La Presse Anarchiste

Les grands jours

[[Ce sont ici deux frag­ments d’un
assez ancien récit-chro­nique de famille que j’ai récemment
retrou­vé dans mes papiers. Ils n’ont pas la prétention
d’être une œuvre. Mais il m’a sem­blé que leur
cou­leur (un peu pâle) et sur­tout leur sub­stance très
essen­tiel­le­ment pui­sée au sou­ve­nir des sou­ve­nirs d’une
grand-mère com­mu­narde (la fille du menui­sier poète
Eugène Bar­bier, mort en dépor­ta­tion à Lambessa,
dont il sera un peu ques­tion plus loin) leur fai­saient une place
presque légi­time dans ce cahier où la magistrale «
 Intro­duc­tion » de Brup­ba­cher évoque entre autres, autour
de Bakou­nine (éga­le­ment pré­sent dans ces pages), le
Paris d’après février [18]48. (S.)]]

I

Par ce matin d’avril 1848,
Alexis Cor­dier, mal­gré la toute récente brus­que­rie du
cin­quième chan­ge­ment de régime sur­ve­nu depuis le
com­men­ce­ment du siècle, se rend, très régulièrement,
au travail.

Même, sor­ti de sa mai­son de
la rue Geoffroy‑l’Asnier avec un peu d’avance, il décide,
pour gagner l’atelier de sculp­ture – figure et orne­ment – de la
rue de Bre­tagne, où, sous la direc­tion du père Goupil,
il n’y a pas si long­temps, il a ter­mi­né son apprentissage,
de pas­ser par la Bas­tille et les bou­le­vards. Les étroites rues
du Marais, qui d’ordinaire l’enchantent, feraient trop piètre
hon­neur au pre­mier soleil de l’année ; sur­tout, leur sombre
et labo­rieux laby­rinthe reste trop étran­ger à l’air
de fête – sous-ten­du d’inquiétude – encore
répan­du, ailleurs, sur la capi­tale. Tan­dis que dans les
grandes artères des restes de bar­ri­cades per­pé­tuent un
beau désordre mar­tial, avec, çà et là,
dans leur équi­pe­ment hété­ro­clite, des groupes en
armes, gardes natio­naux ou mon­ta­gnards de Caussidière.

Ce besoin d’assister à
l’histoire, les jour­nées d’atelier contri­buent elles-mêmes
à l’entretenir. Jamais la tra­di­tion des lec­tures à
haute voix ne fut plus vivante. Mais aux livrai­sons à deux
sous de grands romans roman­tiques se sont sub­sti­tués les
pre­miers tomes de l’« His­toire de la Révolution »
de Miche­let. Mira­beau, Dan­ton, Robes­pierre sont les héros du
jour. Et, avec les autres, Alexis se laisse por­ter par l’illusion
exal­tante de revivre, sous l’égide de la Seconde République,
l’épopée de la pre­mière, magnifiée
encore et auréo­lée par la vision enthou­siaste du grand
his­to­rien poète.

Non que la poli­tique préoccupe
beau­coup en elle-même le jeune sculp­teur. Mais les grands mots
qui sont dans l’air : suf­frage uni­ver­sel, ate­liers nationaux,
gou­ver­ne­ment pro­vi­soire, ont empli tous les cœurs d’un espoir
immense. Et puis, il est si beau, à vingt ans, de rêver
au visage idéal de la jus­tice. Bien rares sont les jours où
Alexis ne se sent point l’irrésistible envie d’embrasser
dans la rue de ces ouvriers en blouse qui, un peu par­tout, discutent
à voix sonore et jurent d’exterminer les tyrans. Ou bien,
non moins ému devant la redin­gote éli­mée de
quelque ora­teur de car­re­four, lui aus­si applau­dit lorsqu’il entend
récla­mer la libé­ra­tion des peuples frères.

Oh ! certes, mis entre ses mains,
un fusil lui sem­ble­rait le plus encom­brant, le plus sau­gre­nu des
usten­siles. Mais cela ne l’empêche pas – faut-il dire au
contraire ? – d’être de cœur avec ceux qui savent s’en
servir.

