La Presse Anarchiste

Les nouveaux événements de Vorkouta

Les gens ont beau dire, la
guerre, la bombe, ce ne sont point là les dan­gers qui les
hantent vrai­ment. Ce que, même sans le savoir de façon
claire, ils craignent le plus, c’est que l’homme contem­po­rain, en
quelque pays que ce soit et sous quelque régime qu’il «
 vive », en ait marre. Des confé­rences, de la «
 détente », des explo­sions à mesu­rer, soupeser,
éva­luer, ça on en parle. Mais qu’un mou­ve­ment de
vraie révolte se pro­duise, c’est le silence, ou bien trois
lignes entre quatre faits divers. Une nou­velle grève à
Vor­kou­ta, par exemple, accom­pa­gnée d’une véritable
révolte des esclaves concen­tra­tion­naires, qui donc en a
enten­du par­ler ? En France comme en Suisse, sauf très
exac­te­ment deux excep­tions, per­sonne qui n’ait cru, lorsque j’ai
deman­dé : « Avez-vous lu ? », que j’arrivais bon
der­nier avec les nou­velles des grèves de [19]53 révélées
entre autres par Schol­mer. Quand je lui appris l’événement,
Monatte, qui cepen­dant lit à peu près tout, s’est
écrié : « Mais qu’est-ce qu’ils foutent, nos
man­geurs pro­fes­sion­nels de cocos ? » Et Camus – il est l’une
des deux heu­reuses excep­tions – m’a pour­tant assu­ré qu’en
dehors d’une vague note dans « l’Express », le «
 Times » de Londres lui-même avait publié et
authen­ti­fié la chose ; cela n’a pas empê­ché le
reste de la presse de dor­mir. Jusqu’à un rédac­teur de
la poli­tique étran­gère d’un journal «
 socia­liste » qui est tom­bé des nues quand je lui ai
télé­pho­né ; et n’imaginez pas qu’il ait,
depuis (tout lucide qu’il soit vis-à-vis du totalitarisme
mos­co­vite), publié le moindre article sur ce sujet. – À
« Témoins » donc, à notre humble canard de
se per­mettre d’insister. Car, sauf un grand article (d’ailleurs,
comme tou­jours sous la plume de tout jour­na­liste qui se respecte,
four­millant d’inexactitudes) dans le « Corriere
d’Informazione » du 14 novembre, il n’y a eu jusqu’ici
que le jour­nal des socia­listes vien­nois, l’« Arbeiter-Zeitung
 », qui, dans la pre­mière page de son numé­ro du 13
novembre (source de l’article du « Cor­riere »), ait
jugé indis­pen­sable de révé­ler ce que
d’ex-prisonniers, tout fraî­che­ment rapa­triés, ont pu
rap­por­ter sur les luttes qui viennent d’ensanglanter l’une des
prin­ci­pales régions concen­tra­tion­naires du para­dis toujours
sta­li­nien. – Voi­ci l’essentiel des révé­la­tions du
jour­nal de Vienne : 

Les pre­mières grèves
de cet été

À Vor­kou­ta, zone russe de
tra­vaux for­cés aux confins de l’océan Gla­cial, dans
laquelle des cen­taines de mil­liers de déte­nus politiques
mènent une exis­tence d’esclaves, des troubles ont à
nou­veau écla­té à une époque toute
récente… La nou­velle du « cours nouveau »
et de la détente de la poli­tique russe s’était
répan­due jusque dans les régions minières de la
Sibé­rie, insuf­flant un nou­veau cou­rage aux dam­nés de
l’État sovié­tique… (Il y eut des grèves) à
la suite des­quelles, au cours de cet été, fut
pro­mul­guée une amnis­tie par­tielle en faveur des détenus
poli­tiques. Or, les récits d’un cer­tain nombre de Viennois
aujourd’hui rapa­triés, mais qui se trou­vaient encore à
Vor­kou­ta il y a seule­ment quelques semaines, expliquent à la
fois les rai­sons d’une telle mesure d’« apaisement »
et les consé­quences san­glantes de son insuffisance.

Cinq puits paralysés

Au cours de l’été,
la popu­la­tion de Vor­kou­ta n’avait pas été sans
apprendre que la situa­tion mon­diale mar­quait une détente, à
la suite de la signa­ture du trai­té d’État avec
l’Autriche et de la confé­rence des pre­miers ministres tenue
à Genève. Les pri­son­niers poli­tiques revendiquèrent
alors une dimi­nu­tion de toutes les « peines » et
l’amélioration des condi­tions de tra­vail. Mais toutes ces
demandes demeu­rèrent sans effet. Il s’ensuivit un mouvement
de grève tout à fait spon­ta­né. Dans un espace de
quelques heures, 50 000 pri­son­niers déci­dèrent de ne
pas des­cendre à la mine. Les puits 1, 3, 4 et 32 cessèrent
tout travail.

Dans les puits 9 et 10, la grève
fut seule­ment par­tielle, car les déte­nus qui y sont affectés
sont des Baltes – Esto­niens, Let­tons et Lithua­niens – qui, ayant
déjà presque tous entiè­re­ment pur­gé leur
peine, crai­gnaient – du moins une grande par­tie d’entre eux –
de s’exposer à de nou­velles repré­sailles en
par­ti­ci­pant à l’action entreprise.

