la déconseilla. Pourtant, à la date fixée et à l’occasion d’une manifestation tchèque, une rencontre se produisit avec les gardes de la « Société pour l’ordre et la paix », qui n’étaient autre chose que l’avant-garde de l’armée autrichienne conduite par Windischgratz. Lorsque les Allemands ne furent plus en état de tenir seuls, la force armée officielle vint à leur secours, et les Tchèques acceptèrent le combat. Il dura du 13 au 17 juin 1848 et se termina par la défaite des insurgés. Beaucoup de légendes ont couru sur l’action de Bakounine pendant ces journées. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il se battit courageusement. Il lutta contre l’éparpillement des forces, travailla à l’organisation d’un comité central, chercha à faire instituer une stricte discipline, étudiant sans arrêt les positions des révolutionnaires et celles de leurs ennemis, aidant enfin à la répartition des troupes rebelles. Après la défaite, il s’enfuit à Breslau, où il arriva le 20 juin 1848.
Du 23 au 26 juin 1848, Paris fut le champ de bataille où s’affrontèrent la réaction et la révolution ; dix mille ouvriers périrent et d’innombrables vaincus furent condamnés à la déportation. La révolution était frappée au cœur ; la défaite du prolétariat parisien donna le signal de la contre-révolution dans toute l’Europe occidentale, tout comme elle déclencha les nouveaux fiévreux efforts tentés par Bakounine pour sauver ce qui pouvait encore être sauvé, pour enflammer ce qui pouvait l’être encore.
On eût dit que la révolte de toute l’Europe s’était réfugiée dans son cerveau et dans son cœur, et si cette Europe asservie avait ressemblé à Bakounine, il ne serait pas resté une seule pierre de tout l’édifice de la société féodale et bourgeoise. Son espoir, c’était le prolétariat et la classe paysanne. En dépit de tous les égarements et de toutes les bassesses, sa foi révolutionnaire était fortifiée et, loin de désespérer, il voyait le vieux monde se rapprocher de sa destruction. Il considérait avec un souverain mépris le crétinisme des parlementaires, l’Assemblée constituante et autres trompe‑l’œil pseudo-révolutionnaires. Il n’avait foi qu’en la puissance de choc des masses prolétariennes et paysannes. « La tempête et la vie, s’écrie-t-il, voilà ce qu’il nous faut, un monde nouveau, sans lois et, par conséquent, libre. » Partout il poursuit son travail d’agitateur, attisant les passions, organisant la lutte. Ses souffrances personnelles ajoutaient encore à sa vigueur politique. Sa continuelle misère, l’insistance renouvelée de la calomnie tendant à le faire passer pour un agent provocateur russe, ne brisèrent point la force de cet homme ; au contraire, il s’en trouva renforcé dans sa volonté de vaincre un monde monstrueux – ou de le détruire. Il travaillait avec des Allemands, des Polonais, des Tchèques. Revenu à Berlin, il y retrouva Marx, Stirner, d’autres encore. Expulsé de Prusse, puis de Dresde, il trouva un asile dans l’Anhalt, qui était encore « rouge » ; c’est là qu’il écrivit son « Appel aux Slaves », où il met en garde ses frères de sang contre le nationalisme et les nationalistes, les incitant à détruire les États russe, autrichien, prussien et turc, leur montrant la nécessité d’une action commune avec les révolutionnaires allemands et avec les Magyars. Il travaille à préparer une action, autant que possible simultanée, des révolutionnaires de tous les pays. Ses plans d’alors, écrit Polonsky, attestent une admirable et profonde compréhension du mécanisme de la révolution. Il projetait, pour la Bohême, une révolte radicale et décisive, qui, même vaincue, eût tout bouleversé. Tous les nobles devaient être chassés, tous les ecclésiastiques, tous les féodaux ; tous les domaines eussent été confisqués, et on les eût, d’une part, répartis entre les paysans pauvres et, d’autre part, employés à couvrir les frais de la révolution. Tous les châteaux devaient être détruits, tous les tribunaux supprimés, tous les procès d’État suspendus, toutes les hypothèques et toutes les dettes au-dessous de 1000 guldens annulées. Une telle révolution eût rendu impossible tout essai de restauration, dût-il être tenté par une réaction victorieuse, et eût également servi d’exemple aux révolutionnaires allemands. La Bohême devait être transformée en un camp révolutionnaire, d’où serait partie l’offensive déclenchée par la révolution dans tous les pays, offensive à laquelle tous les autres révolutionnaires se seraient joints. On eût créé à Prague un gouvernement révolutionnaire disposant de pouvoirs dictatoriaux illimités et assisté par un petit nombre de spécialistes. Les clubs, les journaux, les manifestations eussent été interdits, la jeunesse révolutionnaire envoyée dans le pays pour y faire de l’agitation et créer une organisation militaire et révolutionnaire. Tous les chômeurs devaient être armés et enrôlés dans une armée « rouge » commandée par d’anciens officiers et sous-officiers polonais et autrichiens. Toutes les vieilles institutions, toutes les anciennes règles de la vie sociale eussent été réduites à néant.