Sur la place de la Bas­tille, à
part deux ou trois attrou­pe­ments, rien, du reste, de bien particulier
ne s’offre aux yeux du jeune homme. Rien – sinon le soudain
enchan­te­ment du prin­temps pari­sien allé­geant de l’ombre
décou­pée de leurs bal­cons les hautes façades
grises, tan­dis qu’aux branches entre­mê­lées des arbres
les bour­geons à peine épa­nouis sus­pendent comme une
brume timi­de­ment ver­doyante. Mais trop de phrases de dis­cours, trop
de pro­cla­ma­tions, d’articles de jour­naux, de mots his­to­riques sont
venus, ces der­niers temps, bour­don­ner aux oreilles d’Alexis, pour
lui lais­ser la facul­té d’accueillir en toute ingénuité
la joie nais­sante de cette mati­née d’avril. Une exaltation
d’autant plus grande qu’il en mécon­naît la cause
sim­ple­ment sai­son­nière le sou­lève tout entier, et c’est
en se répé­tant telle apos­trophe de Miche­let, entendue
récem­ment à l’atelier, que, presque à son
insu, il fait fête à tous les rayons de soleil descendus
sur son che­min d’entre les inter­stices des nuages légers ou
des lourdes maisons.

À la hau­teur de la rue des
Filles du Cal­vaire, un groupe de gardes natio­naux, de femmes en
che­veux et d’ouvriers est mas­sé devant une affiche. Mais la
presse est trop grande, et c’est tout juste si, s’étant
rap­pro­ché, Alexis peut dis­tin­guer, impri­més en
carac­tères gras, les noms de Blan­qui et de Prou­dhon. Aux
pro­pos que, pas­sion­né­ment, on échange autour de lui, il
ne com­prend pas grand-chose, sinon qu’il est ques­tion d’égalité
et aus­si de ce qu’un grand gaillard furi­bond appelle le mutualisme.
Le mot est nou­veau, pour Alexis, et il vou­drait bien poser des
ques­tions. Mais l’heure avance, et, hier soir, Gou­pil n’a‑t-il
pas dit qu’il y aurait un tra­vail pres­sé ? Alexis se résigne
à pour­suivre son che­min. Même, par plus de pru­dence, il
renonce à remon­ter le reste du bou­le­vard et, pre­nant par le
plus court, il emprunte main­te­nant, dans la direc­tion de l’atelier,
toute une série de ruelles étroites et encore obscures.

Est-ce parce que, nouveau
Schle­mil, il a ain­si per­du son ombre et, à la différence
du héros de la légende alle­mande, du même coup
retrou­vé le don de se connaître ? Tou­jours est-il qu’il
se sur­prend à sou­rire en débou­chant dans la rue du
Temple.

Tra­vail pressé ?
Pos­sible ! se dit-il, mais il y a aus­si « ma »
passante…

Bien­tôt, en effet, dans la
foule qui se hâte vers le tra­vail, il la recon­naît de
loin, vive d’allure, un peu grande, mais de port gra­cieux. Et en
même temps, il recon­naît aus­si l’espèce
d’élancement que, chaque fois, il sent au cœur. Oh ! sans
doute, bien des autres jeunes filles, déjà, l’avaient
sem­bla­ble­ment ému. Mais cette fois-ci, depuis des semaines,
c’est tou­jours le même appel, appa­rem­ment contrarié –
Alexis le croit cer­tai­ne­ment – mais, au vrai, sus­ci­té, ou du
moins ren­du com­bien plus pro­fond par le vent d’apocalypse qui
souffle sur la ville.

« Pas per­mis d’être
aus­si bête, rage-t-il dès après l’avoir croisée
 ; dire que je ne sau­rais même pas pré­ci­ser la cou­leur de
ses che­veux ! » Se retour­ne­ra-t-il ? Mais quoi, se troubler
pour une gamine ? Est-ce qu’il ne s’agit pas de bien autre chose,
sous la Répu­blique ? Ce pla­card des Filles du Cal­vaire, tout à
l’heure, que pou­vait-il bien signi­fier au juste ?… Oui, elle est
brune ! Pré­cise, vivante, l’apparition main­te­nant vient de
renaître dans son sou­ve­nir, avec l’insistante fidélité
de ces visions qui, Répu­blique ou pas Répu­blique, font
à la fois le bon­heur et la déso­la­tion de toute une
journée.

