La Presse Anarchiste

La poésie

« Béant comme un vol­can et frileux
comme lui dans ses moments eteints. »

La recherche de la vérité
en poé­sie est un com­bat bru­tal. « Aus­si bru­tal que la
bataille de l’homme », disait Rim­baud. Confrontées
sans cesse l’une à l’autre, la véri­té de
chaque jour et la poé­sie s’épousent quelquefois. «
 Feuillets d’Hypnos » était fils des hommes dressés
au cœur des heures noires.

Et là au long des 170
pages de la « Recherche de la Base et du Som­met » [[« 
Recherche de la Base au Som­met », par René Char.
Col­lec­tion Espoir, diri­gée par Albert Camus. Gal­li­mard.]] et
des qua­rante des « Poèmes des deux années »
[[« Poèmes des deux années ». GLM
édi­teur.]], l’on entend le pas d’un homme et sa voix sans
cesse inter­ro­geant et s’interrogeant : « Lequel est l’homme
du matin, et lequel celui des ténèbres ? »

Com­po­sé de billets, de
notes, d’appels, la « Recherche…» est un quotidien
taillé dans la pierre à feu. Char, san­glier à
l’affût, sait qu’il ne sera « jamais assez attentif
aux atti­tudes, à la cruau­té, aux convul­sions, aux
inven­tions, aux bles­sures, à la beau­té, aux jeux de cet
enfant vivant près de nous avec ses trois mains, et qui se
nomme le présent ».

Né dans une Provence
tra­gique, mécon­nue, fait de pierre et d’eau vive, ce livre
est aus­si le livre de l’amitié.

Marge fra­ter­nelle et lucide,
c’est le Char « du pays d’à côté, du
ciel qui vient d’être englou­ti ». Par­tir de la
conscience miné­rale – pure­té inerte – c’est la
marche sans trêve du poète vers la beau­té armée,
et pour­tant si nue. C’est la « san­té du malheur »
déjà affir­mée dans « À une sérénité
cris­pée ». « Tout l’embasement néanmoins
est à réin­ven­ter, la vie bou­sillée est à
res­sai­sir…» Voi­là pour­quoi les grands oiseaux volent
sans repos et même au sol battent des ailes. « La maladie
de mouche » guette. La soif de la craie. Le feu du silex. De
craie et de silex, cette peau colle à la chair toujours.
Ful­gu­rante, lan­cée d’un jet, et pour­tant douée du
second souffle, la phrase brûle : « Disant juste, sur la
pointe et dans le sillage de la flèche ». Et fait
mouche.

Cette « Recherche de la
Base et du Som­met » est un livre bien gênant pour
cer­tains. Face à « ces acteurs à la langue coupée
 », près de Char se tiennent quelques « Matinaux ».
Rim­baud consu­mé « jusqu’à la dernière
goutte du sang hur­lé et jusqu’au sel de la splendeur ».
Eluard « ancien jumeau fen­du ». Les frères
pré­sents : Gia­co­met­ti, Braque…

Et Cre­vel qui ne par­ta­geait pas,
qui don­nait. Cre­vel tra­hi par tant d’amis : « Leur
des­cen­dance est assu­rée pour de nom­breuses années. Ils
ont si bien fait leur compte qu’ils ont des fils jusque par­mi nous.
Nous connaî­trons l’époque d’une autre peur. Bah, je
parie ma vie contre l’entreprise. »

Il sait les flammes gâchées.
Cette nuit de la Saint-Jean étouf­fée len­te­ment par tous
« les inver­tis de l’imagination ». Alors il écrit
 : « Ce n’est pas moi qui ait sim­pli­fié les choses,
mais les choses hor­ribles m’ont ren­du simple, plus apte à
faire confiance à certains… »

« Recherche de la Base et du
Som­met », coin plan­té en chair, figure toute nue de
géo­mé­trie pre­mière, petit tri­angle et son reflet
dans les eaux, losange de cou­leurs vives don­né aux hommes.
Peut-être pre­mière pièce du cos­tume d’Arlequin
(ce cos­tume fait par tous), pour une fête du feu : « Nous
res­te­rons atta­chés, en dépit des doutes et des
inter­dits, à cette Illu­sion par­fi­lée de gaieté
et de larmes… »

Tout n’est pas « caillé
 » encore et à jamais, puisque, nour­rie de la vie
enva­his­sante même, il y a la ten­dresse. Contre cette solitude
sans cesse mena­çante et repous­sée, René Char
fait feu de toutes les brin­dilles gla­nées. Et ce «
 Rem­part de brin­dilles » qui ouvre « Poèmes des
deux années », il est fait d’amour surtout : «
 Jeunes hommes, pré­fé­rez la rosée des femmes,
leur cruau­té luna­tique à laquelle votre vio­lence et
votre amour pour­ront ripos­ter, à l’encre inani­mée des
meur­triers de plumes. Tenez-vous plu­tôt, rapides poissons
mus­clés, dans la cascade. »

Et cette liber­té si
cher­chée, lavée de sable et du sang à peine
séché, sort de la vague ruis­se­lante et aiguilles de
soleil aux yeux ren­dus. C’est « Claire », c’est la
jeune fille dans la prai­rie : « Ma vie future, c’est ton
visage quand tu dors ». « Sou­dain l’amour, l’égal
de la ter­reur, – D’une main jamais vue arrête l’incendie,
– redresse le soleil, recons­truit l’Amie. » Et c’est
l’homme « pous­sé dans l’avenir comme un outil affamé
et fié­vreux », l’homme qui « paye­ra le prix »
et « qui brusque les adieux pour être là quand le
pain sort du four ».

C’est René Char, pierre
vive, c’est la mort repous­sée de quelques heures, et les
copains au même destin…

Jean-Jacques Mor­van

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