[[Ce sont ici deux fragments d’un
assez ancien récit-chronique de famille que j’ai récemment
retrouvé dans mes papiers. Ils n’ont pas la prétention
d’être une œuvre. Mais il m’a semblé que leur
couleur (un peu pâle) et surtout leur substance très
essentiellement puisée au souvenir des souvenirs d’une
grand-mère communarde (la fille du menuisier poète
Eugène Barbier, mort en déportation à Lambessa,
dont il sera un peu question plus loin) leur faisaient une place
presque légitime dans ce cahier où la magistrale «
Introduction » de Brupbacher évoque entre autres, autour
de Bakounine (également présent dans ces pages), le
Paris d’après février [18]48. (S.)]]
I
Par ce matin d’avril 1848,
Alexis Cordier, malgré la toute récente brusquerie du
cinquième changement de régime survenu depuis le
commencement du siècle, se rend, très régulièrement,
au travail.
Même, sorti de sa maison de
la rue Geoffroy‑l’Asnier avec un peu d’avance, il décide,
pour gagner l’atelier de sculpture – figure et ornement – de la
rue de Bretagne, où, sous la direction du père Goupil,
il n’y a pas si longtemps, il a terminé son apprentissage,
de passer par la Bastille et les boulevards. Les étroites rues
du Marais, qui d’ordinaire l’enchantent, feraient trop piètre
honneur au premier soleil de l’année ; surtout, leur sombre
et laborieux labyrinthe reste trop étranger à l’air
de fête – sous-tendu d’inquiétude – encore
répandu, ailleurs, sur la capitale. Tandis que dans les
grandes artères des restes de barricades perpétuent un
beau désordre martial, avec, çà et là,
dans leur équipement hétéroclite, des groupes en
armes, gardes nationaux ou montagnards de Caussidière.
Ce besoin d’assister à
l’histoire, les journées d’atelier contribuent elles-mêmes
à l’entretenir. Jamais la tradition des lectures à
haute voix ne fut plus vivante. Mais aux livraisons à deux
sous de grands romans romantiques se sont substitués les
premiers tomes de l’« Histoire de la Révolution »
de Michelet. Mirabeau, Danton, Robespierre sont les héros du
jour. Et, avec les autres, Alexis se laisse porter par l’illusion
exaltante de revivre, sous l’égide de la Seconde République,
l’épopée de la première, magnifiée
encore et auréolée par la vision enthousiaste du grand
historien poète.
Non que la politique préoccupe
beaucoup en elle-même le jeune sculpteur. Mais les grands mots
qui sont dans l’air : suffrage universel, ateliers nationaux,
gouvernement provisoire, ont empli tous les cœurs d’un espoir
immense. Et puis, il est si beau, à vingt ans, de rêver
au visage idéal de la justice. Bien rares sont les jours où
Alexis ne se sent point l’irrésistible envie d’embrasser
dans la rue de ces ouvriers en blouse qui, un peu partout, discutent
à voix sonore et jurent d’exterminer les tyrans. Ou bien,
non moins ému devant la redingote élimée de
quelque orateur de carrefour, lui aussi applaudit lorsqu’il entend
réclamer la libération des peuples frères.
Oh ! certes, mis entre ses mains,
un fusil lui semblerait le plus encombrant, le plus saugrenu des
ustensiles. Mais cela ne l’empêche pas – faut-il dire au
contraire ? – d’être de cœur avec ceux qui savent s’en
servir.
Sur la place de la Bastille, à
part deux ou trois attroupements, rien, du reste, de bien particulier
ne s’offre aux yeux du jeune homme. Rien – sinon le soudain
enchantement du printemps parisien allégeant de l’ombre
découpée de leurs balcons les hautes façades
grises, tandis qu’aux branches entremêlées des arbres
les bourgeons à peine épanouis suspendent comme une
brume timidement verdoyante. Mais trop de phrases de discours, trop
de proclamations, d’articles de journaux, de mots historiques sont
venus, ces derniers temps, bourdonner aux oreilles d’Alexis, pour
lui laisser la faculté d’accueillir en toute ingénuité
la joie naissante de cette matinée d’avril. Une exaltation
d’autant plus grande qu’il en méconnaît la cause
simplement saisonnière le soulève tout entier, et c’est
en se répétant telle apostrophe de Michelet, entendue
récemment à l’atelier, que, presque à son
insu, il fait fête à tous les rayons de soleil descendus
sur son chemin d’entre les interstices des nuages légers ou
des lourdes maisons.
