La Presse Anarchiste

L’accusateur s’accuse

 
On n’a pas oublié le
grand suc­cès du drame « Sur la terre comme au ciel »,
de l’écrivain vien­nois Fritz Hochwäl­der. Depuis,
Hochwäl­der a fait jouer « Dona­dieu » et «
 l’Accusateur public », deux pièces dont la traduction
vient de paraître en un volume (à la Table ronde). Dans
la seconde, Fritz Hochwäl­der a pris pour sujet – sujet actuel
 ! – le méca­nisme de la Ter­reur, la fata­li­té de la
machine, une fois qu’elle est mon­tée, car, qu’il s’agisse
des ter­reurs tota­li­taires contem­po­raines ou de leur préfiguration
fran­çaise pré­ther­mi­do­rienne, rien, cette machine, ne
peut l’arrêter, l’empêcher de détruire même
ses auteurs ou ses ser­vants. Ici, l’accusateur public, ce n’est
donc pas M. Wichins­ky, mais Fou­quier-Tin­ville. Pour suivre les deux
scènes qu’avec l’amicale auto­ri­sa­tion de l’auteur nous
repro­dui­sons ci-des­sous, il suf­fit de savoir que nous sommes après
le 9 ther­mi­dor. Fou­quier, bien enten­du, est res­té en place.
Thé­ré­sia (Madame Tal­lien) s’est juré d’avoir
sa tête pour abattre défi­ni­ti­ve­ment la Ter­reur (qui
jusqu’ici fonc­tionne encore – contre les ter­ro­ristes). Mais
Fou­quier, qui est au prin­ci­pal levier de com­mande, est pratiquement
inat­ta­quable. Tou­te­fois, la loi de prai­rial lui donne le pouvoir
d’établir un man­dat en blanc. Sou­cieux de plaire à
celle dont il a flai­ré l’avènement à la
toute-puis­sance (car l’insignifiant Tal­lien ne compte pas),
Fou­quier, sans savoir qu’il est lui-même ain­si l’instrument
de sa propre perte, éta­blit ce man­dat. Un seul obs­tacle encore
 : le man­dat doit être signé par un juge, et tous les «
 bons » juges, depuis le 9 ther­mi­dor, ont été
liqui­dés. Qu’à cela ne tienne. Fou­quier, qui par
ami­tié (tout arrive !) a sau­vé l’ex-juge
Mon­ta­né, le réin­tègre et lui demande de lui
payer sa dette de recon­nais­sance en lui don­nant sa signa­ture :

Fou­quier-Tin­ville, Thérésia,
Montané

Mon­ta­né : Et je dois
signer en blanc ?

Fou­quier-Tin­ville : Oui.

Mon­ta­né : Comme un aveugle
 ?

Fou­quier-Tin­ville : Comme un
aveugle.

Mon­ta­né : Pour rien au
monde (Il lui rend le papier.)

Fou­quier-Tin­ville (avec
indif­fé­rence) : Comme tu vou­dras. (Il remet le man­dat d’arrêt
sur son secrétaire.)

Thé­ré­sia (se lève)
: Pour rien au monde ? Vous dési­rez ardem­ment la liberté
et vous refu­sez de lui frayer un che­min ? Vous prétendez
abhor­rer la Ter­reur et vous vous récu­sez lâche­ment quand
il s’agit de l’abolir par le sang ? Croyez-vous peut-être
que l’homme dont le nom figu­re­ra sur ce papier, hési­te­ra une
seconde quand il s’agira d’anéantir des légions
d’innocents ? Pour­vu que cela lui donne le moindre avan­tage ! J’ai
vu, à Bor­deaux, de quelles cruau­tés étaient
capables les créa­tures de la Ter­reur. Je sais des bateaux
char­gés de ces mal­heu­reux qu’on allait noyer comme des rats.
J’ai vu de mes yeux, à Meu­don, comme on fabri­quait des
per­ruques avec les che­veux des cadavres, et comme leurs peaux
par­taient à la tan­ne­rie pour qu’on en fît du cuir.
Mais vous, citoyen Mon­ta­né, vous hési­tez à vous
salir les mains – au moment où il s’agit de don­ner le coup
de grâce à la Ter­reur. Ne voyez-vous vrai­ment pas comme
les bandes de Fré­ron et les jaco­bins cachés, ces Collot
et ces Billaud se réjouissent de la longévité
d’une loi dont ils espèrent pou­voir se ser­vir à leur
manière, un jour pro­chain ? Vous disiez que mon nom était
pour vous, à l’époque des per­sé­cu­tions, comme
un appel à l’humanité. Eh bien, j’ai honte, à
pré­sent, d’avoir ris­qué ma vie pour des hommes trop
lâches ou trop faibles pour en finir avec leurs enne­mis lorsque
l’occasion s’en pré­sente. – Allez-vous-en ! Vous êtes
indigne de la liber­té. Atten­dez tran­quille­ment que l’on
vienne vous cher­cher au nom de cette Ter­reur que vous ménagez
actuel­le­ment avec tant de sen­si­bi­li­té. Allez-vous-en. (Un
temps.)