Mais quelque rayon perçant
le clair-obs­cur du vieux quar­tier dût-il lui rendre un instant
son ombre, Alexis, aujourd’hui, si du moins alors il s’avisait de
l’apercevoir, la pren­drait elle-même à témoin
qu’il est tel­le­ment au-des­sus de cela. À pleine voix il
chante :

« Tyrans, des­cen­dez au
cercueil ! »

Et c’est en mar­quant le pas sur
le rythme de « la Mar­seillaise » qu’il arrive enfin rue
de Bretagne.

II

Il est à peine midi et
demi du même jour qu’Alexis et son frère Charles se
retrouvent, de bon appé­tit, au res­tau­rant du père
Jacques.

Pas d’erreur, dit Charles,
après les pre­mières bou­chées de la portion
tra­di­tion­nelle de l’endroit – la soupe et le bœuf –
aujourd’hui, tu as l’air d’être encore plus dans la lune
que d’habitude. Et pour­tant, mon vieux fran­gin, on peut dire que,
depuis la pro­cla­ma­tion de notre belle répu­blique, tu n’es
pas beau­coup sur terre. Alors, ça te tra­vaille à ce
point, la politique ?

Assis en face de son frère,
Alexis se sent rou­gir. Bruyam­ment, il fait sem­blant de s’étrangler
avec une bou­chée de pain. De cette façon, s’il pique
un phare, ce railleur de Charles ne pour­ra s’aviser d’en chercher
plus loin la raison.

« Tout de même, c’est
ridi­cule, médite Alexis. Rou­gir ain­si parce que je pen­sais à
« mon » ouvrière de la rue du Temple. Ou bien si
ce n’est pas plu­tôt d’entendre mon frère expliquer
ma dis­trac­tion par mon dévoue­ment à la cause ?…

Et il conti­nue de s’étrangler
avec zèle, non sans un sen­ti­ment de gêne, voire de
remords à lais­ser ain­si por­ter au compte du drame
révo­lu­tion­naire un désar­roi hum­ble­ment personnel.

Jeune homme, vous avez tort
de vous moquer des grandes choses et de la convic­tion de votre frère.

Alexis oublie sou­dain qu’il
s’étranglait. Celui qui vient de par­ler – son voi­sin de
droite – est un homme jeune, mince, avec de longs che­veux blonds
au-des­sus d’un visage pâle. Ses mains osseuses, assez fines,
mais abî­mées par le tra­vail manuel, sortent, détail
peu habi­tuel chez les clients du père Jacques, des manches
noires d’une redin­gote, dont la coupe mal­adroite mais étudiée,
atteste peut-être la pré­ten­tion d’évoquer tant
bien que mal l’élégance ves­ti­men­taire de Mon­sieur de
Lamartine.

Bah ! citoyen Bar­bier, il
faut bien que jeu­nesse se passe, voci­fère, en face de l’homme
à la redin­gote noire, un grand diable en blouse, occupé
à se ver­ser une rasade de vin de Suresne.

C’est à moi que le
citoyen d’en face en avait ? demande nar­quoi­se­ment Charles au gros
buveur assis à côté de lui.

Et en même temps, il
désigne d’un coup d’œil faus­se­ment res­pec­tueux le convive
à la redin­gote que, Charles s’en sou­vient, la ser­veuse, il y
a quelques ins­tants, a appe­lé avec déférence
Mon­sieur Barbier.

Mais celui-ci feint de n’avoir
pas enten­du et, répon­dant à l’homme en blouse :

Je pro­teste, dit-il, je
pro­tes­te­rai tou­jours, com­pa­gnon Legrand, contre cette déplorable
habi­tude d’aller cher­cher des argu­ments dans l’arsenal désuet
de tous ces pro­verbes qu’on appelle, Dieu sait pour­quoi, la sagesse
des nations, alors qu’il serait infi­ni­ment plus juste d’y voir
tout au plus le triste code de nos rou­tines, car…

Ah ! non, écoute, moi,
je déjeune, fait l’apostrophé. Attends au moins le
des­sert pour ton discours.

Dans la salle mal éclairée
par un jour pauvre et où rôde, mêlé à
des odeurs de cui­sine, un indé­fi­nis­sable mélange de
relents humains et de fumée de tabac, tous les regards,
main­te­nant, se tournent vers la table occu­pée par les frères
Cor­dier et leurs deux voi­sins. On se pousse du coude, on murmure :

C’est Bar­bier.

Bar­bier Eugène ? Le
secré­taire des com­pa­gnons menuisiers ?

Lui-même.

Parait qu’il est aussi
poète ?