Avec l’aide d’amis tchèques, qui d’ailleurs ne purent tenir ce qu’ils semblaient promettre, Bakounine essaya de réaliser ses plans par la fondation d’une organisation secrète à direction centralisée. Il se mit également en rapport avec les Polonais, qui promirent de l’argent et des officiers. En dépit du grand danger auquel il s’exposait, il alla lui-même à Prague vérifier où en étaient les préparatifs. Or, non seulement rien n’avait été préparé, mais les démocrates tchèques furent littéralement épouvantés par le radicalisme de Bakounine. Cela ne le découragea en rien, son zèle pour la cause croissant avec chaque obstacle. Pourtant, il dut regagner la Saxe, le territoire de la Bohême étant devenu trop peu sûr. La société secrète fut découverte par suite d’une imprudence commise peu de temps avant l’émeute de Dresde. Le procès occasionné par les préparatifs de Prague dura jusqu’en 1851 et se termina par un grand nombre de condamnations à mort, qui d’ailleurs ne furent pas exécutées, et par une large distribution d’années de prison.
Entre-temps, en Allemagne, la situation était mûre pour un dernier choc entre la réaction et la révolution. Rappelons quelques dates pour mieux fixer les événements :
1848, 31 octobre : prise de Vienne par les troupes impériales. 1848, 10 novembre : entrée à Berlin de Wrangel, général des troupes gouvernementales et royales prussiennes. Promulgation de l’état de siège. Désarmement de la garde nationale.
1849, 3 avril : le roi de Prusse déclare ne pas vouloir accepter la Constitution allemande sans l’assentiment des princes, lesquels, naturellement, s’y opposèrent. Il eût alors été du devoir de la Révolution allemande de défendre sa Constitution et de combattre pour ses « idées ». Et de fait des émeutes éclatèrent à Dresde, dans le Palatinat, dans le duché de Bade. Or, à l’époque de l’insurrection de Dresde, Bakounine se trouvait précisément dans cette ville. Le 30 avril 1849, le roi de Saxe prononça la dissolution de « son » parlement, et le bruit se répandit de l’arrivée des Prussiens. Le 3 mai, le peuple voulant s’emparer de l’arsenal pour se procurer des armes, les troupes royales tirèrent sur la foule. Aussitôt, des barricades furent dressées et le roi prit la fuite. Malheureusement, les chefs du mouvement populaire, trop débonnaires comme toujours, signèrent un armistice pour permettre au roi de regrouper ses troupes. Le 4 mai 1849, Bakounine se rendit au siège du gouvernement provisoire de la révolution saxonne, auquel il offrit ses services ; il étudia la carte de Saxe, donna des instructions et des ordres, devint, en un mot, le véritable chef militaire de l’insurrection. Il donna à tous les chefs de la garde nationale carte blanche d’incendier les maisons chaque fois que pareille mesure serait nécessaire au progrès de la lutte engagée. « Ce diable d’homme ne connaissait pas de ménagements. » Il aurait, dit-on, terrorisé le gouvernement provisoire, distribué armes, munitions et vivres, et fait mettre des torches sur les barricades. Par contre, la légende selon laquelle il aurait conseillé d’y placer la Madone de Raphaël pour empêcher de tirer les Prussiens « amateurs d’art », semble peu croyable. Lorsque la défaite parut inévitable, il aurait proposé de faire sauter l’hôtel de ville avec tout le gouvernement. Ce conseil ne fut pas accepté. Alors, profitant d’une lacune dans l’encerclement des troupes assiégeantes, il organisa la retraite en bon ordre d’environ mille huit cents révolutionnaires, avec lesquels il comptait se frayer un chemin jusqu’en Bohême ; mais cette troupe se débanda peu à peu. Bakounine et Heubner, membre du gouvernement provisoire, se rendirent alors à Chemnitz, où, n’en pouvant plus d’épuisement, ils se résignèrent à dormir. Au cours de la nuit du 10 mai 1849, des bourgeois de Chemnitz venaient les surprendre dans leur sommeil à l’hôtel de L’Ange bleu, procédaient à leur arrestation, et enfin les livraient au commandant d’un bataillon prussien. Nous ne saurions dire si ces bourgeois de Chemnitz ont touché les 10000 roubles d’argent promis en 1847 par le gouvernement russe à quiconque réussirait à s’emparer de Bakounine.
