La Presse Anarchiste

Les îles

 
L’écrivain zuri­chois
Rudolf Jakob Humm, ami de Brup­bach­er et chez qui avaient lieu ces
réu­nions que, dans notre précé­dent cahier,
évo­quait Arthur Koestler, dans son « Étape à
Zurich », est à mon hum­ble avis le plus intéressant
des prosa­teurs con­tem­po­rains de Suisse alle­mande. Out­re les articles
de cri­tique lit­téraire qu’il donne régulièrement
à la « Welt­woche » et la revue « Unsere
Mei­n­ung » (Notre opin­ion) qu’il pub­lie lui-même tous
les deux mois, il s’est fait con­naître par quelques livres
sub­stantiels, entre autres « le Plat de lentilles » (Das
Lin­sen­gericht), « les Îles » (Die Inseln) et, le
plus accom­pli de tous, peut-être, « Car­olin ». Le
mal­heur, car c’en est un pour l’écrivain, c’est que les
livres de Humm soient, pré­cisé­ment, intéressants.
La Suisse, où tant de lib­ertés sont si vivantes, tolère
mal, sem­ble-t-il, chez les siens la libre recherche littéraire.
Ain­si, « les îles », qui sont, si l’on veut, une
manière d’auto-analyse (au sens parafreu­di­en) de l’auteur,
ont passé par-dessus la tête du pub­lic local. Com­bi­en de
fois Silone et moi n’avons-nous pas regret­té en com­mun que
ce beau livre n’ait pas été traduit, par exem­ple, en
français, car on l’eût alors com­pris et mis à
son juste rang. « Analyse ? va-t-on dire, mais cela court les
rues. » Aujourd’hui, certes ; mais Humm, en 1936 (date de la
pub­li­ca­tion du vol­ume chez Oprecht) était, presque, un
précurseur. Et puis, tout dépend moins de la date que
la façon dont une chose est faite. De plus, ain­si qu’on va
le voir dans le qua­trième des pas­sages ici repro­duits, Humm,
dans ce livre, posait déjà le prob­lème de ce que
l’on appela plus tard, jusqu’à nous en rebat­tre les
oreilles, l’« engage­ment ». Com­bi­en d’autres, à
côté de lui, font aujourd’hui fig­ure de retardataires
 ; car, on s’en ren­dra compte, Humm, en posant ce problème,
avait com­pris d’emblée que l’engagement est aus­si, est
essen­tielle­ment engage­ment envers soi-même. 

I

Il se voy­ait, tout petit encore,
trot­tant à côté d’une fil­lette dont il
cares­sait d’une main la chevelure blonde. Il voy­ait cela
dis­tincte­ment, avec une étrange clarté, l’espace d’un
instant.

C’était une île.

Ou bien il entendait le chant
loin­tain des saulniers dans la nuit, pen­dant que son père,
dans la cham­bre à côté, remon­tait sa montre.
C’était encore une île. Elle sur­gis­sait de la mer des
choses oubliées ; elle voulait lui dire quelque chose.

Partout, il y avait des îles,
grandes ou petites, belles ou tristes, dis­tinctes ou à peine
dev­inées, partout où il pou­vait regarder en arrière.
Le rêve des hiboux et le rêve des trois gouttes étaient
des îles, des îles-rêves des tout pre­miers temps.
Il était assis avec Mari­et­ta sur le car­reau [[Car­reau – ou
car­relage. Humm pense au « pavi­men­to » ital­ien. Il
n’est sans doute pas inutile de pré­cis­er que toutes ces «
 îles » de l’enfance ont pour lieu d’origine
Mon­dan­i­na, nom don­né par Humm à la ville de
Haute-Ital­ie où il a passé sa jeunesse – ou bien
encore la côte lig­ure.]] de sa cham­bre. La cham­bre était
vide, c’était la nuit et, près de lui, une bougie
brûlait par terre. Mari­et­ta mur­mu­rait : « N’aie
pas peur, surtout n’aie pas peur…» Il la tenait fort par le
bras et tous deux fix­aient les trois fenêtres. Derrière
les fenêtres, on dis­tin­guait de grands hiboux gris aux yeux
d’un rouge jaune. Ils volaient d’une fenêtre à
l’autre et se posaient sur le rebord. Ils par­laient et coassaient,
ils se tré­mous­saient, ils dis­aient « nous » et
cela sig­nifi­ait quelque chose de bon et d’immense. Viens à
nous, sem­blaient-ils dire. C’était un rêve des tout
pre­miers temps.