Mais oui ! Même qu’on
m’a dit l’autre jour qu’il était allé trouver
Béranger.

Alexis dévi­sage avec
admi­ra­tion cet homme dont il se rap­pelle, lui aus­si, avoir entendu
par­ler plus d’une fois. Ain­si, ce sont ces doigts rugueux, marqués
par le tra­vail, qui ont écrit les vers tendres ou
enthou­siastes de la modeste pla­quette que, l’autre jour, à
l’atelier, lui fai­sait voir un cama­rade. Un peu beaucoup
symé­triques et même net­te­ment « perruque »,
ces vers, au goût, natu­rel­le­ment roman­tique, du jeune Alexis.
Mais tout de même, c’est le pre­mier poète qu’il lui
soit don­né de contem­pler en chair et en os et, comme dirait
son frère Charles, ça lui fait quelque chose ! Surtout
s’il songe que ces mêmes mains, aux­quelles, comme le disait
la pré­face de la bro­chure, le rabot et la lyre sont également
fami­liers, ont aus­si, à ce qu’on raconte, fait plusieurs
fois le coup de feu pen­dant les émeutes d’avant la
répu­blique et l’insurrection de février.

Oui, jeune homme, reprend le
poète menui­sier en conti­nuant de s’adresser à
Charles, gar­dons-nous bien d’accorder une confiance aveugle aux
pro­verbes et adages. « Il faut que jeu­nesse se passe »,
ah ! – et la voix de l’orateur, à la fois chaude et
sourde, com­mence à se ber­cer de sa propre redon­dance – cela
est vite dit. Avec une pareille maxime, il ne serait que trop facile
d’excuser bien des égarements…

Quels mora­listes, tout de
même, que ces révo­lu­tion­naires fran­çais, ricane,
dans le fond de la salle, un ouvrier à l’accent fortement
germanique.

Mais sans prendre garde à
l’interruption ni au brou­ha­ha qui s’ensuit, nuage de rumeurs où
se croisent comme autant de pro­jec­tiles les mots de com­mu­nisme, de
fou­rié­risme, de soli­da­ri­té, mêlés aux noms
en vogue de Prou­dhon, de Blan­qui, de Bar­bès ou de Ras­pail, le
citoyen Eugène Bar­bier, imper­tur­bable, continue :

Oui, citoyens – car,
main­te­nant, il s’adresse à tous – avec ces maximes de
faci­li­té, pour­quoi ne pas pré­tendre aus­si, comme le
ferait sans doute mon inter­rup­teur, dont je serais bien étonné
qu’il ne « soye » pas com­mu­niste, que les peuples, tout
comme les hommes, auraient le droit de pas­ser leur jeu­nesse, que les
esclaves des tyrans ligués contre nos pères ou, plus
près de nous, les Arabes d’Algérie…

Alexis se demande avec une
cer­taine inquié­tude où son voi­sin peut bien vou­loir en
venir. Peu au cou­rant, mal­gré son enthou­siasme des dernières
semaines, des dis­cus­sions des clubs et des idées fixes, des
dadas autour des­quels il leur arrive si sou­vent de tour­ner en rond,
il ne devine pas sans rechi­gner le rap­port éta­bli par
l’orateur entre la mis­sion des nations libérées,
appe­lées à l’honneur d’être citoyennes, et le
devoir, plu­tôt inat­ten­du, qui com­man­de­rait aux populations
encore bar­bares de l’Afrique musul­mane de saluer avec joie
l’arrivée sur leur sol des sol­dats de la Civi­li­sa­tion, de la
Jus­tice et de la Liber­té. Et pen­dant qu’Eugène
Bar­bier, déci­dé­ment tout à fait lancé,
ajoute les phrases aux phrases, Alexis ne manque pas de surprendre
une lueur iro­nique dans le regard de Charles. Non sans un premier
mou­ve­ment de regret, car mal­gré tout, sa sym­pa­thie irait
spon­ta­né­ment à l’éloquent menui­sier. Mais en
même temps, un ins­tinct l’avertit qu’il n’a pas le droit,
cette fois, d’en vou­loir à son frère.

Bien­tôt, du reste, de
nom­breux convives se chargent d’exprimer tout haut la réserve
d’Alexis.

Il va fort, le poète !

Défendre les guerres de
conquête au nom de la Liber­té, ça, alors ! – Et
les Anglais, aux Indes, est-ce qu’ils sont aus­si les sol­dats de la
Justice ?