La capture de Bakounine fit, en tout cas, le plus grand plaisir au gouvernement du tsar. Il y avait longtemps qu’on espérait le tenir. Un haut fonctionnaire de la police avait jadis proposé de le faire purement et simplement cueillir à l’étranger ; quelques hommes bien bâtis, envoyés en Europe, se seraient saisis du criminel et l’eussent ramené en Russie. Les mouchards les plus hauts en grade trouvèrent cependant le procédé par trop insolite. Cette fois, dès que l’on eut télégraphié l’arrestation de Bakounine à la gendarmerie russe, le chef de cette dernière dépêcha à la frontière un officier et une troupe de soldats ayant ordre de se faire remettre le coupable pieds et poings liés et de le conduire dans une prison de Pétersbourg. Le tsar s’était un peu trop pressé, il lui fallut patienter deux années encore avant de tenir Bakounine à sa merci. Saxons et Autrichiens tenaient d’abord à passer sur lui leur humeur. Pour commencer, il fut interné à la prison de Dresde, abondante en vermine et où l’on prenait soin de le charger de chaînes pour le conduire aux interrogatoires. On le transporta, au bout de deux mois, à la forteresse de Konigstein, naturellement dûment enchaîné et encadré de sous-officiers munis de pistolets chargés ; de même, un officier le précédait et un autre fermait la marche ; tout le groupe, par surcroît, était entouré d’infanterie. Il faisait nuit noire. On lui banda néanmoins les yeux avant d’entrer dans la forteresse. La fenêtre de sa cellule fut aveuglée avec des planches clouées. Si nous en avions ici la place, nous reproduirions ses lettres écrites de prison. Elles sont pleines de sagesse et de courage, mais aussi du regret de la liberté et de la société des hommes. Car chez personne, peut-être, le besoin de sociabilité ne fut aussi profond que chez Bakounine ; c’est même peut-être là le trait dominant de son caractère. Il préférait le contact de mauvaises gens à la solitude. La mort ne lui paraissait point redoutable, mais le tombeau d’une cellule refermée sur lui à perpétuité l’emplissait d’épouvante.
Après avoir été condamné à mort le 14 janvier 1850, Bakounine vit sa peine commuée en prison perpétuelle et fut ensuite livré à l’Autriche. Un détachement de carabiniers vint le prendre à la forteresse de Konigstein et, à la frontière autrichienne, le remit à un peloton de cuirassiers, qui le conduisirent à Prague. Dans cette ville, on prit soin de placer des soldats munis de fusils chargés à balle au-dessus et de part et d’autre de sa cellule. Ce qui, d’ailleurs, ne troubla en rien l’appétit universellement célèbre de Bakounine, dont l’estomac exigeait la double ration d’un homme ordinaire.
Comme on craignait à Prague que les Tchèques ne fissent leur possible pour délivrer ce prisonnier de marque, un convoi de dragons le conduisit à Olmütz. L’officier assis près de lui dans la voiture, chargea ostensiblement son pistolet pour l’avertir qu’une balle lui serait logée dans la tête à la moindre velléité de fuite. À Olmütz, les chaînes furent scellées au mur de la prison. Bakounine essaya en vain de se suicider avec des allumettes au phosphore.
Le 15 mai 1851, les Autrichiens le condamnèrent à la pendaison, mais commuèrent sa peine en celle de la réclusion à perpétuité, Bakounine devant en outre payer sa nourriture.
Cependant, à la frontière russe, les sbires du tsar attendaient impatiemment l’arrivée du grand criminel. Le mois de mai ne s’était pas écoulé qu’on le réveillait en pleine nuit dans sa prison d’Olmütz ; on venait le chercher pour le remettre à son « petit père » Nicolas Ier. Une voiture soigneusement fermée le conduisit à la gare, d’où un wagon non moins verrouillé l’emporta vers la frontière. Il se serait, paraît-il, réjoui comme un enfant à la vue des uniformes russes. L’officier autrichien réclama à l’officier du tsar la restitution de la chaîne fournie par l’Autriche. Bakounine, en échange, fut chargé de chaînes russes, et elles lui parurent plus légères. Incarcéré derechef dans une voiture hermétiquement close, il allait alors être conduit à Pétersbourg, dans les cachots de la forteresse Pierre-et-Paul.
VI
De mai 1851 à mars 1854, Bakounine resta dans la forteresse Pierre-et-Paul ; puis il fut transféré à la Schlüsselbourg, où on le tint enfermé jusqu’en 1857. En tout six années de cellule. Deux mois durant, on ne s’occupa point de lui, puis le comte Orloff, colonel de gendarmerie, vint lui dire au nom du tsar : « L’empereur m’envoie auprès de vous et me charge de vous répéter les paroles suivantes : “Dis-lui de m’écrire comme un fils spirituel écrirait à son père en l’esprit.” Voulez-vous écrire ? » Bakounine réfléchit ; devant un jury, au cours d’un procès public, il eût été dans l’obligation de rester, jusqu’au bout, fidèle à son rôle, mais entre quatre murs, à la merci de l’ours, il lui était permis de transiger sur la forme. Il demanda donc un délai d’un mois, au bout duquel il fit remettre sa « Confession ».
Celle-ci venait d’être publiée lorsque je me trouvais à Moscou, en 1921 ; Véra Figner, mon amie éternellement jeune et qui a passé elle-même vingt-deux années de sa vie à la Schlüsselbourg, m’en donna un exemplaire, secouant tristement la tête pour la façon dont Bakounine présente sa vie et ses actes, et pour le ton de ces pages, dégradant au premier abord. Je n’avais pas le temps, alors, d’étudier la « Confession », mais quelques jours plus tard, je me trouvais chez Radek, lequel voyait d’un tout autre œil que Véra Figner le texte de Bakounine. Il me dit en substance :
« Bakounine était en prison : il voulait naturellement en sortir et il avait alors évidemment le droit d’adopter le style le plus conforme à cet objectif. » Plus tard, lisant enfin la « Confession », j’ai commencé, moi aussi, par me prendre la tête dans les mains, car je me suis senti quelque peu désorienté, tout au moins au point de vue purement sentimental ; mais me rappelant aussitôt que les sentiments ne constituent pas toutes nos facultés et que nous disposons aussi de la raison, je me suis mis à réfléchir à la « Confession » elle-même, à ce qu’en avaient écrit, de plus, Nettlau, Polonsky et Saschine, et je finis par aboutir aux conclusions suivantes :
1° Du ton de soumission adopté par Bakounine, il faut, purement et simplement,
soustraire toute une partie qui ne représente que des formules de politesse ou d’étiquette en usage à l’époque, et qui n’ont pas plus de signification que les phrases stéréotypées dont nous nous servons aujourd’hui pour écrire une lettre de réclamation au préfet de police bourgeois ou social-démocrate, lorsque nous commençons par l’appeler « Monsieur » et terminons en l’assurant de notre « plus haute considération ».