À la hauteur de la rue des
Filles du Calvaire, un groupe de gardes nationaux, de femmes en
cheveux et d’ouvriers est massé devant une affiche. Mais la
presse est trop grande, et c’est tout juste si, s’étant
rapproché, Alexis peut distinguer, imprimés en
caractères gras, les noms de Blanqui et de Proudhon. Aux
propos que, passionnément, on échange autour de lui, il
ne comprend pas grand-chose, sinon qu’il est question d’égalité
et aussi de ce qu’un grand gaillard furibond appelle le mutualisme.
Le mot est nouveau, pour Alexis, et il voudrait bien poser des
questions. Mais l’heure avance, et, hier soir, Goupil n’a‑t-il
pas dit qu’il y aurait un travail pressé ? Alexis se résigne
à poursuivre son chemin. Même, par plus de prudence, il
renonce à remonter le reste du boulevard et, prenant par le
plus court, il emprunte maintenant, dans la direction de l’atelier,
toute une série de ruelles étroites et encore obscures.
Est-ce parce que, nouveau
Schlemil, il a ainsi perdu son ombre et, à la différence
du héros de la légende allemande, du même coup
retrouvé le don de se connaître ? Toujours est-il qu’il
se surprend à sourire en débouchant dans la rue du
Temple.
– Travail pressé ?
Possible ! se dit-il, mais il y a aussi « ma »
passante…
Bientôt, en effet, dans la
foule qui se hâte vers le travail, il la reconnaît de
loin, vive d’allure, un peu grande, mais de port gracieux. Et en
même temps, il reconnaît aussi l’espèce
d’élancement que, chaque fois, il sent au cœur. Oh ! sans
doute, bien des autres jeunes filles, déjà, l’avaient
semblablement ému. Mais cette fois-ci, depuis des semaines,
c’est toujours le même appel, apparemment contrarié –
Alexis le croit certainement – mais, au vrai, suscité, ou du
moins rendu combien plus profond par le vent d’apocalypse qui
souffle sur la ville.
« Pas permis d’être
aussi bête, rage-t-il dès après l’avoir croisée
; dire que je ne saurais même pas préciser la couleur de
ses cheveux ! » Se retournera-t-il ? Mais quoi, se troubler
pour une gamine ? Est-ce qu’il ne s’agit pas de bien autre chose,
sous la République ? Ce placard des Filles du Calvaire, tout à
l’heure, que pouvait-il bien signifier au juste ?… Oui, elle est
brune ! Précise, vivante, l’apparition maintenant vient de
renaître dans son souvenir, avec l’insistante fidélité
de ces visions qui, République ou pas République, font
à la fois le bonheur et la désolation de toute une
journée.
Mais quelque rayon perçant
le clair-obscur du vieux quartier dût-il lui rendre un instant
son ombre, Alexis, aujourd’hui, si du moins alors il s’avisait de
l’apercevoir, la prendrait elle-même à témoin
qu’il est tellement au-dessus de cela. À pleine voix il
chante :
« Tyrans, descendez au
cercueil ! »
Et c’est en marquant le pas sur
le rythme de « la Marseillaise » qu’il arrive enfin rue
de Bretagne.
II
Il est à peine midi et
demi du même jour qu’Alexis et son frère Charles se
retrouvent, de bon appétit, au restaurant du père
Jacques.
– Pas d’erreur, dit Charles,
après les premières bouchées de la portion
traditionnelle de l’endroit – la soupe et le bœuf –
aujourd’hui, tu as l’air d’être encore plus dans la lune
que d’habitude. Et pourtant, mon vieux frangin, on peut dire que,
depuis la proclamation de notre belle république, tu n’es
pas beaucoup sur terre. Alors, ça te travaille à ce
point, la politique ?
Assis en face de son frère,
Alexis se sent rougir. Bruyamment, il fait semblant de s’étrangler
avec une bouchée de pain. De cette façon, s’il pique
un phare, ce railleur de Charles ne pourra s’aviser d’en chercher
plus loin la raison.
« Tout de même, c’est
ridicule, médite Alexis. Rougir ainsi parce que je pensais à
« mon » ouvrière de la rue du Temple. Ou bien si
ce n’est pas plutôt d’entendre mon frère expliquer
ma distraction par mon dévouement à la cause ?…
Et il continue de s’étrangler
avec zèle, non sans un sentiment de gêne, voire de
remords à laisser ainsi porter au compte du drame
révolutionnaire un désarroi humblement personnel.