Contrai­re­ment à ce qu’on
eût pu attendre, Legrand, qui visi­ble­ment a oublié qu’il
déjeune et ne peut résis­ter plus long­temps à
l’entraînement du palabre, se lève alors, furieux,
pour faire front contre les protestataires :

Le citoyen Bar­bier, crie-t-il
d’une voix à rompre les vitres, a rai­son ! Il a absolument
rai­son ! ! ! Si vous croyez que pour les Arbis, quand nous allons
chez eux, c’est pas un avan­tage, alors, dites-le moi tout de suite
que je suis un tyran, un roya­liste, un Angliche, un buveur de sang !
Parce que cette bles­sure-là – et il montre une grande
balafre qui lui barre la moi­tié du front – c’est en me
bat­tant contre eux que je l’ai reçue. Eh ! bien, ça
m’a‑t-y empê­ché de prendre mon fusil pour faire
démé­na­ger, et plus vite que ça, le gros
Louis-Philippe ?

Cepen­dant, de nou­veaux arrivants
ont fait leur entrée. Res­tés debout près de la
porte, ils forment à contre-jour un groupe passablement
dépa­reillé. D’abord, au pre­mier rang, deux ouvriers,
recon­nais­sables à leur blouse, la cas­quette enfoncée
sur les yeux, et armés cha­cun d’un fusil pas­sé en
ban­dou­lière. Immé­dia­te­ment der­rière eux, un
indi­vi­du en cos­tume bour­geois et en cha­peau haut de forme, quelque
jour­na­liste révo­lu­tion­naire, pense Alexis, car l’une des
poches du man­teau jeté sur ses épaules dépasse,
avec les feuilles d’un manus­crit, la crosse recour­bée d’un
pis­to­let. Mais toute l’attention d’Alexis est bien­tôt prise
par un qua­trième per­son­nage demeu­ré tout contre la
porte et d’une taille presque gigan­tesque. Sous un cha­peau de
feutre, si pous­sié­reux et si cabos­sé qu’on a
l’impression que son pro­prié­taire ne doit pas toujours
prendre le soin de l’enlever pour dor­mir, cette espèce de
colosse montre une face blême, enva­hie et comme mangée
par une barbe fauve et brous­sailleuse. Mais ce qui frappe surtout,
dans ce visage, c’est, au-des­sus d’un nez trop court, presque
enfan­tin, deux yeux bleus où hésite on ne sait quel
décon­cer­tant dosage de malice et de naï­ve­té, deux
grands yeux clairs, légè­re­ment bri­dés, dont la
lim­pi­di­té, l’éclat étran­ge­ment fixe ; mais sur
le bord de l’instable, rap­pellent insi­dieu­se­ment à la
mémoire d’Alexis ce qu’il a déjà pu lire de
la cou­leur froide, de la pure­té des lacs de mon­tagne. Comme
l’homme au manus­crit, ce qua­trième per­son­nage est vêtu
de noir, mais sa redin­gote, ses pan­ta­lons sont si invraisemblablement
chif­fon­nés qu’on se dit qu’il n’a pas dû se
dévê­tir depuis des semaines.

Dès que Legrand s’est
tu, l’homme, un éclair de cour­roux dans le regard, s’avance
impé­tueu­se­ment dans la salle, où tous les assistants
res­tent comme frap­pés de stu­peur devant la puis­sance de ce
grand corps d’ours, aux mou­ve­ments brusques mais empreints, en même
temps, d’une sou­plesse joueuse, d’une sorte de félinité
inat­ten­due et sau­vage. – Le citoyen qui vient de par­ler, dit-il
alors avec un accent slave très pro­non­cé, ne se rend
cer­tai­ne­ment pas compte à quel point son opi­nion est
dan­ge­reuse, blas­phé­ma­toire, contraire, pour tout dire, à
l’esprit comme à la réa­li­té de la démocratie
véritable.

Per­met­tez, citoyen, essaye
d’intervenir Eugène Bar­bier, la ques­tion est mal posée,
et comme l’a dit dans ses vers mon jus­te­ment célèbre
homonyme…

Mais le nou­veau venu, avec une
auto­ri­té qui en impose à tous, coupe court à
l’interruption :

L’oppression, de quelque
côté qu’elle vienne, com­mence-t-il, reste
l’oppression.