La lutte pour le pain et pour
l’eau

La direc­tion du camp répondit
à l’ordre de grève en ordon­nant de cou­per l’eau à
toutes les sec­tions qui avaient ces­sé le tra­vail et en
envoyant des camions char­gés d’emporter tous les stocks de
vivres.

Sur quoi les grévistes,
pas­sant à l’action directe, bar­ri­ca­dèrent les issues
pour empê­cher la « fuite » du pain, obligèrent
les gardes du MWD à quit­ter les lieux et fina­le­ment menacèrent
de mettre le feu au camp si l’eau leur était coupée.

Les garde-chiourme du MWD ne sont
pas assez nom­breux pour mater par la force un soulèvement
aus­si géné­ral. Aus­si, tout comme déjà
d’autres fois dans le pas­sé, la direc­tion du camp
accep­ta-t-elle de négo­cier. Mais les déte­nus firent
savoir qu’il ne négo­cie­raient qu’avec des fonctionnaires
res­pon­sables venus de Mos­cou. Vu le trou béant créé
par la grève dans la pro­duc­tion, le gou­ver­ne­ment central
lui-même finit par céder.

En effet, le ministre de
l’intérieur Krou­glov, accom­pa­gné de quelques généraux
du MWD, arri­vait bien­tôt en avion à Vor­kou­ta et
s’entretint avec une délé­ga­tion des prisonniers
poli­tiques. Il pro­mit un adou­cis­se­ment du régime pénitentiaire
et une amnis­tie. Peu de temps après, l’amnistie était
effec­ti­ve­ment promulguée.

Les déte­nus reprirent le
tra­vail. Mais on ne tar­da pas à devoir consta­ter que la
soi-disant amnis­tie n’avait été, dans la plu­part des
cas, qu’une gros­sière super­che­rie. Certes, la majorité
des pri­son­niers amnis­tiés s’étaient vus
offi­ciel­le­ment remis en « liber­té », mais pour
être ensuite astreints à un domi­cile forcé,
tou­jours au nord du cercle polaire. Cet avan­ce­ment de la condition
d’esclaves à celle de serfs n’était pas exactement
ce que les déte­nus s’étaient imaginé.

Ren­forts de « droit commun
 » et lutte à mort

Tout comme dans les camps de
concen­tra­tion hit­lé­riens, les déte­nus de droit commun,
les cri­mi­nels [[Les rapa­triés vien­nois, ou tout au moins le
jour­na­liste qui rap­porte leurs pro­pos, sim­pli­fient ici la situation.
D’abord, il est si facile d’être « droit commun »,
en Rus­sie. Il suf­fit, par exemple, d’être arri­vé trois
fois en retard au tra­vail – d’où révo­ca­tion et
impos­si­bi­li­té de trou­ver un autre emploi (le passeport
inté­rieur n’est pas fait pour les chiens – heu­reux chiens
!) ; dès lors, il faut bien voler pour vivre. Et de plus, chez
les « droit com­mun » en géné­ral, qu’ils
le soient deve­nus par force (la force de l’État) ou par
goût, il y a deux caté­go­ries : ceux des vrais
résis­tants, qui refusent toute col­la­bo­ra­tion avec les
auto­ri­tés – et les autres.]] ont, dans les camps russes, une
situa­tion pri­vi­lé­giée, en ce sens qu’ils détiennent
la plu­part des postes de « capos ». Ils font régner
dans les camps une véri­table ter­reur, et les gar­diens du MWD,
en géné­ral beau­coup trop peu nom­breux, les utilisent
pour tenir en res­pect les déte­nus poli­tiques. Dans cet enfer,
l’opposition entre droit com­mun et poli­tiques est acharnée,
impi­toyable, brutale.

Or, au cours de ces derniers
mois, plus de cent mille pri­son­niers de droit com­mun furent amenés
à Vor­kou­ta. Aus­si les conflits entre poli­tiques et membres de
la pègre ne ces­sèrent-ils de se succéder.

La journée du 4 octobre

Le 4 octobre 1955, dans plusieurs
camps à la fois et à la même heure, les détenus
de droit com­mun, armés de cou­teaux et de matraques,
atta­quèrent les baraques des pri­son­niers politiques.
Quelques-unes de ces baraques furent arro­sées d’essence et
incen­diées. Du haut des mira­dors, les gar­diens firent feu dans
le tas. Résul­tat : trente-deux morts, dont trente prisonniers
et deux gardes.

On s’est éga­le­ment battu
dans les camps du voi­si­nage, mais les Vien­nois rapatriés
ignorent, sur ce point, les détails.

Nouvelle visite ministérielle

Une fois de plus, le ministre de
l’intérieur Krou­glov accou­rut à Vor­kou­ta pour
réta­blir 1’« ordre ». Il finit par pro­mettre aux
déte­nus poli­tiques que les pri­son­niers de droit commun
seraient inter­nés dans des camps sépa­rés. Et,
après plu­sieurs jours de grève, les esclaves se
remirent au tra­vail. (« Arbei­ter-Zei­tung » de Vienne, 13
novembre 1955)

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