– Jeune homme, vous avez tort
de vous moquer des grandes choses et de la conviction de votre frère.
Alexis oublie soudain qu’il
s’étranglait. Celui qui vient de parler – son voisin de
droite – est un homme jeune, mince, avec de longs cheveux blonds
au-dessus d’un visage pâle. Ses mains osseuses, assez fines,
mais abîmées par le travail manuel, sortent, détail
peu habituel chez les clients du père Jacques, des manches
noires d’une redingote, dont la coupe maladroite mais étudiée,
atteste peut-être la prétention d’évoquer tant
bien que mal l’élégance vestimentaire de Monsieur de
Lamartine.
– Bah ! citoyen Barbier, il
faut bien que jeunesse se passe, vocifère, en face de l’homme
à la redingote noire, un grand diable en blouse, occupé
à se verser une rasade de vin de Suresne.
– C’est à moi que le
citoyen d’en face en avait ? demande narquoisement Charles au gros
buveur assis à côté de lui.
Et en même temps, il
désigne d’un coup d’œil faussement respectueux le convive
à la redingote que, Charles s’en souvient, la serveuse, il y
a quelques instants, a appelé avec déférence
Monsieur Barbier.
Mais celui-ci feint de n’avoir
pas entendu et, répondant à l’homme en blouse :
– Je proteste, dit-il, je
protesterai toujours, compagnon Legrand, contre cette déplorable
habitude d’aller chercher des arguments dans l’arsenal désuet
de tous ces proverbes qu’on appelle, Dieu sait pourquoi, la sagesse
des nations, alors qu’il serait infiniment plus juste d’y voir
tout au plus le triste code de nos routines, car…
– Ah ! non, écoute, moi,
je déjeune, fait l’apostrophé. Attends au moins le
dessert pour ton discours.
Dans la salle mal éclairée
par un jour pauvre et où rôde, mêlé à
des odeurs de cuisine, un indéfinissable mélange de
relents humains et de fumée de tabac, tous les regards,
maintenant, se tournent vers la table occupée par les frères
Cordier et leurs deux voisins. On se pousse du coude, on murmure :
– C’est Barbier.
– Barbier Eugène ? Le
secrétaire des compagnons menuisiers ?
– Lui-même.
– Parait qu’il est aussi
poète ?
– Mais oui ! Même qu’on
m’a dit l’autre jour qu’il était allé trouver
Béranger.
Alexis dévisage avec
admiration cet homme dont il se rappelle, lui aussi, avoir entendu
parler plus d’une fois. Ainsi, ce sont ces doigts rugueux, marqués
par le travail, qui ont écrit les vers tendres ou
enthousiastes de la modeste plaquette que, l’autre jour, à
l’atelier, lui faisait voir un camarade. Un peu beaucoup
symétriques et même nettement « perruque »,
ces vers, au goût, naturellement romantique, du jeune Alexis.
Mais tout de même, c’est le premier poète qu’il lui
soit donné de contempler en chair et en os et, comme dirait
son frère Charles, ça lui fait quelque chose ! Surtout
s’il songe que ces mêmes mains, auxquelles, comme le disait
la préface de la brochure, le rabot et la lyre sont également
familiers, ont aussi, à ce qu’on raconte, fait plusieurs
fois le coup de feu pendant les émeutes d’avant la
république et l’insurrection de février.
– Oui, jeune homme, reprend le
poète menuisier en continuant de s’adresser à
Charles, gardons-nous bien d’accorder une confiance aveugle aux
proverbes et adages. « Il faut que jeunesse se passe »,
ah ! – et la voix de l’orateur, à la fois chaude et
sourde, commence à se bercer de sa propre redondance – cela
est vite dit. Avec une pareille maxime, il ne serait que trop facile
d’excuser bien des égarements…
– Quels moralistes, tout de
même, que ces révolutionnaires français, ricane,
dans le fond de la salle, un ouvrier à l’accent fortement
germanique.