Mon­ta­né
Fou­quier) : Donne-moi le man­dat d’arrêt.

Fou­quier-Tin­ville (près du
bureau) : Voici.

Mon­ta­né (prend la plume) :
Tant pis pour mon nom. Pour­vu que le prix en soit réellement
la liber­té. (Il signe.)

Fou­quier-Tin­ville : On te
remet­tra ce man­dat, scel­lé, ce soir, à l’entrée
de la Concier­ge­rie, à dix heures pré­cises. Tu en
don­ne­ras lec­ture, quel que soit le nom de l’accusé.

Mon­ta­né : Quel que soit le
nom de l’accusé. Puisque c’est l’ordre de celle qui a
sau­vé les per­sé­cu­tés de Bor­deaux. Elle peut
comp­ter sur moi.

Thé­ré­sia : Je vous
en sau­rai gré, citoyen Montané.

Mon­ta­né : Je serai
lar­ge­ment récom­pen­sé si le prix de mon pre­mier crime
est la liber­té. (Il s’incline légè­re­ment et
sort.)

Fou­quier-Tin­ville, Thérésia

Fou­quier-Tin­ville (plie la
feuille que Mon­ta­né vient de signer et la donne à
Thé­ré­sia) : Voi­là votre enne­mi anéanti.
Mais si déjà il médi­tait la contre-attaque ?

Thé­ré­sia : Il ne se
doute de rien.

Fou­quier-Tin­ville : En êtes-vous
si sûre que cela ?

Thé­ré­sia :
Absolument.

Fou­quier-Tin­ville : Quelle tête
il fera lorsque son sort se révé­le­ra à lui
subi­te­ment ! Un tel spec­tacle est l’une des choses les plus
curieuses que l’on puisse voir. Inou­bliable pour qui l’a vu.

Thé­ré­sia : Cela
vous est arri­vé sou­vent d’assister à de tels
spectacles ?

Fou­quier-Tin­ville : Des douzaines
de fois. Si je pense à Legris, par exemple, je ne peux pas
m’empêcher de rire : il ne vou­lait pas y croire. Embarqué
sur la char­rette, il ne se las­sait pas de nous crier : « C’est
une erreur ! C’est une erreur ! »

Thé­ré­sia : Aucune
de ces vic­times n’a essayé de vous résister ?

Fou­quier-Tin­ville : Com­ment cela
 ?

Thé­ré­sia : En se
débattant ?

Fou­quier-Tin­ville : Entouré
de gen­darmes qui vous bran­dissent leurs piques au nez, ce n’est
guère pos­sible. Le moindre mou­ve­ment impru­dent, et vous
arri­vez place de la Révo­lu­tion à l’état de
cadavre, comme Valazé.

Thé­ré­sia : Et s’il
com­mence à parler ?

Fou­quier-Tin­ville : N’ayez
crainte : il ne dira mot.

Thé­ré­sia : S’il
nie ?

Fou­quier-Tin­ville : Un homme muet
ne sau­rait nier. Et puisqu’il est cou­pable, il ne peut être
ques­tion de nier. Un cou­pable est tou­jours cou­pable. Nier ! Nous
irions loin si nous admet­tions cela !

