La Presse Anarchiste

Guerre de classes en Espagne

Camil­lo Berneri, anar­chiste ital­ien, se ren­dit en Espagne dès le 29 juil­let 36. 

Il y com­bat­tit, les armes à la main, au sein de la colonne ital­i­enne dont il fut un des organisateurs.

Il y com­bat­tit avec sa plume , en par­ti­c­uli­er en fon­dant et en dirigeant la revue Guerre de class­es.

Un recueil des arti­cles qu’il y pub­lia vient de sor­tir aux Édi­tions Spar­ta­cus sous le titre : Guerre de class­es en Espagne.

Voilà une réédi­tion qui tombe à pic en ces temps de renais­sance du mou­ve­ment anar­chiste ibérique. Elle per­met de faire con­naître l’his­toire de la révo­lu­tion espag­nole entre 36 et 37, avec ses points forts, mais égale­ment avec ses faiblesses.

Les analy­ses de Berneri sont d’une extrême lucid­ité et tout par­ti­c­ulière­ment celles con­cer­nant la sit­u­a­tion intérieure espag­nole et la posi­tion de l’Es­pagne sur l’échiquier international.

Dans l’ar­ti­cle « Que faire » il mon­tre l’hypocrisie de la poli­tique de non inter­ven­tion qui fait le jeu des fas­cistes espag­nols et de leurs alliés alle­mands et ital­iens qui ne sont pas dans l’im­mé­di­at prêts à entr­er en con­flit armé con­tre l’An­gleterre et la France.

Il dénonce les erreurs qui con­sis­tent à ménag­er l’Alle­magne et l’I­tal­ie. Il nous faut, dit-il, adopter une poli­tique étrangère énérgique :

« En ce qui con­cerne l’Alle­magne et l’I­tal­ie : expul­sion immé­di­ate de tous leurs représen­tant diplo­ma­tiques, sus­pen­sion du droit de sur­v­ol­er le ter­ri­toire espag­nol aux com­pag­nies de nav­i­ga­tion aéri­enne alle­man­des ; inter­dic­tion à tous les navires bat­tant pavil­lon alle­mand ou ital­ien de ren­tr­er dans les ports espag­nols, sus­pen­sion de toute immu­nité pour les sujets bour­geois alle­mands et ital­iens rési­dant en Espagne ».

Il pense qu’avec une telle poli­tique la France et l’An­gleterre devraient pren­dre posi­tion et tant pis si cela doit déclencher un con­flit armé inter­na­tion­al. De toute façon, à plus ou moins brève échéance, il est inévitable.

Il serait mal­hon­nête de nous faire des illu­sions, écrit-il dans « Entre la guerre et la Révo­lu­tion ». « Une inter­ven­tion armée brusquée de la part de l’An­gleterre, la Russie et la France n’est pas prob­a­ble mais une telle inter­ven­tion n’au­rait rien d’im­pos­si­ble au moment où l’Es­pagne est sur le point de mourir. Ce sera l’in­ter­ven­tion qui arrachera peut-être l’Es­pagne à l’im­péri­al­isme ita­lo-alle­mand, mais ce sera pour étouf­fer l’in­cendie de la Révo­lu­tion Espagnole ».

Et qui s’op­posera à la CNT et à la FAI une fois le fas­cisme écrasé ? Le bloc socia­lo-com­mu­niste bien sûr, à qui l’in­ter­ven­tion russe assure l’hégé­monie, alors que jusqu’à main­tenant, note-t-il dans « Troisième étape », il était com­plète­ment dom­iné par les anarchistes.

Berneri sait par­faite­ment les buts pour­suiv­is et atteints par Moscou et ses fidèles. D’une phrase il en fait le con­stat : « Déjà aujour­d’hui, l’Es­pagne est entre deux feux : Bur­gos et Moscou ». Mais nous ne sommes qu’en 36, l’e­spoir demeure, car : « Entre Bur­gos et Madrid, il y a Barcelone ».

Dans un cer­tain nom­bre d’autres arti­cles ce qui prime et pas­sionne ce sont les pris­es de posi­tion de Berneri rel­e­vant du réal­isme politique.