Mais sans prendre garde à
l’interruption ni au brouhaha qui s’ensuit, nuage de rumeurs où
se croisent comme autant de projectiles les mots de communisme, de
fouriérisme, de solidarité, mêlés aux noms
en vogue de Proudhon, de Blanqui, de Barbès ou de Raspail, le
citoyen Eugène Barbier, imperturbable, continue :
– Oui, citoyens – car,
maintenant, il s’adresse à tous – avec ces maximes de
facilité, pourquoi ne pas prétendre aussi, comme le
ferait sans doute mon interrupteur, dont je serais bien étonné
qu’il ne « soye » pas communiste, que les peuples, tout
comme les hommes, auraient le droit de passer leur jeunesse, que les
esclaves des tyrans ligués contre nos pères ou, plus
près de nous, les Arabes d’Algérie…
Alexis se demande avec une
certaine inquiétude où son voisin peut bien vouloir en
venir. Peu au courant, malgré son enthousiasme des dernières
semaines, des discussions des clubs et des idées fixes, des
dadas autour desquels il leur arrive si souvent de tourner en rond,
il ne devine pas sans rechigner le rapport établi par
l’orateur entre la mission des nations libérées,
appelées à l’honneur d’être citoyennes, et le
devoir, plutôt inattendu, qui commanderait aux populations
encore barbares de l’Afrique musulmane de saluer avec joie
l’arrivée sur leur sol des soldats de la Civilisation, de la
Justice et de la Liberté. Et pendant qu’Eugène
Barbier, décidément tout à fait lancé,
ajoute les phrases aux phrases, Alexis ne manque pas de surprendre
une lueur ironique dans le regard de Charles. Non sans un premier
mouvement de regret, car malgré tout, sa sympathie irait
spontanément à l’éloquent menuisier. Mais en
même temps, un instinct l’avertit qu’il n’a pas le droit,
cette fois, d’en vouloir à son frère.
Bientôt, du reste, de
nombreux convives se chargent d’exprimer tout haut la réserve
d’Alexis.
– Il va fort, le poète !
Défendre les guerres de
conquête au nom de la Liberté, ça, alors ! – Et
les Anglais, aux Indes, est-ce qu’ils sont aussi les soldats de la
Justice ?
Contrairement à ce qu’on
eût pu attendre, Legrand, qui visiblement a oublié qu’il
déjeune et ne peut résister plus longtemps à
l’entraînement du palabre, se lève alors, furieux,
pour faire front contre les protestataires :
– Le citoyen Barbier, crie-t-il
d’une voix à rompre les vitres, a raison ! Il a absolument
raison ! ! ! Si vous croyez que pour les Arbis, quand nous allons
chez eux, c’est pas un avantage, alors, dites-le moi tout de suite
que je suis un tyran, un royaliste, un Angliche, un buveur de sang !
Parce que cette blessure-là – et il montre une grande
balafre qui lui barre la moitié du front – c’est en me
battant contre eux que je l’ai reçue. Eh ! bien, ça
m’a‑t-y empêché de prendre mon fusil pour faire
déménager, et plus vite que ça, le gros
Louis-Philippe ?
Cependant, de nouveaux arrivants
ont fait leur entrée. Restés debout près de la
porte, ils forment à contre-jour un groupe passablement
dépareillé. D’abord, au premier rang, deux ouvriers,
reconnaissables à leur blouse, la casquette enfoncée
sur les yeux, et armés chacun d’un fusil passé en
bandoulière. Immédiatement derrière eux, un
individu en costume bourgeois et en chapeau haut de forme, quelque
journaliste révolutionnaire, pense Alexis, car l’une des
poches du manteau jeté sur ses épaules dépasse,
avec les feuilles d’un manuscrit, la crosse recourbée d’un
pistolet. Mais toute l’attention d’Alexis est bientôt prise
par un quatrième personnage demeuré tout contre la
porte et d’une taille presque gigantesque. Sous un chapeau de
feutre, si poussiéreux et si cabossé qu’on a
l’impression que son propriétaire ne doit pas toujours
prendre le soin de l’enlever pour dormir, cette espèce de
colosse montre une face blême, envahie et comme mangée
par une barbe fauve et broussailleuse. Mais ce qui frappe surtout,
dans ce visage, c’est, au-dessus d’un nez trop court, presque
enfantin, deux yeux bleus où hésite on ne sait quel
déconcertant dosage de malice et de naïveté, deux
grands yeux clairs, légèrement bridés, dont la
limpidité, l’éclat étrangement fixe ; mais sur
le bord de l’instable, rappellent insidieusement à la
mémoire d’Alexis ce qu’il a déjà pu lire de
la couleur froide, de la pureté des lacs de montagne. Comme
l’homme au manuscrit, ce quatrième personnage est vêtu
de noir, mais sa redingote, ses pantalons sont si invraisemblablement
chiffonnés qu’on se dit qu’il n’a pas dû se
dévêtir depuis des semaines.