Thé­ré­sia : Une
seule parole pourtant…

Fou­quier-Tin­ville : … lui
serait cou­pée infailli­ble­ment. Avant qu’il ne saisisse
exac­te­ment ce qui se passe, San­son le prend en charge devant la porte
et en fait son affaire. Arri­vé à la Concier­ge­rie, il
pour­ra crier tant qu’il vou­dra ; on en a l’habitude.

Thé­ré­sia : Sa
per­sonne, son rang, tout cela pour­rait tout de même jouer.

Fou­quier-Tin­ville : Plus à
la Concier­ge­rie. Les Giron­dins ont eu beau se mettre en colère.
Per­sonne n’y a fait atten­tion. Per­sonne n’a répon­du aux
cris des vic­times de Dan­ton, per­sonne n’a répon­du aux cris
de Dan­ton. Le cochon Hébert a failli cre­ver de peur. Tous les
enne­mis de Robes­pierre sont pas­sés par là, en attendant
que Robes­pierre y pas­sât lui-même. L’indifférence
de notre per­son­nel est res­tée immuable. La rou­tine fait bien
des choses.

Thé­ré­sia :
(com­mence subi­te­ment à trembler).

Fou­quier-Tin­ville : Qu’avez-vous
donc ?

Thé­ré­sia : (le
regarde fixement).

Fou­quier-Tin­ville : Voi­ci une
chaise. Je vous prie, asseyez-vous. Repo­sez-vous. Un verre d’eau ?

Thé­ré­sia (se laisse
tom­ber sur sa chaise) : Je vous suis reconnaissante.

Fou­quier-Tin­ville (apporte de son
secré­taire un cara­fon et un verre, donne à boire à
Thérésia).

Thé­ré­sia (boit) :
Mer­ci. Cela se passe.

Fou­quier-Tin­ville (après
avoir rap­por­té cara­fon et verre) : Il ne faut pas faiblir
main­te­nant. La machine tourne, nous ne pou­vons plus l’arrêter.
Cet homme tom­be­ra. Vous l’avez ain­si vou­lu vous-même. Il
serait désor­mais dan­ge­reux pour vous de chan­ger d’avis.

Thé­ré­sia : Ce
n’était rien. Une fai­blesse qui passe.

Fou­quier-Tin­ville : Vous ne vous
ima­gi­nez pas à quel point j’avais envie par­fois de
m’évanouir. C’est un excellent moyen de se défaire
de toute res­pon­sa­bi­li­té, de deve­nir en un clin d’œil un
homme bon. Hélas ! c’est un luxe que je n’ai jamais pu me
payer. Si je perds mon assu­rance, c’en est fini de moi. C’est le
métier qui veut cela.

Thé­ré­sia : Si vous
per­dez votre assu­rance, c’en est fini de vous ?

Fou­quier-Tin­ville : Oh, j’en ai
tel­le­ment assez, assez, assez ! Mais quand on est enga­gé dans
ces his­toires-là, il n’y a plus moyen de recu­ler. Et on
s’enlise de plus en plus. Il faut conti­nuer tout droit, sans
regar­der à gauche, sans regar­der à droite. Sans poser
de ques­tions. Sans don­ner de réponses. Sans scru­pules ni
remords. Tout cela est bon pour le reste de l’humanité, pour
ceux qui ont la vie plus facile. Si vous croyez que cela fait
plai­sir, de pas­ser pour le cham­pion de la cruau­té – que cela
donne de la satis­fac­tion de se sen­tir vomi par ceux-là mêmes
qui se servent de vous –, de n’avoir pas le droit de pen­ser à
la pitié, à la cha­ri­té, au droit, à la
jus­tice… Ah ! la cruau­té est deve­nue bien com­mune depuis
quelque temps, l’humanité pro­gresse à pas de géant
– cela ne lui réus­sit pas dans tous les domaines.

Thé­ré­sia : (se
lève).

Fou­quier-Tin­ville (lui offre son
bras).

Thé­ré­sia
(l’accepte) : Peut-on vivre – tout à fait en dehors de la
charité ?

Fou­quier-Tin­ville : On peut tout
en ce monde. Seule­ment, cer­taines choses se paient bien cher. J’ai
payé moi – et me voi­là au bord de la faillite.

Fritz Hochwäl­der

(Tra­duit de l’allemand par
Richard Thieberger)

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