La Presse Anarchiste

Bourreaux !

[[Article
paru d’a­bord dans le Signal, et quelque peu modi­fié avec
l’au­to­ri­sa­tion de l’au­teur (N.D.L.R.)]]

C’est
à Poi­tiers, rue de la Visi­ta­tion. Dans cette rue, l’une en
face de l’autre, deux mai­sons, hautes et blanches de façade.
Elles ont ce je ne sais quoi de fami­lial et de ver­tueux qu’on ne
trouve guère plus que dans les rues étroites et
silen­cieuses de nos petites et vieilles villes de province.

Dans
l’une il habite, lui. Lui, c’est un per­son­nage. Il fut autrefois
sous-pré­fet. Il pour­rait être beau­coup plus aujourd’hui,
s’il avait vou­lu. Mais il a démis­sion­né pour venir
vivre tran­quille­ment entre sa femme, car il est marié, et sa
fille, car il est père. Il est riche et, natu­rel­le­ment, fort
consi­dé­ré. Il a de très nom­breuses et brillantes
rela­tions. Très sou­vent, la mai­son s’ouvre, car il reçoit
beau­coup. On est, chez lui, presque tou­jours en fête, et chez
lui accourt tout ce que l’a­ris­to­cra­tie du lieu a de mieux nommé
et de plus hup­pé. Il est très pieux aus­si, appartient
aux comi­tés d’une foule d’œuvres cha­ri­tables et religieuses ;
il a son banc à l’é­glise, assiste régulièrement
aux offices. Bref, c’est ce que l’ordre moral, le bien nommé,
a de meilleur dans l’endroit.

Dans
la mai­son d’en face, vit sa mère. Elle est vieille, elle est
veuve. Je n’aime pas beau­coup, pour dire le vrai, sa physionomie
fer­mée, inquiète, falote et légèrement
cha­fouine. À tout prendre, cepen­dant, et à première
vue, ce n’est pas phy­sio­no­mie de méchante. Jus­qu’à ces
der­niers jours, elle n’a­vait, pour son ser­vice, qu’une vieille
domes­tique, à peu près de son âge, qui vient de
mou­rir. Sans doute, on était fort satis­fait de ses soins,
puis­qu’on s’est entre­mis, mère et fils, il y a cinq ans, si
j’ai bonne mémoire, pour lui faire obte­nir, en récompense,
de ses ser­vices fidèles et désintéressés,
une médaille de la Socié­té d’En­cou­ra­ge­ment au
bien.

La
dame est fort riche ; elle a terres et châteaux ;
elle est de noble ori­gine, confite en dévo­tions, pas mal avare
et vit presque en recluse. Elle est comme enve­lop­pée de
mys­tère. En ville, on a pour elle et pour ce mystère,
res­pect grand et tou­chante sym­pa­thie. Cela tient, sans doute, à
sa situa­tion de for­tune, à son âge, à la dignité
aus­si avec laquelle elle a por­té sou deuil de veuve ; or,
je l’ai dit, il y a long­temps, très long­temps qu’elle a perdu
son mari, doyen de la Facul­té des lettres, qui lui a laissé
le soin et la charge d’é­le­ver deux enfants en bas âge,
lui, dont j’ai déjà par­lé, et puis… elle.

Lui,
c’est le fils pieux et fidèle. La mai­son de la vieille dame ne
s’ouvre presque que pour lui ; mais, pour lui, elle s’ouvre tous
les jours ou à peu près. Elle…, elle est
malade, malade depuis vingt-cinq ans. Très rares sont ceux qui
se sou­viennent encore d’elle. Plus rares sont ceux qui en parlent. La
mala­die est étrange, mys­té­rieuse. Elle est de celles
qui, que, dont… ; vous com­pre­nez ! Chut ! Il n’en
faut par­ler que très bas, avec beau­coup de réserve et
la plus ardente dis­cré­tion, et même du tout point, car
ce sera bien mieux encore. Cette mala­die, voyez-vous, c’est le
mal­heur de la famille qui ne s’en console pas. Pen­sez donc ! Des
gens si bien ! Méri­taient-ils bien cela ? Mais que
vou­lez-vous ? C’est la vies. En tout cas, c’est beau de voir
sem­blable épreuve sup­por­tée avec si belle patience, si
grand cou­rage, par­faite sou­mis­sion, si rare vaillance. Vraiment,
c’est en édi­fi­ca­tion à toute la par­tie pieuse de la
popu­la­tion et même à celle qui ne l’est point ! Car
rien de plus noble, n’est-ce pas, et de plus res­pec­table que cette
fier­té un peu sau­vage qui cache la plaie tou­jours à vif
et sai­gnante de l’in­gué­ris­sable douleur.