2° Le surcroît d’humilité qui reste encore dans le texte, en même temps que les louanges prodiguées au « glorieux tsar » et le souci de souligner la grandeur du souverain, peuvent, enfin, s’expliquer chez un homme dont toute la force ne relève plus que du seul ordre psychologique, en présence d’un maître temporellement tout-puissant, car c’étaient là les seuls moyens d’éveiller la « gracieuse » indulgence du tsar et d’obtenir de lui le « don » de la liberté.
On pourrait objecter que la fierté du révolutionnaire devait lui interdire de s’humilier de la sorte et de prodiguer au tsar de pareilles flatteries. À notre avis, on peut se permettre juste autant de fierté que l’on a de puissance réelle. Toute fierté plus grande que cette puissance entre dans la catégorie des maladies infantiles du mouvement révolutionnaire. On peut, éventuellement, l’exiger de l’individu, à titre de sacrifice, lorsque cette fierté doit devenir un éclatant symbole, capable d’aider les masses à mieux prendre conscience d’elles-mêmes. Durant ses procès d’Allemagne et d’Autriche, Bakounine a suffisamment prouvé qu’il avait le courage de ce genre de fierté utile à la révolution ; il n’en aurait certainement pas manqué dans un procès public en Russie. Mais le révolutionnaire doit aussi porter en soi le courage d’un Brest-Litowsk et savoir y sacrifier son orgueil. Pensons à Lénine se contraignant à venir faire amende honorable à l’ambassade d’Allemagne, après l’attentat commis par les socialistes-révolutionnaires de gauche sur la personne de l’ambassadeur Mirbach.
3° Dans sa « Confession » au tsar, Bakounine se repent de toutes ses idées, et de tous ses actes révolutionnaires et il en demande pardon. Il y a eu des gens pour prendre au sérieux le repentir de Bakounine ; ils n’ont pas réfléchi que l’usage de cette fiction constituait pour lui la condition sine qua non d’obtenir du tsar Nicolas Ier ce que le prisonnier désirait, c’est-à-dire son élargissement. Que ce repentir ait duré juste le temps nécessaire à favoriser cette délivrance, c’est ce que toute la vie ultérieure de Bakounine suffit à prouver.
4° Que ce remords soit joué de façon si brillante et avec un tel accent de vérité, cela s’explique sans doute par le fait qu’en écrivant, Bakounine, avec son tempérament d’imaginatif, est entré à fond dans le rôle qu’il s’était choisi pour arriver à ses fins.
5° Ce repentir si inimitablement imité devait également permettre à Bakounine de dire sur la Russie des vérités comme Nicolas Ier, avant ou après, n’a certainement jamais dû en entendre de semblables. L’enrobement de ces vérités dans la forme choisie par Bakounine devait contraindre le tsar à leur accorder la plus favorable audience possible.
6° Bakounine n’a en rien modifié ses opinions révolutionnaires, comme le montre la lettre qu’il réussit, pendant son emprisonnement, à faire passer à sa sœur Tatiana, et dont nous reproduisons ce passage essentiel :
«… Vous comprendrez, je l’espère, que tout homme qui se respecte un peu doit préférer la mort la plus cruelle à cette lente et déshonorante agonie. Ah, mes chers amis, croyez-le bien, toute mort est préférable à l’isolement tant prôné par les philanthropes américains. Pourquoi ai-je attendu si longtemps ? [[Pour le suicide.]] Eh ! qui le dira ? Vous ne savez pas combien l’espérance est tenace dans le cœur de l’homme. Laquelle ? me demanderez-vous. Celle de pouvoir recommencer ce qui m’a déjà amené ici, seulement avec plus de [illisible] et plus de prévoyance peut-être, car la prison a eu au moins ceci de bon pour moi qu’elle m’a donné le loisir et l’habitude de réfléchir, elle a pour ainsi dire solidifié mon esprit ; mais elle n’a rien changé à mes anciens sentiments, elle les a rendus au contraire plus ardents, plus absolus que jamais et désormais tout ce qui me reste de vie se résume en un seul mot : la liberté. » [[Kornilow, « Wanderjahre Bakunins », t. II, p.493. L’original de la lettre est en français.]]
Que l’humilité de Bakounine représente une feinte, c’est d’ailleurs ce qu’admet entièrement le bolcheviste Polonsky. Or, au point de vue bolcheviste, la fin justifie les moyens et, par conséquent, Bakounine se trouve, à ce point de vue, complètement justifié.
