La Presse Anarchiste

Lectures

En marge
du livre de Voline sur « la Révo­lu­tion inconnue »

L’histoire
héroïque et tra­gique des marins de Krons­tadt peut être
envi­sa­gée sous deux angles très dif­fé­rents et, à
vrai dire, dia­mé­tra­le­ment oppo­sés. Celui de la
dic­ta­ture com­mu­niste, et celui de l’émancipation humaine
(dont l’anarchisme est la forme la plus com­plète, de même
que la dic­ta­ture com­mu­niste est la forme la plus totale d’oppression
connue jusqu’à ce jour).

  *  *  *

Sous
l’angle de la dic­ta­ture com­mu­niste, Krons­tadt, forteresse
révo­lu­tion­naire, consti­tuait en 1917 un élément
de des­truc­tion des par­tis libé­raux, pay­sans et
socia­listes-démo­cra­tiques (qui domi­naient dans la
Consti­tuante) et un fac­teur déci­sif dans la dua­li­té de
pou­voir qui s’établit entre les Soviets d’ouvriers et
sol­dats et le gou­ver­ne­ment « petit bour­geois » de
Kérins­ky. Mais le Par­ti com­mu­niste, en octobre 1917, mit fin à
cette dua­li­té de pou­voir, d’une part en ren­ver­sant le
gou­ver­ne­ment petit-bour­geois, et de l’autre en asser­vis­sant les
soviets ouvriers – à la faveur de la neutralisation
réciproque.

La
révolte de Krons­tadt, de même que la chevauchée
makh­no­viste, se situa en défi­ni­tive comme un com­bat imposé
par la dic­ta­ture com­mu­niste à ses anciens alliés de
1917, et pous­sé par elle jusqu’à la liquidation
totale de ces mêmes alliés. Natu­rel­le­ment, les calomnies
lan­cées contre les marins de la Bal­tique et les paysans
ukrai­niens furent emprun­tées à la démagogie
jaco­bine et com­mu­niste bien connue : « agents de la réaction
 », « agents de l’étranger », «
 traîtres à la patrie et à la révolution ».
Inutile de « dis­cul­per » les vic­times de la tyrannie
rouge : on n’a pas à s’excuser de com­battre, même
par les armes, l’oppression sous sa forme la plus viru­lente et la
plus des­truc­trice ; on n’a pas à s’excuser d’être
anti­com­mu­niste, pas plus que d’être anti­fas­ciste ou
antihitlérien.

  *  *  *

Du point
de vue liber­taire, Krons­tadt mar­quait un réveil de conscience
de la part des élé­ments qui avaient cru voir dans le
bol­che­visme un élé­ment « socia­le­ment progressif
 », un « ache­mi­ne­ment his­to­rique vers l’affranchissement
du tra­vail », et qui furent ame­nés par les faits à
com­prendre que le bol­che­visme était exac­te­ment le contraire de
tout cela.

On ne
peut nier que Krons­tadt ait pré­sen­té et défendu
des reven­di­ca­tions aux­quelles les anar­chistes ne peuvent qu’applaudir
et qui conservent toute leur valeur dans les pays du rideau de fer :

  1.  
    Le
    vote secret, avec pleine liber­té de parole et d’expression
    pour toutes les ten­dances au sein des orga­ni­sa­tions telles que
    syn­di­cats, com­munes et coopératives.
  2. L’exclusion des par­tis poli­tiques, c’est-à-dire des
    for­ma­tions qui sup­priment le libre jeu des ten­dances et leur
    sub­sti­tuent la cap­ta­tion orga­ni­sée des suf­frages et des
    fonctions.
  3. La
    sépa­ra­tion entre tout par­ti et l’État (ou, ce qui
    revient au même, entre toute Église et l’État),
    donc du pou­voir spi­ri­tuel et du pou­voir tem­po­rel, n’est pas autre
    chose que la véri­table laïcité.
  4. La
    pleine liber­té ren­due aux pay­sans et aux arti­sans d’utiliser
    terres, bétail, ins­tru­ments et locaux en leur pos­ses­sion, sans
    exploi­ta­tion du tra­vail d’autrui.
  5. Enfin
    la recom­man­da­tion d’épargner le sang humain et de traiter
    les adver­saires pré­su­més comme des individus
    sus­cep­tibles de s’émanciper et non pas comme de simples
    ins­tru­ments de l’appareil d’oppression sociale en voie de
    liqui­da­tion, élève la com­mune de Krons­tadt à une
    hau­teur morale rare­ment atteinte par les révo­lu­tions du passé.