Une autre fois, il était à
une fenêtre ouverte. Le ciel argen­té mon­tait tout droit.
À nou­veau, il se pas­sait quelque chose d’immense. Il
étendait lente­ment la main par-dessus le rebord de la
fenêtre ; sur le dos de sa main, trois gouttes tombaient
d’en haut. Cela sig­nifi­ait quelque chose d’à peine
com­préhen­si­ble, la mort, le courage, le dévoue­ment, le
devoir, la tristesse.

Il regar­da autour de lui. Des
hommes entraient et sor­taient, se salu­aient, par­laient, fai­saient de
la poli­tique. Il était assis dans la salle basse d’un
restau­rant, dans un coin près d’une fenêtre. Sans
cesse, il lui fal­lait dire bon­jour à l’un ou à
l’autre, ou sim­ple­ment faire signe de la tête. C’étaient
des ouvri­ers. La veille encore, il y avait eu une grande réunion,
où il avait pris la parole. Avec eux, il avait collaboré
 ; il avait agi ; il n’avait pas rêvé ; cinq années
durant.

Et main­tenant, lorsqu’il
regar­dait les vein­ures de la table, il entendait dis­tincte­ment le
bruit d’une mon­tre qu’on remonte. Et cette mon­tre voulait dire
quelque chose. Il entendait le chant des saulniers dans la nuit. Et
ce chant sig­nifi­ait quelque chose. Il voy­ait les hiboux vol­er devant
la fenêtre. Il entendait la voix de Mari­et­ta : « N’aie
pas peur ». Il voy­ait une fenêtre ouverte et, dans cette
fenêtre, un enfant qui tendait la main au dehors ; qui la
tendait vers lui.

Un désir l’avait pris de
dégager ces images, de les regarder, une étrange envie
de les racon­ter. Il avait quar­ante ans.

II

Son père, à sept
heures pré­cis­es, se rendait dans son bureau ; il en sor­tait à
midi tapant. À deux heures juste, il retour­nait au bureau ; à
sept heures d’horloge, il en ressor­tait. Quand il arrivait du
bureau, il refer­mait la porte avec fra­cas, et cri­ait : « Table
 ! » Mari­et­ta, de la cui­sine, répondait : « C’est
prêt ! » Alors, il allait se laver les mains. Après
le repas, il lisait le jour­nal ; le soir, il fai­sait des patiences ;
à dix heures, il se met­tait au lit.

Il remon­tait sa mon­tre en
vingt-sept tours. Il mas­ti­quait chaque bouchée quarante-six
fois ; mère les avait comp­tées. Avant de se couch­er, il
fai­sait deux mille pas, mille à l’aller, mille au retour.
Une fois par semaine, il allait à la gare vérifier
l’heure. Sa mon­tre avançait d’une minute par mois. Le
pre­mier jan­vi­er, il la retar­dait de douze min­utes. Tous les matins,
il se lavait à l’eau froide et fai­sait sa gym­nas­tique. Il
exé­cu­tait trente flex­ions des jambes, tout en gon­flant ses
mai­gres joues. Il se met­tait une canne en tra­vers du dos, la coinçait
sous les ais­selles et, cinquante fois, aspi­rait l’air profondément,
cinquante fois l’expirait à fond. Ensuite, il se peignait.

Il peignait ses cheveux dans sept
sens. Il avait trois raies : une à gauche, une à droite
et une troisième, der­rière, per­pen­dic­u­laire­ment aux
deux autres ; par-devant, avec la brosse, il rame­nait ses cheveux en
arrière, ce qui fai­sait, sur le som­met du crâne, un
petit nid de cheveux qu’il arbo­rait avec fierté. Il portait
la barbe courte et en pointe. Le dimanche, il coupait tout ce qui
dépas­sait, y com­pris les poils du nez et des oreilles. Il
met­tait ses ciseaux dans la poche supérieure gauche de son
gilet ; il en avait fait l’acquisition le 13 avril 1884. Toutes les
six semaines, il allait chez le coif­feur. Mari­et­ta y por­tait à
l’avance une valise con­tenant ses peignes à lui, ses
bross­es, ses ciseaux, sa ton­deuse, et une servi­ette pro­pre. Ordre
était intimé au coif­feur de se laver méticuleusement
les mains ; il devait égale­ment dire qui se trou­vait dans la
boutique.