Ainsi, pour aucun bolcheviste sincère, la « Confession » de Bakounine ne saurait-elle jamais constituer une pièce d’accusation.
Un seul point de vue exigerait que l’on condamnât Bakounine, le point de vue selon lequel l’homme ne doit point mentir, fût-ce même dans la plus grande nécessité. Mais pareil point de vue, à notre connaissance, n’a encore jamais été sérieusement adopté par aucun politicien, surtout quand il s’agit de juger une personnalité politique.
Or, jusqu’à un certain point, Bakounine est tout de même une personnalité politique et, par conséquent, nous ne devons pas admettre, nous non plus, que la véracité constitue le suprême critère auquel il convient de le soumettre.
Par toute la suite de sa vie, Bakounine a montré qu’il n’avait pas oublié ses idées révolutionnaires. Après sa sortie de prison et en particulier après sa fuite de Sibérie, il a prouvé qu’il n’était point devenu un pécheur repentant, comme il s’était efforcé de le faire croire à Nicolas et à Alexandre. Les nombreuses années qui lui restaient encore à vivre après sa fuite, il les a, au contraire, uniquement et exclusivement consacrées au service de ses idées révolutionnaires.
La « Confession », d’ailleurs, ne lui servit de rien. Le tsar Nicolas Ier la lut et écrivit en marge : « Je ne vois pour lui d’autre issue que la déportation en Sibérie. » C’était le 19 février 1852. En dépit de cette sentence, le tsar laissa Bakounine en prison. Nicolas Ier mourut en 1855. Alexandre II lui succéda. Bakounine écrivit à Alexandre II la lettre reproduite à la suite de la « Confession ». Psychologiquement, cette lettre doit être interprétée comme la « Confession » elle-même. Dans quelle mesure elle a pu influencer Alexandre, c’est une question que nous ne chercherons pas à résoudre. Dans quelle mesure cette lettre et les démarches de la famille ont-elles ouvert à Bakounine les portes de sa prison et déterminé sa déportation en Sibérie, c’est ce qu’on ne saurait dire actuellement avec certitude. Un fait demeure : le 14 février 1857, Bakounine était envoyé en Sibérie.
VII
Bakounine resta exilé en Sibérie de 1857 à 1861. En 1861, il prit la fuite par le Japon, San Francisco et New York et, le 28 décembre de la même année, il arrivait chez son vieil ami, Alexandre Herzen, à Londres.
Dès lors, sa fiévreuse activité révolutionnaire va recommencer. Bakounine collabore à la célèbre « Cloche » de Herzen, oriente la feuille à gauche, la fait passer de la simple propagande à l’action, rassemble autour de lui tout un cercle de Polonais, de Tchèques et de Serbes, discute, prêche, commande, rédige, prend des décisions et organise toute la journée et presque toute la nuit. Pendant ses rares heures de loisir, il écrit des lettres pour Semipalatinsk et Arad, Constantinople et Belgrade, la Bessarabie, la Moldavie et la Belokriniza. C’est à cette époque qu’il rédigea sa brochure intitulée : « À mes amis russes et polonais », sorte de réédition de son ancien discours de Paris. Il y annonce sa volonté de consacrer le reste de sa vie à lutter pour la liberté des Russes, des Polonais et de toutes les autres nations slaves. En 1863, il se rendit en Suède dans l’intention de gagner ensuite la Pologne et de prendre part à l’insurrection polonaise.
Après l’insuccès de cette dernière, Bakounine alla s’établir en Italie, où il déploya son activité de 1864 à 1867. Il y rassembla les hommes les plus avancés, dans le cadre de la Fraternité internationale. La Fraternité internationale fut fondée la même année que l’Association internationale des travailleurs, dont elle fut l’anticipation en Italie et en Espagne. On peut en lire le programme dans l’édition allemande des œuvres de Bakounine. C’est le programme d’une révolution, à la fois politique et économique, dirigée par une organisation internationale secrète ayant la liberté pour but suprême et exigeant, pour y atteindre, la subordination absolue de l’individu à l’organisme directeur.
En 1867 et en 1868, Bakounine et ses amis participent aux Congrès de la paix tenus à Genève et à Berne, dans l’intention d’étendre leur influence à de plus vastes milieux, et ils fondent, en 1868, l’Alliance de la démocratie sociale, organisation anti-étatiste et antireligieuse, destinée non point à combattre, mais à compléter l’Internationale ouvrière, à laquelle le travail particulièrement économique restait attribué, tandis qu’on se réservait d’accorder une plus grande attention aux problèmes d’ordre culturel, sans négliger toutefois les questions économiques.
En juillet 1868, Bakounine adhéra également à l’Association internationale des travailleurs, transporta son domicile à Genève et devint, en juin 1869, rédacteur à « l’Égalité », organe des internationalistes romands. Ses articles de cette époque eussent aussi bien pu figurer dans un journal syndicaliste de 1913 tel que « la Bataille syndicaliste » de Paris.
Le conflit avec Marx ne se fit pas attendre. Quiconque s’imagine que, dans cette lutte, Marx a définitivement vaincu Bakounine, possède la mentalité d’un éphémère. En l’an 2000, ou même avant, la lutte entre Marx et Bakounine éclatera à nouveau.