Tout
à coup, scan­dale inouï, stu­pé­fiant ! La
mai­son mys­té­rieuse, mys­té­rieu­se­ment close, c’est une
pri­son ; dans la pri­son, une geôle longue de quatre
mètres, large de trois. Pas d’air, pas de lumière ;
l’u­nique fenêtre est étroi­te­ment cal­feu­trée. Sur
le sol, un gra­bat sor­dide. Des ordures par­tout, épluchures,
immon­dices, des choses qu’on ne peut dire. Sur le gra­bat, une forme
humaine, un monstre. C’est la malade : elle est nue ; pour
se cacher, elle n’a qu’un lam­beau de cou­ver­ture. Elle est couverte
d’or­dures, de ver­mine, de vers grouillants. Elle a cinquante-deux
ans. Il y en a vingt-cinq qu’elle vit là, emmurée
vivante par sa mère, par son frère, squelette
épou­van­table ! Les yeux vagues et per­dus voient encore,
mais ne regardent plus ; la langue s’est désaccoutumée
de la parole ; et dans son cer­veau inerte des images passent
tout à coup, qui ne répondent plus à rien,
d’hu­mains qui ont fait irrup­tion dans son enfer, sans qu’elle puisse
se dou­ter seule­ment que ce sont des sauveurs.

Et
il y a vingt-cinq ans qu’elle les atten­dait, ces sau­veurs ! Ah !
qui nous dira jamais les tor­tures de ces vingt-cinq ans ? Qui
nous dira la froide cruau­té des tor­tion­naires qui ont inventé
et pro­lon­gé ce mar­tyre ? C’est à peine si l’on ose
ima­gi­ner quoi que ce soit, tant, dès qu’on essaie, on sent sa
rai­son empor­tée comme par un ver­tige de folie. Vingt-cinq
ans ! vingt-cinq ans de faim, de soif, de saleté
impos­sible à décrire ; vingt-cinq ans de solitude,
de larmes, de déses­poir ! Vingt-cinq de supplications
vaines et d’i­nu­tiles prières. Car elle a dû prier,
n’est-ce pas ? et sup­plier, se traî­ner à deux
genoux, les mains ten­dues, le visage inon­dé de larmes, quand
ils venaient eux, la mère et le frère ; elle a dû
deman­der pour­quoi, elle a dû… Oh ! ces scènes
qu’on soup­çonne, qu’on entre­voit, qu’on devine, cette férocité
gla­ciale qui repous­sait tou­jours ; et puis, quand la porte
s’é­tait refer­mée, ces rages de désespérance,
ces blas­phèmes, ces exé­cra­tions, cette mort lente d’une
vivante dans sa tombe.

Sau­rons-nous
jamais ? Peut-être ; car, grâce aux soins qui
lui sont pro­di­gués, la pauvre demoi­selle revient à la
rai­son avec des éton­ne­ments, des extases infi­nies des moindres
choses : une fleur, du linge blanc, un mot affectueux ;
peut-être encore parce que, paraît-il, elle avait couvert
les murs de sa tombe d’ins­crip­tions où elle exha­lait ses
plaintes si déso­lées. Et eux, le frère et la
mère, que nous ont-ils dit pour expli­quer, pour excuser ?
Qu’elle était folle ? C’est à voir ; mais, en
véri­té, où serait l’ex­cuse ? N’aurait-il
pas fal­lu la soi­gner d’au­tant mieux qu’elle ne pou­vait plus le faire
elle-même ? Et vrai­ment, qu’est-ce donc que ce monstre à
face humaine qui, lors­qu’on lui demande s’il ne voyait rien quand il
allait voir sa sœur, vous répond : « Vous
savez bien que je suis myope ! » et qui lorsqu’on
reprend : « Mais alors vous deviez sentir »,
riposte avec un redou­ble­ment de cynisme « Vous savez bien
que je n’ai plus de nez » !

Si
j’ai racon­té cette épou­van­table his­toire, ce n’est pas
pour le plai­sir. Du plai­sir, je n’en ai éprou­vé aucun,
mais de l’hor­reur, du dégoût, de la souf­france, de la
peur aus­si, et beau­coup. De la peur, non point à la pensée
qu’un jour ou l’autre, il pour­rait m’en arri­ver autant ; mais de
la peur à la pen­sée qu’un jour ou l’autre, j’en
pour­rais faire autant, par suite de je ne sais quelle aber­ra­tion. Car
enfin voi­là une mère, un frère comme les autres,
en appa­rence. Ils sont de bonne répu­ta­tion : ils sont
riches, ils sont pieux, ils sont… Et puis… ?

Aus­si,
ce que je vou­drais savoir, grand Dieu ! c’est com­ment une de tes
créa­tures peut des­cendre si bas ; c’est ce qu’il y a donc
en nous de mal, d’a­vi­lis­se­ment, pour qu’un homme, une femme, un
frère, une mère, en puissent venir là. Je
vou­drais le savoir pour moi-même pour apprendre à me
gar­der de toute chose de ce genre : je vou­drais le savoir pour
les autres pour leur apprendre à se gar­der eux aussi.

Sans
doute, il y au bagne des assas­sins moins cou­pables que les misérables
de la rue de la Visi­ta­tion. Mais une pen­sée me pour­suit que je
ne puis écar­ter, une pen­sée de l’a­pôtre Jean :
« Qui­conque hait son frère, a‑t-il écrit
quelque part, est un meur­trier ». Et des meur­triers comme
cela, ô mon Dieu ! qu’il doit y en avoir !

Jean
Roth

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