Deux fois par mois, il pre­nait un
bain chaud, à l’origine sim­ple ablu­tion dans une bassine,
plus tard dans une vraie baig­noire. Une fois instal­lé dans la
baig­noire, il lui fal­lait sif­fler de temps en temps pour indiquer
qu’il était tou­jours en vie. Chaque soir, il pre­nait un bain
de pieds, avec des cen­dres et de la soude, con­tre le sang à la
tête. Il pre­nait aus­si des cachets con­tre les aigreurs
d’estomac ; appli­quant sur sa paume l’oublie mouil­lée, il
com­po­sait de char­bon et de pep­sine un petit tas, qu’il avalait au
grand risque de s’étouffer. Il por­tait sur le ven­tre un
chif­fon de flanelle et du papi­er-jour­nal sur les épaules, de
sorte qu’en hiv­er le père tout entier crépitait.

Ces pré­cau­tions ne
l’empêchaient pas d’éternuer soix­ante fois de suite
 ; Mari­et­ta, dans la cui­sine, en avait fait le compte. Il éternuait
comme ça : « Hraaasch ! » Et l’explosion se
réper­cu­tait à tra­vers toute la mai­son. « Ha ! Ha
 ! Ha ! Hraaasch ! » Cepen­dant qu’il fer­mait les yeux.

Il avait les dents petites et
saines, les lèvres menues et qu’on ne voy­ait jamais, cachées
qu’elles étaient der­rière la barbe. Quand il donnait
un bais­er, il les avançait comme deux petites saucisses
humides. Mais il n’embrassait pas sou­vent. Il embras­sait seulement
mère qui, debout con­tre le poêle de faïence
blanche, y appuyant les mains, tendait la joue, et qui riait. Elle
avait tou­jours froid ; lui, jamais. Quand il avait des engelures, il
se frot­tait les mains en tour­nant autour de la table, la tête
penchée de côté et en pous­sant une espèce
de geigne­ment protes­tataire. Tel était ce père – le
père nor­mal, celui qui ne par­lait presque pas à table,
qui détour­nait les yeux avant de dire un mot, avalait son vin
en tor­dant le cou, se mouchait avec mille com­pli­ca­tions, remon­tait sa
mon­tre en vingt-sept tours et éter­nu­ait soix­ante fois de
suite, et dont l’éternuement était pareil à un
craque­ment de fin du monde dans le calme pais­i­ble de Mondanina.
C’était comme l’irruption d’une voix des pre­miers âges,
cet éter­nue­ment que même Mari­et­ta, dans sa cuisine,
entendait avec ter­reur et recueillement.

Une ter­reur recueil­lie, voilà
ce qu’il répandait autour de lui, ce père. Une
ter­reur qui atteignait jusqu’à la paralysie de l’angoisse
quand il con­trôlait les bul­letins sco­laires, quand, mécontent,
il ser­rait le poing, ou bien quand, vous redres­sant par derrière
les épaules à l’improviste, il hurlait : «
 Tiens-toi droit ! » Ou encore lorsque, le poing fermé,
il mar­chait sur vous, se pen­chait et – les gifles pou­vant abîmer
le tym­pan – vous sai­sis­sait les cheveux entre le pouce et l’index
et, tirant dessus en les sec­ouant, grondait : « Fils à
papa ! » Ses colères étaient muettes ; il
n’éclatait qu’avec sa femme, mais alors ses paroles
s’abattaient comme des coups de hache, il cri­ait affreuse­ment, tous
les voisins pâlis­saient et, seule, mère, sous la
tem­pête, sem­blait tout à la fois heureuse et terrifiée.
Père était un homme étrange, un homme noir, avec
une âme grise ; ses yeux gris étaient son âme. Il
y avait autour de lui comme une odeur de roseaux et de neige
fon­dante, d’étables sen­tant le moisi et de sap­ins, et, à
l’intérieur de cette odeur, il pas­sait sa vie dans une
grande tristesse. Avec une volon­té de fer et sans un ami.

III

Il se voy­ait pas­sant au travers
de la haie qui, sur le haut de la colline, séparait leurs deux
jardins : il allait retrou­ver la petite incon­nue. Du haut du jardin,
il regar­dait la piste de skat­ing où la mère de la
fil­lette venait s’entraîner. Der­rière, la mer
bril­lait. C’était aux tout pre­miers âges de la vie.
Éton­nement partout et mir­a­cles. Il se glis­sait d’un jardin
dans l’autre, puis se rel­e­vait, comme un jeune Robin­son qui vient
de décou­vrir une nou­velle île.