  *  *  *

Un
der­nier mot, en réponse à ceux qui considèrent
encore l’anarchisme comme la fina­li­té imma­nente au
com­mu­nisme, et les anar­chistes comme les francs-tireurs ou la pointe
d’avant-garde dans un com­bat où les com­mu­nistes sont le gros
de l’armée. On a pré­ten­du que Lénine et
Trots­ky au lieu de trai­ter les marins de Krons­tadt (selon leur propre
expres­sion) comme du gibier ou de la ver­mine – auraient pu
s’entendre avec eux pour conso­li­der le sys­tème communiste ;
ils auraient pu ain­si, ajoute-t-on, s’épargner le retour en
arrière vers la NEP.

C’est
là un point de vue que je connais bien pour l’avoir partagé
pen­dant les années 1920 avec des révo­lu­tion­naires de
bonne foi. Je pense qu’il est insou­te­nable aujourd’hui, et cela
pour deux rai­sons essen­tielles. D’abord, nous savons aujourd’hui
que la NEP, seule, a per­mis au peuple russe d’échapper à
la mort par la famine et à la désorganisation
éco­no­mique la plus totale ; la période 1921 – 1928 est
encore, dans la mémoire des tra­vailleurs russes, celle des
vaches grasses, de la paix inté­rieure et de la prospérité
crois­sante, entre deux périodes de ter­reur et de famines
épou­van­tables. Ensuite, il faut recon­naître que les
liber­tés rela­tives octroyées par la NEP étaient
effec­ti­ve­ment une conces­sion faite aux reven­di­ca­tions popu­laires dont
Krons­tadt se fai­sait le porte-voix [[Il en a été de
même, depuis lors des conces­sions faites par l’administration
russe des pays satel­lites, après les jour­nées de juin
1953 en Alle­magne et en Tchécoslovaquie.]].

Ces
reven­di­ca­tions, la dic­ta­ture bol­che­vique ne pou­vait les accueillir
sous une pres­sion exté­rieure, sans pro­non­cer sa propre
déchéance et sa propre liqui­da­tion : elle devait, pour
se main­te­nir intacte tout en échap­pant à une situation
éco­no­mique déses­pé­rée, com­men­cer par
mas­sa­crer jusqu’au der­nier les hommes qui exi­geaient des réformes,
avant de réa­li­ser d’en haut une par­tie de ces réformes
par une déci­sion « sou­ve­raine » du pou­voir absolu.
C’est ain­si que tous les tour­nants bol­che­viks depuis 1917 se sont
accom­pa­gnés d’une purge impi­toyable des éléments
qui avaient deman­dé un chan­ge­ment d’orientation : avant
d’adopter leur poli­tique, la dic­ta­ture les a liqui­dés. C’est
le pro­cé­dé inverse qu’utilisent les régimes
par­le­men­taires qui dis­posent d’équipes de rechange et les
conservent soi­gneu­se­ment pour satis­faire, en appa­rence au moins, à
toutes les fluc­tua­tions de l’opinion. Un régime
par­le­men­taire eût sans doute pro­po­sé à «
 ceux de Krons­tadt » de par­ti­ci­per, par l’intermédiaire
de leurs délé­gués, à une nouvelle
assem­blée légis­la­tive et à un nou­veau ministère
 ; un régime des­po­tique n’avait d’autre res­source que de
les tuer pour s’emparer ensuite de la par­tie politiquement
uti­li­sable de leur « programme ».

A.
Prudhommeaux

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