La victoire de Marx sur Bakounine n’eut point lieu non plus en 1872, lorsque Marx, au congrès de La Haye, fit exclure Bakounine en lançant l’accusation calomnieuse que « Bakounine (s’était) servi de manœuvres frauduleuses pour s’approprier tout ou partie de la fortune d’autrui, ce qui constitue le fait d’escroquerie ». Même après le congrès de La Haye, les idées de Bakounine continuèrent à vivre ; bien plus, en Espagne et en Italie, elles ont duré pendant des dizaines d’années, et elles n’ont complètement disparu que là où l’évolution économique a fait disparaître l’individualité et, partant, la volonté de préserver cette dernière.
Mais dès que l’abondance de vivres et d’autres raisons encore feront réapparaître les individualités, la lutte reprendra entre le principe du « perinde ac cadaver » et la volonté d’être soi-même et d’être libre. Or ce moment viendra et notre époque médiévale – car avons-nous autre chose qu’un autre Moyen Âge ? – devra faire place à une nouvelle Renaissance, c’est-à-dire à une nouvelle culture.
C’est dire en même temps la vraie nature du conflit qui a opposé Marx à Bakounine, les marxistes et les bakounistes de la Première Internationale.
Marx représentait cette couche de prolétaires éprouvant le besoin d’abandonner le soin de penser à leur propre sort à quelque tuteur bienveillant et paternel, en se soumettant à lui comme l’esclave à son maître ; Bakounine, par contre, représentait les prolétaires ayant la prétention de penser par eux-mêmes et de diriger eux-mêmes leurs affaires.
Que Bakounine, venant pourtant d’un pays encore arriéré, représentât justement les ouvriers libertaires, il n’y a là qu’une contradiction apparente. Bakounine venait, sans doute, d’un pays économiquement arriéré, mais en même temps d’un pays où le dressage capitaliste n’avait pas encore dévoré l’homme tout entier, d’un pays où l’homme était encore plus proche du Peau-Rouge que de l’automate rationalisé – de Don Quichotte que de Ford et de Staline.
Les années 1870 – 1874 furent remplies par la lutte engagée avec Marx, et c’est aussi l’époque où les idées anarchistes de Bakounine trouvèrent leur formule définitive.
Ces mêmes années sont également celles de son action sur la Russie et de la rédaction du texte connu sous le nom de « Catéchisme révolutionnaire », l’un des documents les plus intéressants sur une certaine catégorie de révolutionnaires.
Significatif est le point de vue de Bakounine pendant la guerre franco-allemande. Transformer cette guerre en une guerre civile, telle fut, dès le début, sa solution. Après la défaite de Sedan, – il jugea le moment propice pour l’insurrection armée et pour la guerre révolutionnaire contre les Prussiens, et c’est dans ce sens qu’il fit de la propagande et de l’agitation.
Il ne s’en tint pas là ; il se rendit à Lyon, y participa à une tentative d’émeute qui échoua, fut obligé de s’enfuir et, déçu, regagna la Suisse. En 1874, deux ans avant sa mort, bien que déjà corporellement très malade, il prenait encore part aux préparatifs d’une insurrection à Bologne.
VIII
La vie de Bakounine est si extraordinairement riche en traits pittoresques, c’est une vie si pleine de vie que beaucoup n’ont pas prêté attention aux pensées jaillies, au courant de cette vie même, dans l’esprit de Bakounine.
Après chaque poussée vitale, nous trouvons aussi chez lui une poussée idéologique, une phase pendant laquelle ce qu’il a vécu se cristallise en aphorismes ou bien s’organise en fragments de système.
Les années qui vont de 1868 à 1872 sont particulièrement riches en pensées de ce genre – en un genre de pensées étrangères à la génération actuelle. Au cours de ces années, tout ce que Bakounine a vécu, toute son expérience politique se condense en formules. Certes, aux esprits bornés installés des deux côtés de la barricade, à notre époque avide de dogmes, de systèmes et d’orthodoxie, Bakounine ne saurait rien apporter, car on ne trouve point chez lui de ces machines intellectuelles qui saisissent tous les faits qu’on leur fournit pour les transformer automatiquement en saucisses – nous voulons dire en systèmes. Nées de la vie, les idées de Bakounine n’en réjouiront que davantage les quelques rares esprits libres assez impertinents pour exister encore aujourd’hui.
Parmi les pages intéressantes de Bakounine, il faut ranger ce qu’il a écrit de la science
et de ses rapports avec l’homme. Certains plumitifs ont voulu faire de Bakounine une sorte de bouffon malgré lui, de propre à rien et de bohême ; peut-être quelques phrases tirées de ses « Considérations philosophiques » (Œuvres, t. III) leur montreront-elles que ce qu’il y a de bohème, de débraillé chez Bakounine, n’est autre chose que le chaos profondément humain des instincts en révolte contre toutes les traditions, contre toutes les règles tyranniques accablant l’homme, pauvre créature instinctive, de tout le poids de l’histoire de l’humanité. Bakounine, homme d’un pays précapitaliste, fils d’un âge encore préhistorique, se révolte contre une certaine forme économique de la société, contre une forme inadéquate à sa nature ; il se révolte contre la rationalisation de tous et de chacun au sein de la société humaine, contre l’hégémonie du principe du moindre effort, contre l’esclavage de l’homme asservi à Dieu, à l’État, au dogme et à la théorie. Il se révolte contre tous les maîtres, quels que soient les prétextes par eux invoqués, quels que soient les paravents derrière lesquels ils essaient de cacher leur volonté de puissance. Et c’est ainsi qu’il se révolte également contre la tyrannie de la science sur l’homme.