Il en est ain­si dans « La ville et la cam­pagne » où il abor­de le prob­lème du rav­i­taille­ment ali­men­taire des villes. S’ap­puyant sur les expéri­ences révo­lu­tion­naires précé­dentes (et en par­ti­c­uli­er sur la Révo­lu­tion Russe) il souligne les effets désas­treux que pro­duisirent la réqui­si­tion ou l’achat des pro­duits agri­coles avec une mon­naie sans valeur ou à des prix trop bas. L’échange de pro­duits man­u­fac­turés con­tre des pro­duits agri­coles n’est pas non plus la solu­tion car les paysans n’ont que très peu de besoins.

Pour éviter que ne sur­gis­sent un antag­o­nisme entre ville et cam­pagne, il fau­dra répon­dre aux pos­si­bil­ités et aux préférences des paysans et sans doute pay­er les pro­duits agri­coles avec une mon­naie de poids et de valeur reconnue.

Dans « Guerre et Révo­lu­tion » c’est ce même réal­isme poli­tique qui lui fait adopter une voie entre « ceux qui sont con­traires à la social­i­sa­tion » et « ceux qui y sont favor­ables de façon absolue et avec des ten­dances max­i­mal­istes ». Il explique ain­si cette prise de posi­tion qu’il qual­i­fie lui-même de « cen­triste » : « Je pense que la social­i­sa­tion de la grande et de la moyenne indus­trie est une « néces­sité de la guerre » et une créa­tion indis­pens­able de l’« économie de guerre ». Cer­tains antifas­cistes en sont aus­si per­suadés que moi, mais il ne sont pas par principe col­lec­tivistes. En sou­tenant la « néces­sité actuelle » de la social­i­sa­tion de la grande et de la moyenne indus­trie, j’au­rai pour moi ces antifas­cistes qui y con­sen­tiront et éventuelle­ment apporteront leur aide ».

Le recueil se ter­mine par quelques arti­cles n’ayant pas trait à l’Es­pagne. Ils sont tous intéres­sants par l’ac­tu­al­ité de leurs thèmes et comme bonne illus­tra­tion de la pen­sée de Berneri. Nous n’en citerons que deux : « Abo­li­tion et extinc­tion de l’É­tat » est une cri­tique du lénin­isme : « Qui dit État pro­lé­taire » dit « cap­i­tal­isme d’É­tat » ; qui dit « dic­tature du pro­lé­tari­at » dit « dic­tature du par­ti com­mu­niste » ; qui dit « gou­verne­ment fort » dit « oli­garchie tsariste des politi­ciens ». Lénin­istes, trot­skistes, bor­digu­istes, cen­tristes, ne sont divisés que par des con­cep­tions tac­tiques dif­férentes. Tous les bolcheviques, à quelque courant ou frac­tion qu’ils appar­ti­en­nent, sont des par­ti­sans de la dic­tature poli­tique et du social­isme d’É­tat. Tous sont unis par la for­mule « dic­tature du pro­lé­tari­at », for­mule équiv­oque qui cor­re­spond au « peu­ple sou­verain » du jacobin­isme. Quel que soit le jacobin­isme, il est des­tiné à faire dévi­er la révo­lu­tion sociale. Et quand elle dévie, « l’om­bre d’un Bona­parte » se pro­file. Il faut être aveu­gle pour ne pas voir que le bona­partisme stal­in­ien n’est que l’om­bre hor­ri­ble et vivante du dic­ta­to­ri­al­isme léniniste ».

« La franc-maçon­ner­ie et le fas­cisme » est une dénon­ci­a­tion des liens exis­tant entre cer­tains anar­chistes et la F.M. : « Le fait que la F.M. ait été l’ob­jet de per­sé­cu­tions et de vio­lences de la part des nervis fas­cistes et du gou­verne­ment de Mus­soli­ni est util­isé par les francs-maçons antifas­cistes qui ten­dent à faire oubli­er l’énorme respon­s­abil­ité de cette asso­ci­a­tion dans l’ac­ces­sion du fas­cisme au pou­voir. (…) Il existe une minorité d’a­n­ar­chistes qu’aigu­il­lonés par les « grands moyens », se sont lais­sés pren­dre au jeu poli­tique de cet antifas­cisme équivoque »…

Berneri fut arrêté le 5 mai 37 par des flics en civ­il comme con­tre-révo­lu­tion­naire. La nuit même on décou­vrit son cadavre par­mi d’autres, assas­s­inés par des com­mu­nistes aux ordres de la Guépéou.

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