Et c’est main­te­nant, dans une
impro­vi­sa­tion pas­sion­née ser­vie par la logique d’un esprit
supé­rieur, moins un dis­cours qu’une espèce d’hymne,
d’appel urgent à la liber­té – à la liberté
de tous les peuples.

Vive la Pologne ! crient
quelques voix.

Certes, vive la Pologne,
citoyens, reprend l’orateur. Mais disons en même temps : vive
la liber­té du genre humain dans l’indépendance de
toutes les nations ! Et je vous le demande : si nous consen­tons à
l’oppression de nos frères d’Afrique, com­ment réclamer
d’autre part la jus­tice pour nous-mêmes ?

Ça n’est pas banal,
crie alors l’Allemand aupa­ra­vant qua­li­fié de com­mu­niste par
Eugène Bar­bier, voi­là bien le pre­mier Polo­nais pour qui
le reste du monde a l’air d’exister !

Je ne suis pas plus Polonais
que le citoyen n’est de Paris, répli­qua l’homme au chapeau
de feutre avec une sou­daine ani­mo­si­té mal conte­nue où
les ini­tiés recon­naî­traient la haine de race. Je suis
russe. J’appartiens au peuple le plus oppres­seur et en même
temps le plus esclave du monde, et dont la déli­vrance ne
pour­ra se réa­li­ser que par la libé­ra­tion de tous les
hommes.

Russe ? fait l’Allemand,
j’espère alors que, mal­gré la res­sem­blance, vous
n’avez rien de com­mun avec le trop fameux Bakounine !

Cette remarque déchaîne
dans la salle un tumulte d’invectives où il est ques­tion de
que­relles d’Allemand, de calom­nie, d’agent pro­vo­ca­teur du
sla­visme, cepen­dant que la voix théâtralement
cha­leu­reuse de Bar­bier invoque dans le vacarme « la sainte
hos­pi­ta­li­té due aux pros­crits par la République ».

Bakou­nine… Indifférent
au vacarme, l’esprit d’Alexis reste comme sus­pen­du aux syllabes
de ce nom qui, sans avoir l’éclat de celui d’un Blanqui,
d’un Louis Blanc, les grands chefs de l’heure, est déjà
pour cer­tains, dans sa sono­ri­té exo­tique, revê­tu d’un
irré­sis­tible et crois­sant prestige.

Com­ment, songe le jeune
sculp­teur, ne l’ai-je pas recon­nu tout de suite ? Car c’est bien
lui que l’on me mon­trait l’autre jour dans la rue mar­chant avec
une délé­ga­tion d’ouvriers armés qui s’en
allaient por­ter une péti­tion au Gou­ver­ne­ment provisoire,

Et il revoit ces hommes résolus,
la foule mas­sée sur leur pas­sage mal­gré la pluie qui
tom­bait et, debout contre un mur, pâle et silen­cieux, un
misé­rable bour­geois apeu­ré, si par­fai­te­ment seul au
milieu de la mul­ti­tude. Près d’Alexis, un petit vieux bancal
– un cor­don­nier ou un tailleur à en juger par son allure –
avait nom­mé Bakou­nine, ajou­tant d’un air entendu :

Parait que c’est un esprit
dan­ge­reux, une espèce de Babeuf.

À quoi, dans son
inex­pé­rience de révo­lu­tion­naire sen­ti­men­tal, Alexis
avait eu la sur­prise de s’entendre répondre impulsivement :

Le babou­visme, citoyen, était
dans la logique de la révo­lu­tion ! Car Alexis Cor­dier n’aime
pas ces gens qui, en plein chan­ge­ment de régime, sont toujours
là à vous rete­nir par le pan de votre veste, à
vous expli­quer qu’on est allé assez loin dans la voie des
réformes, à vous rebattre les oreilles de leur sagesse
à la petite semaine.

Drôles de républicains
en papier mâché ! se répète-t-il
main­te­nant pour la cen­tième fois, tan­dis qu’autour de lui
les éclats de voix conti­nuent d’emplir la gar­gote du père
Jacques. Un homme dan­ge­reux ? Ils ont tou­jours à la bouche la
grande conquête du suf­frage uni­ver­sel qui, à les croire,
suf­fi­rait à tout. Comme si le bul­le­tin de vote pou­vait nourrir
les misé­rables ! Le droit au tra­vail, la reven­di­ca­tion des
ate­liers natio­naux, évi­dem­ment, voi­là aus­si des idées
« dan­ge­reuses ». Mais dan­ge­reuses pour qui ?

