La Presse Anarchiste

Lectures

Ce qu’est
la Russie actuelle par rap­port à nous, nous en avons quelque
idée. Mais qu’est la Russie sovié­tique par rap­port à
ce que fut la Russie tsariste ? Y a‑t-il eu, dans l’ensemble,
déclin, con­stance ou pro­grès ? Vit-on mieux, moins
bien, aus­si bien ou aus­si mal qu’autrefois ? La ques­tion n’est
pas facile et l’auteur, qui a le mérite incon­testable de lui
chercher une réponse objec­tive, ne sem­ble pas dis­pos­er de
l’échelle de mesure dont il aurait besoin. La Russie
tsariste fut un pays d’administration tra­cas­sière et
cor­rompue, où la sta­tis­tique revê­tait un caractère
assez fan­tas­tique ; la Russie stal­in­i­enne et néo-stalinienne
sem­ble pouss­er à l’absurde les mêmes défauts,
et, d’ailleurs, ne ren­seigne plus depuis longtemps le monde
extérieur, non plus que ses pro­pres citoyens, sinon par des
pour­cent­ages d’accroissement dont la base est incon­nue. Exception
faite de quelques rap­ports récents dont M. Pinoteau n’a pu
faire état. Enfin, les chiffres offi­ciels sont trompeurs par
déf­i­ni­tion ; tout ce qui échap­pait et échappe
encore au marché et à l’impôt, dans une
économie presque sans trans­port, de con­som­ma­tion sur place, se
dérobe aus­si au con­trôle ; et l’exécution des
plans offi­ciels et leur « dépasse­ment » sont
couram­ment l’occasion de fic­tions graphiques, qui relèvent à
la fois de l’humour, du marché et de la mis­ère noirs.
Si donc la Moscovie, comme l’ont con­staté des observateurs
intel­li­gents, est à la fois le pays du paysan dis­sim­u­la­teur et
des villes ou vil­lages de Potemkine ; si le peu­ple tra­vailleur et
l’État n’ont jamais cessé de se men­tir, et si leur
iden­ti­fi­ca­tion mythique n’est qu’un men­songe de plus, on doit en
con­clure que, en défini­tive, les intu­itions du voyageur valent
bien les con­nais­sances abstraites du com­pi­la­teur de chiffres, et l’on
est réduit à deman­der à M. Pinoteau des
impres­sions, plutôt que des statistiques.

Or, ses
impres­sions sont rich­es et nuancées. Il a par­cou­ru la Russie
de 1914 et celle de 1948 dans toute la mesure où un agent
diplo­ma­tique français était autorisé à le
faire ; il a cer­taine­ment beau­coup vu et beau­coup lu, et semblé
avoir eu ce flair qui per­met de trou­ver et retenir l’essentiel. Il
ne nég­lige ni le lieu com­mun ni le para­doxe ; et le pondérable
comme l’impondérable, le fait général comme
l’anecdote trou­vent place dans ses écrits. Il cite
volon­tiers et bril­lam­ment ses devanciers, avec une préférence
mar­quée pour le mar­quis de Cus­tine (dont Alexan­dre Herzen
dis­ait qu’il était l’étranger ayant le mieux
com­pris la Russie).

Les
prob­lèmes de tech­nique indus­trielle et agri­cole ne sont pas
étrangers à notre auteur, et jouent dans son tableau un
rôle impor­tant auprès des problèmes
démo­graphiques, financiers, poli­tiques ou militaires.
Cer­taines pages un peu bâclées, de con­tenu comme de
style, nous font toute­fois regret­ter l’écrivain sub­til et
châtié qui parais­sait surtout dans ses premiers
chapitres.

Quoi
qu’il en soit, évi­tant de répéter les schémas
usés sur le bolchevisme, sa théorie, ses grands hommes
et ses rap­ports avec le monde cap­i­tal­iste, et four­nissant par contre
de l’histoire russe d’avant 1917 un rac­cour­ci vivant et original,
M. Robert Pinoteau a fait œuvre utile et agréable, dans un
livre instruc­tif et de bonne compagnie.

André
Prudhommeaux


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