« La science, c’est la boussole de la vie ; mais ce n’est pas la vie. La vie seule crée les choses et les êtres réels. La science ne crée rien. Elle constate et reconnaît seulement les créations de la vie. Et toutes les fois que les hommes de science, sortant de leur monde abstrait, se mêlent de création vivante dans le monde réel, tout ce qu’ils proposent ou créent est pauvre, ridiculement abstrait, privé de sang et de vie, mort-né, pareil à l’homunculus créé par Wagner. Il en résulte que la science a pour mission unique d’éclairer la vie, non de la gouverner. »
« On peut dire des hommes de science, comme tels, ce que j’ai dit des théologiens et des métaphysiciens : ils n’ont ni sens, ni cœur pour les êtres individuels et vivants. Ils ne peuvent prendre intérêt qu’aux généralités. »
« La science est l’immolation perpétuelle de la vie fugitive, passagère, mais réelle, sur l’autel des abstractions éternelles. »
« Puisque sa propre nature la force d’ignorer l’existence de Pierre et de Jacques, il ne faut jamais lui permettre, ni à elle, ni à personne en son nom, de gouverner Pierre et Jacques. »
« Ce que je prêche, c’est donc, jusqu’à un certain point, la révolte de la vie contre la science, ou plutôt contre le gouvernement de la science. »
« Les individus sont insaisissables pour la pensée, pour la réflexion, même pour la parole humaine, qui n’est capable d’exprimer que des abstractions. Donc la science sociale elle-même, la science de l’avenir, continuera forcément de les ignorer. Tout ce que nous avons droit d’exiger d’elle, c’est qu’elle nous indique, d’une main ferme et fidèle, les causes générales des souffrances individuelles. »
« Les savants, toujours présomptueux, toujours suffisants et toujours impuissants, voudraient se mêler de tout, et toutes les sources de la vie se dessécheraient sous leur souffle abstrait et savant. »
« La vie est une transition incessante de l’individuel à l’abstrait et de l’abstrait à l’individuel. C’est ce second moment qui manque à la science : une fois dans l’abstrait, elle ne peut plus en sortir. »
Auprès de l’homme cultivé, le politicien n’a jamais joui d’une renommée fort brillante, sans doute parce que le second ne tient pas compte de la nuance, ni de l’individualisation, qualités dont la première condition est précisément la culture.
Ses remarques sur la science permettent de voir que Bakounine fait, avec l’individu, intervenir en politique un facteur nettement indiscipliné et sauvage. Or ce trait pourrait justement amener l’homme de culture à goûter la politique de Bakounine.
Du même coup et pour la même raison, Bakounine ne saurait être confondu avec la foule de ces politiciens et de ces hommes modernes en général, qui sont ou des sadiques du gouvernement ou des masochistes de l’obéissance. Bakounine, d’ailleurs, n’est pas davantage moderne en un autre sens. Notre époque est l’époque du système Taylor, de la rationalisation à outrance, non seulement de l’économie et des mouvements corporels de l’homme, mais encore de toute la personnalité humaine. L’idéal, c’est d’organiser l’homme conformément au principe du moindre effort, d’en faire une créature qui « rapporte », au point de vue soit de la propriété privée et de son augmentation, soit de la propriété collective et de l’accroissement de cette dernière. Or, pour l’individu, que l’on rationalise dans le sens de Ford ou bien dans celui de Staline, cela revient exactement au même. Bakounine tout entier, le contenu même de ses rêves, sont le contraire de la rationalisation. Bakounine est chaos, le poète du chaos. Pour Bakounine, les rêves de l’homme ont plus d’importance que toutes les réalités du monde extérieur. Bakounine est poète – il est le chaos. Car, au fond, il n’est pas seulement l’adversaire de l’ordre féodal ou bourgeois : il est l’ennemi de l’ordre.
Bakounine n’est pas moderne. Ce n’est pas un marchand et, aujourd’hui, les individus et les collectivités sont des marchands. Et c’est aussi la raison pour laquelle Bakounine est entièrement incompris du grand nombre.
Il ne pourra redevenir compréhensible que pour une époque qui aura le temps. Mais, de nos jours, ni le capitaliste ni le bolcheviste n’ont le temps. Ils se comprennent mieux, mutuellement, qu’ils ne comprennent Bakounine. Ils se ressemblent beaucoup plus dans leur constitution psychologique, dans toutes leurs vertus et dans tous leurs vices, qu’ils ne ressemblent à Bakounine.
C’est ce qui fait le charme de Bakounine. Le charme de sa vie et de ses idées.