Dès que Legrand s’est
tu, l’homme, un éclair de courroux dans le regard, s’avance
impétueusement dans la salle, où tous les assistants
restent comme frappés de stupeur devant la puissance de ce
grand corps d’ours, aux mouvements brusques mais empreints, en même
temps, d’une souplesse joueuse, d’une sorte de félinité
inattendue et sauvage. – Le citoyen qui vient de parler, dit-il
alors avec un accent slave très prononcé, ne se rend
certainement pas compte à quel point son opinion est
dangereuse, blasphématoire, contraire, pour tout dire, à
l’esprit comme à la réalité de la démocratie
véritable.
– Permettez, citoyen, essaye
d’intervenir Eugène Barbier, la question est mal posée,
et comme l’a dit dans ses vers mon justement célèbre
homonyme…
Mais le nouveau venu, avec une
autorité qui en impose à tous, coupe court à
l’interruption :
– L’oppression, de quelque
côté qu’elle vienne, commence-t-il, reste
l’oppression.
Et c’est maintenant, dans une
improvisation passionnée servie par la logique d’un esprit
supérieur, moins un discours qu’une espèce d’hymne,
d’appel urgent à la liberté – à la liberté
de tous les peuples.
– Vive la Pologne ! crient
quelques voix.
– Certes, vive la Pologne,
citoyens, reprend l’orateur. Mais disons en même temps : vive
la liberté du genre humain dans l’indépendance de
toutes les nations ! Et je vous le demande : si nous consentons à
l’oppression de nos frères d’Afrique, comment réclamer
d’autre part la justice pour nous-mêmes ?
– Ça n’est pas banal,
crie alors l’Allemand auparavant qualifié de communiste par
Eugène Barbier, voilà bien le premier Polonais pour qui
le reste du monde a l’air d’exister !
– Je ne suis pas plus Polonais
que le citoyen n’est de Paris, répliqua l’homme au chapeau
de feutre avec une soudaine animosité mal contenue où
les initiés reconnaîtraient la haine de race. Je suis
russe. J’appartiens au peuple le plus oppresseur et en même
temps le plus esclave du monde, et dont la délivrance ne
pourra se réaliser que par la libération de tous les
hommes.
– Russe ? fait l’Allemand,
j’espère alors que, malgré la ressemblance, vous
n’avez rien de commun avec le trop fameux Bakounine !
Cette remarque déchaîne
dans la salle un tumulte d’invectives où il est question de
querelles d’Allemand, de calomnie, d’agent provocateur du
slavisme, cependant que la voix théâtralement
chaleureuse de Barbier invoque dans le vacarme « la sainte
hospitalité due aux proscrits par la République ».
Bakounine… Indifférent
au vacarme, l’esprit d’Alexis reste comme suspendu aux syllabes
de ce nom qui, sans avoir l’éclat de celui d’un Blanqui,
d’un Louis Blanc, les grands chefs de l’heure, est déjà
pour certains, dans sa sonorité exotique, revêtu d’un
irrésistible et croissant prestige.
– Comment, songe le jeune
sculpteur, ne l’ai-je pas reconnu tout de suite ? Car c’est bien
lui que l’on me montrait l’autre jour dans la rue marchant avec
une délégation d’ouvriers armés qui s’en
allaient porter une pétition au Gouvernement provisoire,
Et il revoit ces hommes résolus,
la foule massée sur leur passage malgré la pluie qui
tombait et, debout contre un mur, pâle et silencieux, un
misérable bourgeois apeuré, si parfaitement seul au
milieu de la multitude. Près d’Alexis, un petit vieux bancal
– un cordonnier ou un tailleur à en juger par son allure –
avait nommé Bakounine, ajoutant d’un air entendu :
– Parait que c’est un esprit
dangereux, une espèce de Babeuf.
À quoi, dans son
inexpérience de révolutionnaire sentimental, Alexis
avait eu la surprise de s’entendre répondre impulsivement :
– Le babouvisme, citoyen, était
dans la logique de la révolution ! Car Alexis Cordier n’aime
pas ces gens qui, en plein changement de régime, sont toujours
là à vous retenir par le pan de votre veste, à
vous expliquer qu’on est allé assez loin dans la voie des
réformes, à vous rebattre les oreilles de leur sagesse
à la petite semaine.