Dans la salle du res­tau­rant, le
tumulte, peu à peu, s’est cal­mé et, de nou­veau, la
voix du Russe reten­tit, seule. Per­sonne n’ose plus interrompre
l’étranger, lan­cé main­te­nant dans une nouvelle
impro­vi­sa­tion fou­gueuse où s’entremêlent et finissent
par se confondre, par s’identifier les ques­tions natio­nales et
sociales qui, depuis des semaines, font vibrer tous ces hommes.

Pour la pre­mière fois de
sa jeune vie, Alexis se laisse ber­cer par cet accent russe, si
trou­blant et si sédui­sant tout ensemble, pour un Occidental.
Into­na­tions qui donnent, croi­rait-on, à cer­tains mots la
vitesse d’un vent de steppe balayant à tout coup, au lieu
des plaines de là-bas, le ter­rain mal aéré de
nos idées acquises. Et puis, sur­tout, il y a ce timbre de la
voix, si chaud, si près de l’âme, et qui est aus­si, en
même temps, comme la mani­fes­ta­tion, le médium d’une
pen­sée que rien, ni nos habi­tudes ni le cœur lui-même,
ne peut faire dévier de sa route sinueuse et fatale. C’est
étran­ger, c’est-à-dire étrange ; et pourtant
l’on se dit : « Voi­là comme je devrais être ».
Et avec tous ceux qui écoutent, qui tout à l’heure, y
com­pris Legrand, y com­pris Charles, y com­pris l’Allemand lui-même,
applau­di­ront à tout rompre, Alexis voit, il sent, il touche,
dans cet oura­gan de mots et d’idées, l’exaltant,
l’irrésistible mirage de la fra­ter­ni­té, de la
répu­blique universelles.

Lorsqu’ils ont tous deux
rega­gné la rue pour se rendre à leur travail :

Quel bon­homme, tout de même
 ! dit Charles à son frère. Je ne vou­drais pas
l’entendre tous les jours : il fini­rait par me faire faire des
bêtises…

Alexis ne répond rien.

Il aurait trop peur que de
simples phrases banales et, à plus forte rai­son, une moquerie,
un sar­casme ne vienne l’arracher à ses impres­sions, les
trou­bler, les amoin­drir, et ne l’empêche de goû­ter plus
long­temps l’incomparable joie de s’abandonner à une
fer­veur sans réti­cence. Pen­dant quelque temps, les deux frères
Cor­dier marchent ensemble, en silence. Puis, leurs che­mins se
séparant :

À ce soir, fait
Alexis, dont Charles, sans dire un mot, se sépare comme à
regret.

Res­té seul, Alexis écoute
en esprit gran­dir et s’amplifier l’espèce de chant martial
et joyeux qu’avaient fait naître en lui les paroles et la foi
du révo­lu­tion­naire russe.

Il n’est pas près de se
taire, ce chant. Tout l’après-midi, pen­dant l’ouvrage,
Alexis en per­ce­vra la pré­sence. Et c’est seule­ment le soir,
en mon­tant son esca­lier, quand il se rap­pel­le­ra la façon
désin­volte dont il a enfin, la jour­née terminée,
abor­dé la jeune ouvrière de la rue du Temple, lui
disant presque natu­rel­le­ment : « Par­don, citoyenne…» ;
le ton enjoué avec lequel, un peu plus tard, elle lui a dit :
« Citoyenne ? Appe­lez-moi sim­ple­ment Antoi­nette » ; le
bout de che­min qu’ils ont fait ensemble ; le pre­mier bai­ser qu’il
a pris d’elle – c’est seule­ment alors que, le cœur empli d’un
bon­heur moins géné­ra­le­ment huma­ni­taire, Alexis,
retrou­vant pour une minute cette nar­quoise clar­té d’esprit
qui n’abandonne pas sou­vent les vrais enfants de la capi­tale, se
féli­ci­te­ra gouailleu­se­ment : « La liber­té guide
nos pas !…» – d’avoir, ce jour-là, faute
d’exploits plus his­to­riques, au moins su vaincre en lui-même,
l’« abso­lu­tisme » et la « tyran­nique oppression »
de sa timi­di­té et de ses scrupules.

Jean Paul Samson

La Presse Anarchiste