Dans un livre sur la Première Internationale, un petit écrivain officiel de la social-démocratie allemande d’avant-guerre, Gustav Jaeckh, a appelé Bakounine « eine politische Verbrechernatur », « une nature de criminel politique ». Si un démolisseur du Droit est un criminel politique, M. Jaeckh a raison. Bakounine veut briser toutes les tables du Droit qui rétrécissent la nature humaine. Bakounine, plaçant l’homme au-dessus du Droit est vraiment, de par sa nature, un criminel, un démolisseur, comme du reste tous les grands hommes. Et lorsque M. Jaeckh trouve cela affreux, cet auteur montre tout simplement qu’il manque quelque chose à ses pareils pour comprendre l’humaine grandeur.
Bakounine exige la suppression de tout ce qui s’oppose, dans le « droit », au fécond devenir de l’homme. Bakounine est avec ce qui est nouveau, avec ce qui devient, avec ce qui est à venir, contre le passé, le présent, le traditionnel. Il est avec la fécondité du chaos contre ce qui est condamné à mourir. Bakounine est une nature prométhéenne ; à côté de lui, Kropotkine est une manière de George Sand et Marx un policier rouge, un fonctionnaire du Guépéou.
Bakounine est un destructeur du Droit. L’idolâtre du droit proclame : « Vivat justitia pereat mundus », tandis que Bakounine vient crier ce que Rabelais, déjà, avait écrit : « Fais ce que voudras ».
Ceux qui aiment à gouverner savent très bien que le meilleur moyen d’asseoir leur puissance actuelle ou future est d’appeler individualistes tous ceux qui prêchent aux hommes la liberté et l’insubordination. Aussi tous les autoritaires n’ont-ils pas manqué de traiter Bakounine d’individualiste, afin de le faire apparaître comme un être antisocial, aux yeux de braves gens inoffensifs, mais quelque peu bornés. Pourtant, Bakounine n’est rien moins qu’un individualiste. Bakounine est l’être social par excellence. C’est l’homme qui ne peut vivre sans amitiés, sans camaraderies, sans la plus chaude ambiance fraternelle. On ne saurait, aujourd’hui, compter les « révolutionnaires » qui prétendent pouvoir revendiquer pareil titre parce qu’ils sont capables de trahir un ami au nom d’une « idée ». Ils en sont même fiers. Ils appellent cela se subordonner sans arrière-pensée à la collectivité, se fondre en elle, être socialiste, communiste. Dès sa plus tendre enfance, Bakounine a ressenti un besoin immense de fraternité, de communion intime avec les hommes. Cette communion, pour lui, constituait l’une des conditions nécessaires de la vie, elle lui était presque la vie même. Si cette intime communion, cet amour mutuel, arrivait à prévaloir, rien, disait-il, ne serait impossible.
Tandis qu’on pourrait très bien se représenter Marx observant les hommes du haut d’une tour et leur indiquant leur route par radio, on ne saurait imaginer Bakounine autrement qu’au milieu d’une troupe de camarades. Si homme fut jamais « zôon politikon », c’est incontestablement Bakounine.
IX
Lorsque, au printemps de 1873, le révolutionnaire Debagory Mokrievitch vint à Locarno rendre visite à Bakounine, il le trouva couché et respirant avec peine, le visage enflé et des poches sous les yeux. En se levant, Bakounine toussa affreusement, ne pouvant respirer, et son visage boursouflé devint tout bleu. Il se trouvait déjà dans un stade avancé d’inflammation rénale chronique compliquée d’hypertrophie du cœur et d’hydropisie. Les ennemis du dehors n’avaient pu vaincre ce géant, ni briser en lui l’espoir et le courage combatif. Ce que tous ses adversaires ensemble n’avaient pas réussi à faire fut accompli par la maladie : l’activité amoindrie des reins entraîna l’intoxication du sang et par conséquent du cerveau. Le corps refusa à celui-ci toute force superflue. Certes, Bakounine ne descendit pas au niveau de ses contemporains. Pour un savant de cabinet, un ministre, un théologien ou même pour un prince de l’Eglise, ce cerveau eût encore possédé une valeur au-dessus de la moyenne. Mais il ne suffisait plus, en un temps où il eût fallu un nouveau renversement de toutes les valeurs, pour adopter une attitude nouvelle devant le monde. Car une attitude nouvelle, une métamorphose de l’esprit étaient devenues nécessaires, la défaite sanglante du prolétariat parisien en 1871 ayant entraîné le reflux de la marée révolutionnaire, la réaction sortant de la guerre civile consciente de sa victoire, et une nouvelle ère de prospérité capitaliste semblant promettre à de nouvelles couches prolétariennes leur ascension vers l’aristocratie du travail.
Bakounine comprit que ses propres forces ne suffisaient plus, dans la situation nouvelle. Se considérant comme un vétéran de la révolution, son rêve eût été de mourir dans le tourbillon d’une grande émeute.
En 1873, l’activité politique de Bakounine avait pris fin.
Le reste de ses jours fut attristé par les chagrins et par les soucis. Une dernière fois encore, en 1874, il prit part aux préparatifs d’une tentative d’insurrection, étouffée avant l’heure, à Bologne… Ce n’était plus, comme jadis, par amour joyeux du combat : ne pouvant plus vivre, ce qu’il voulait, c’était mourir sur une barricade. Ce désir, il ne put le réaliser. Le 1er juillet 1876, à Berne, il succombait à une crise d’urémie.
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