Debout dans le soleil, entre les
fleurs mouil­lées des plates-ban­des, la fil­lette souri­ait quand
il parais­sait devant elle. Elle tenait les paupières un peu
bais­sées, ses cils trem­blaient en se joignant et elle avançait
légère­ment ses petites inci­sives sur la lèvre
inférieure ; sa tête se bal­ançait, et le tout
com­po­sait un sourire si par­ti­c­uli­er qu’il le fasci­nait aussitôt,
et aus­sitôt le dépay­sait. Éton­né, il
regar­dait la petite fille.

Elle avait les cheveux blonds, et
un petit corps déli­cat dans une jupe de den­telles blanches ;
une grande écharpe for­mait cein­ture et, dans les cheveux,
était piqué de côté un nœud bleu pâle.
Et elle avait cet éton­nant sourire. Elle se tenait là
avec non­cha­lance ; elle posait l’un des pieds sur sa pointe, comme
font les chevaux quand ils sont bien fatigués ; par­fois, elle
lev­ait un peu les sour­cils en sec­ouant douce­ment la tête, et
elle fai­sait alors, de la main, un mou­ve­ment qui expri­mait une
entière soumis­sion au sort. « Qu’est-ce que tu veux,
sem­blaient dire ce hoche­ment de tête et ce geste de la main,
quand on a passé par autant de choses que moi…»

C’était une fil­lette qui
minau­dait, qui imi­tait un sourire de grande per­son­ne, afin de lui
faire impres­sion, et, tout de suite, il s’en était aperçu
 ; pour­tant, ce sourire le fasci­nait, l’intimidait. Pen­dant un
cer­tain temps, silen­cieuse­ment, hum­ble­ment, il regar­dait ce sourire,
puis, par le trou dans la haie, il regag­nait son jardin, et aussitôt,
il essayait d’imiter le sourire. Il le trou­vait le sourire le plus
pro­fond, le plus sig­ni­fi­catif et le plus étrange qu’il eût
jamais con­staté chez ses sem­blables. Avec ce sourire, la
fil­lette avait fait une décou­verte inouïe. Il était
entière­ment plongé dans le mes­sage con­tenu par ce
sourire. Lorsque, de loin, Mari­et­ta le rap­pelait, c’est avec ce
sourire qu’il allait la rejoin­dre ; il écar­tait un peu les
mains, sec­ouait douce­ment la tête, regar­dait à terre en
détour­nant les yeux. Et tout cela voulait dire : « J’ai
passé par tant de choses, Mari­et­ta, tu ne pour­ras plus m’en
faire accroire… » Et, en même temps, il soupirait,
et cela voulait dire : « Tout est vanité ! »

Il était amoureux de ce
sourire. Il se met­tait au milieu du jardin, posait un de ses pieds
sur la pointe, comme font les chevaux quand ils sont bien fatigués,
avançait les inci­sives, fai­sait trem­bler ses cils et, de la
main, esquis­sait un mou­ve­ment qui expri­mait une entière
soumis­sion au sort. Avec ce même sourire, ce même
hoche­ment de tête, pen­dant des jours, il chem­i­nait derrière
Mari­et­ta ; avec ce même sourire il regar­dait la mer ; avec ce
même sourire il allait sur le pot ; avec ce même sourire
il se plaçait devant la glace, et il trou­vait que ce sourire,
cette atti­tude, lui allaient tout à fait bien.

C’était aux premiers
âges, ceux qui étaient venus après les origines,
aux temps de l’école enfan­tine, des hiboux et des gouttes
d’argent, âges où le rêve et la réalité
se con­fondaient encore. Et l’un de ces rêves était la
petite fille. Elle était un rêve en plein jour. Elle
l’envoûtait ; il sen­tait que, par le truche­ment de ce
sourire, quelque chose lui était dit, quelque chose
d’immensément vrai, de frap­pant, quelque chose d’une
justesse éton­nante. Lorsqu’ils se regar­daient tous deux avec
ce sourire, ils avaient le sen­ti­ment de s’être com­pris à
fond, et quand, la main dans la main, ils se prom­e­naient sur la route
du bord de mer, ils ne mar­chaient point dans ce monde, mais comme
deux êtres en dehors du monde ; leurs deux grands cha­peaux de
paille étaient comme deux auréoles et les gens,
pen­saient-ils, devaient les suiv­re des yeux, comme s’ils eussent
été un cou­ple très grave, déjà
revenu de bien des choses et à qui l’on ne pou­vait plus
guère en conter.