– Drôles de républicains
en papier mâché ! se répète-t-il
maintenant pour la centième fois, tandis qu’autour de lui
les éclats de voix continuent d’emplir la gargote du père
Jacques. Un homme dangereux ? Ils ont toujours à la bouche la
grande conquête du suffrage universel qui, à les croire,
suffirait à tout. Comme si le bulletin de vote pouvait nourrir
les misérables ! Le droit au travail, la revendication des
ateliers nationaux, évidemment, voilà aussi des idées
« dangereuses ». Mais dangereuses pour qui ?
Dans la salle du restaurant, le
tumulte, peu à peu, s’est calmé et, de nouveau, la
voix du Russe retentit, seule. Personne n’ose plus interrompre
l’étranger, lancé maintenant dans une nouvelle
improvisation fougueuse où s’entremêlent et finissent
par se confondre, par s’identifier les questions nationales et
sociales qui, depuis des semaines, font vibrer tous ces hommes.
Pour la première fois de
sa jeune vie, Alexis se laisse bercer par cet accent russe, si
troublant et si séduisant tout ensemble, pour un Occidental.
Intonations qui donnent, croirait-on, à certains mots la
vitesse d’un vent de steppe balayant à tout coup, au lieu
des plaines de là-bas, le terrain mal aéré de
nos idées acquises. Et puis, surtout, il y a ce timbre de la
voix, si chaud, si près de l’âme, et qui est aussi, en
même temps, comme la manifestation, le médium d’une
pensée que rien, ni nos habitudes ni le cœur lui-même,
ne peut faire dévier de sa route sinueuse et fatale. C’est
étranger, c’est-à-dire étrange ; et pourtant
l’on se dit : « Voilà comme je devrais être ».
Et avec tous ceux qui écoutent, qui tout à l’heure, y
compris Legrand, y compris Charles, y compris l’Allemand lui-même,
applaudiront à tout rompre, Alexis voit, il sent, il touche,
dans cet ouragan de mots et d’idées, l’exaltant,
l’irrésistible mirage de la fraternité, de la
république universelles.
Lorsqu’ils ont tous deux
regagné la rue pour se rendre à leur travail :
– Quel bonhomme, tout de même
! dit Charles à son frère. Je ne voudrais pas
l’entendre tous les jours : il finirait par me faire faire des
bêtises…
Alexis ne répond rien.
Il aurait trop peur que de
simples phrases banales et, à plus forte raison, une moquerie,
un sarcasme ne vienne l’arracher à ses impressions, les
troubler, les amoindrir, et ne l’empêche de goûter plus
longtemps l’incomparable joie de s’abandonner à une
ferveur sans réticence. Pendant quelque temps, les deux frères
Cordier marchent ensemble, en silence. Puis, leurs chemins se
séparant :
– À ce soir, fait
Alexis, dont Charles, sans dire un mot, se sépare comme à
regret.
Resté seul, Alexis écoute
en esprit grandir et s’amplifier l’espèce de chant martial
et joyeux qu’avaient fait naître en lui les paroles et la foi
du révolutionnaire russe.
Il n’est pas près de se
taire, ce chant. Tout l’après-midi, pendant l’ouvrage,
Alexis en percevra la présence. Et c’est seulement le soir,
en montant son escalier, quand il se rappellera la façon
désinvolte dont il a enfin, la journée terminée,
abordé la jeune ouvrière de la rue du Temple, lui
disant presque naturellement : « Pardon, citoyenne…» ;
le ton enjoué avec lequel, un peu plus tard, elle lui a dit :
« Citoyenne ? Appelez-moi simplement Antoinette » ; le
bout de chemin qu’ils ont fait ensemble ; le premier baiser qu’il
a pris d’elle – c’est seulement alors que, le cœur empli d’un
bonheur moins généralement humanitaire, Alexis,
retrouvant pour une minute cette narquoise clarté d’esprit
qui n’abandonne pas souvent les vrais enfants de la capitale, se
félicitera gouailleusement : « La liberté guide
nos pas !…» – d’avoir, ce jour-là, faute
d’exploits plus historiques, au moins su vaincre en lui-même,
l’« absolutisme » et la « tyrannique oppression »
de sa timidité et de ses scrupules.
Jean Paul Samson