Anna, son amie d’enfance, avait
alors ce sourire. C’était le sourire du jardin au bord de la
mer, le sourire du parc aux têtes blanch­es. C’était le
sourire d’enfants las et soumis. Un sourire qui, par la suite,
avait quit­té Anna, qui s’était détaché
d’elle, mais sans pour cela tout à fait disparaître.
Il était mon­té jusqu’au ciel ; il s’étendait
sur tout le ciel de cette con­trée, au-dessous duquel la mer
fai­sait enten­dre sa rumeur sans âge et sa musique sur les
rochers. Et, en bas, la mer avait beau son­ner et carillonner
gaiement, le ciel, au-dessus, par­fois était fatigué.

IV

Il y avait déjà dix
jours que notre homme écrivait sa baroque his­toire. Alors, il
se leva, un peu déçu de l’étrangeté et
de la désué­tude, de l’à‑côté de
ces sou­venirs. Il vit encore, au dernier moment, l’image d’ensemble
d’un pays mérid­ion­al ; la plaine du Pô ; la
Méditer­ranée. Il était las ; il se trou­vait vide
 ; ce qu’il avait à dire lui parais­sait déplacé.
Il rassem­bla ses feuil­lets, il se leva, alla s’asseoir avec les
autres. Il avait besoin de ces amis, ils réveil­laient son
sang, rafraîchis­saient son cœur. Il s’était assis
près d’eux, écoutait, se fai­sait ren­seign­er. Il avait
recom­mencé à par­ler comme eux. Il était en
pleine réal­ité, en plein présent.

Il avait honte de sa vie à
lui, où il y avait une ama­zone. [[Allu­sion à un autre
pas­sage du livre.]]

Plusieurs jours de suite, il
vécut au dehors, dans le monde qu’il s’était choisi
et qui était pour lui la réalité.

La réal­ité, c’était
la faim et l’injustice, c’était la misère,
l’ignorance, le main­tien d’un état de chose con­duisant à
la guerre. La réal­ité, c’était sa propre
mis­ère, la vie qui lui avait été volée,
la sépa­ra­tion, l’isolation, l’insularité. C’est
pourquoi, dans cette réal­ité nou­velle et vraie, il
pou­vait agir et être objec­tif. Il était posi­tif, il
était fidèle, il avait un but. Il voulait qu’il ne
fût plus pos­si­ble aux hommes de se sépar­er, de
s’excepter. Il voulait que l’homme se don­nât de bon cœur
aux hommes. Il voulait aus­si qu’il devînt indifférent
d’être né au nord ou au sud. Quelques semaines, il
vécut ain­si, sans regarder au dedans ; il était actif,
tourné en avant, comme pen­dant toutes les années qu’il
avait tra­vail­lé dans ce mou­ve­ment. Ses amis le
recon­nais­saient. Il fai­sait son devoir. Il se rendait utile. Il était
content.

Puis, la chose arri­va peu à
peu, à nou­veau il se sen­tit autre.

Il était à la table
d’un bureau de réu­nion publique, sur une estrade. Derrière
le pupitre des­tiné aux ora­teurs se tenait un avo­cat qui
par­lait d’un ton solen­nel. À l’une des mains de l’avocat
un dia­mant étince­lait. Il ne ces­sait de voir ce diamant,
c’était comme si ce dia­mant l’hypnotisait, comme s’il
l’attirait au-dedans de l’éloquent juriste. Il entra dans
un état de rêve. Il entendait, en haut, la bouche de
l’avocat pronon­cer de belles paroles, des paroles sub­limes. Mais à
l’intérieur de l’avocat, dans le ven­tre de l’avocat, il
perce­vait dis­tincte­ment une voix qui dis­ait à l’avocat : «
 Singe ! » L’avocat parais­sait con­tent de cette voix. L’avocat
se dis­ait à lui-même : « Singe ! », et il
avait l’air d’en être fier.

Après l’avocat, c’était
à son tour de pren­dre la parole. Il par­la comme d’habitude,
mais sen­tait qu’il y avait en lui un quelque chose qui persiflait
son dis­cours. Pen­dant qu’il prononçait : « Les
principes de l’humanité ! », une voix, en lui,
mur­mu­rait : « Singe ! » Cette voix, il ne la trou­vait pas
le moins du monde édi­fi­ante. Elle se moquait de lui, de
l’intérieur. C’était comme une espèce de
femme, en lui, de censeur en jupon, qui le tançait avec
mépris. Cela deve­nait de plus en plus insupportable.

C’était l’âme.
L’être, il le savait, avait ce nom-là. L’avocat
assou­vis­sait son âme en lui faisant présent, pour ainsi
dire, de toute la salle. Il assou­vis­sait son âme par la vanité.
L’âme lui dis­ait bien : « Singe ! » Mais il lui
dis­ait en retour : « Entends-tu comme ils m’applaudissent ?
Comme ils m’admirent ? Ne sens-tu pas com­bi­en je suis célèbre
 ? » Et cela plai­sait à la dame. L’âme de
l’avocat était une dame.

Son âme à lui
voulait tout autre chose.

L’âme est une
excrois­sance de la vie, un appen­dice, un gon­fle­ment, une poche où
se con­serve tout un fatras hétéro­clite. Des souvenirs
surtout. L’âme est l’élément négateur,
en l’homme. Tout acte accom­pli dans le monde extérieur
pro­jette dans l’âme un acte con­traire, un « non ».
L’âme est réac­tion à l’action. De là
qu’elle est réac­tion­naire. Elle est noire comme l’église.
Chez cer­tains mor­tels, elle peut être ras­sas­iée par la
van­ité, par le besoin d’importance. Chez d’autres,
toute­fois, elle ne saurait être ras­sas­iée qu’à
force de ten­dresse ; ce sont les natures roman­tiques. Mais le
roman­tisme, on n’en a guère envie, ni le temps. Et les
idées, elles aus­si, générale­ment y sont
con­traires. Aus­si l’âme est-elle niée, est-elle
escamotée. Elle gêne, elle fait obsta­cle. La plu­part en
sont encom­brés comme d’une femme incom­prise, et cette femme,
ils éprou­vent la ten­ta­tion de l’étrangler.

Sans le savoir, par un trait de
car­ac­tère inné, par une sorte de politesse retorse qui
lui venait peut-être de Mon­dan­i­na, le héros de notre
his­toire, que tout le monde, sans doute, eût considéré
comme un rêveur, avait entre­pris cette ten­ta­tive on ne peut
plus énergique et, poli­tique­ment, non moins juste, de se
débar­rass­er de son âme, non point en la bâillonnant,
mais, au sens lit­téral du mot, en l’assouvissant jusqu’à
ce que mort s’ensuive. Le moin­dre de ses mou­ve­ments, il y cédait.
Était-elle alan­guie, il s’attendrissait. Était-elle
triste, il tombait dans une mélan­col­ie pro­fonde. Si elle
s’assombrissait, il créait autour d’elle une ombre encore
plus épaisse, espérant (sans le savoir, il l’espérait)
se débar­rass­er d’elle dans ces ténèbres. Il
était le danseur accom­pli de son âme.

Cela, il le com­prit assis à
ce bureau d’une réu­nion publique. Il com­pre­nait ce qui lui
était arrivé ; il s’en effrayait un peu, même ;
car il savait que c’était la dernière danse. C’était
une danse macabre, avec son âme. Mais ce qu’est un homme qui
a dan­sé son âme à mort, qui l’a vue se coucher
dans les lys du sou­venir, à jamais ; un homme à qui
elle a ren­du sa lib­erté, et puis qui reste là, sans
âme, cela, il ne le savait point, et il en avait un peu peur.

Il redevint autre. Il était
préoc­cupé. Peu à peu, il s’enfonçait. À
nou­veau, il entendait comme une musique. Venu des profondeurs
réson­nait le chant des saulniers ; le bruit d’une montre
qu’on remonte ; le tin­te­ment d’une cloche d’église
 ; il voy­ait Mon­dan­i­na, la plaine autour de Mon­dan­i­na, les canaux, les
oiseaux, les collines, les ouvrières de la plaine, les tours.
La cour pavée de briques rouges. La ruelle des Catéchumènes.
L’image de saint au-dessus de la ruelle, con­tre le ciel. Et il
com­prit qu’il n’en avait pas encore fini. Il devint farouche,
dis­trait. Tous les autres, à nou­veau, il les voy­ait « de
l’autre côté ». Il avait repris sa place près
de la fenêtre. Ils le lais­saient tran­quille. Eux et lui, ils
étaient rede­venus des étrangers.

En face de lui il n’y avait
plus que son amie. Il la regar­dait par­fois dans les yeux, et cela lui
don­nait la force d’écrire.

R. J. Humm

(Traduit de l’allemand par J.
P. Samson)


Publié

dans

par

Étiquettes :