La Presse Anarchiste

Conclusion d’une causerie sur la Désintégration de l’Atome

Nous avons plusieurs
fois dis­cu­té ici de la science et de son rôle sur le
bon­heur de l’homme. 

Cer­tains cama­rades ont
défen­du la thèse selon laquelle la science doit, petit
à petit, au fur et à mesure de son évolution,
libé­rer l’homme de ses ser­vi­tudes maté­rielles, lui
abré­ger ses heures de tra­vail, rendre celui-ci plus facile,
moins pénible, aug­men­ter les heures de loi­sirs, permettant
ain­si à l’in­di­vi­du de se culti­ver ou de s’a­don­ner aux plaisirs
de l’art ou même à un doux farniente. 

D’autres cama­rades ont
défen­du la thèse contraire, selon laquelle la science
est avant tout un ins­tru­ment puis­sant et meur­trier, un ins­tru­ment de
domi­na­tion aux mains des gou­ver­nants. Et de citer à l’ap­pui de
leur thèse l’exemple, hélas si convain­cant, de la
décou­verte de l’éner­gie ato­mique dont la première
appli­ca­tion fut cette bombe mons­trueuse dont on a pu juger les effets
sur le peuple nippon. 

Il n’y a, à mon
avis, rien à répli­quer à un tel argu­ment, pris
dans la vivante réa­li­té. Mais, et c’est là que
je vou­drais expri­mer mon avis, je crois que la ques­tion a été
mal abordée. 

Il s’a­git en effet de
savoir, pour nous indi­vi­dua­listes, qui visons à considérer
les choses non pas en mys­tiques ni en mytho­manes, ce que la science
consi­dé­rée dans son étal actuel (en tenant
compte de son évo­lu­tion conti­nuelle) et mise dans les mains de
l’hu­ma­ni­té telle que nous la connais­sons peut appor­ter à
l’individu. 

Ceci est le point de
départ du pro­blème. Il convient de ne pas le perdre de
vue et d’é­vi­ter de dis­cu­ter sur une science idéale
(alors que la nôtre est hési­tante) mise au ser­vice d’une
huma­ni­té idéale (alors que la nôtre est bien loin
de l’être). 

Un autre point de vue
sur lequel il me semble que l’on se trompe est celui qui consiste à
dis­cu­ter de la science comme d’une enti­té pos­sé­dant le
pou­voir de pen­ser et d’a­gir dans tel ou tel sens. On dit trop
facilement : 

La science est
bien­fai­sante, ou la science fait le mal­heur de l’in­di­vi­du, etc… 

La science n’a pas
d’i­ni­tia­tive et ne fait rien du tout. 

Elle est une chose, un
outil intel­lec­tuel que l’homme a for­gé de toutes pièces.

Met­tez une abeille sur
une table : elle pour­ra s’en­vo­ler ailleurs ou bien venir vous
piquer le nez si cela lui chante, car elle est un indi­vi­du avec sa
petite volon­té, ses besoins, ses caprices. 

Mais pla­cez sur une
même, table un revol­ver char­gé, vous pou­vez être
cer­tain qu’il ne tue­ra jamais per­sonne bien qu’il y ait en lui de
grandes pos­si­bi­li­tés de mort. 

C’est que le revolver
est un ins­tru­ment, un outil, for­gé pour l’homme, mais
entiè­re­ment sou­mis à l’emploi que l’homme juge bon d’en
faire et, si celui-ci ne s’en sert le revol­ver res­te­ra inac­tif et inoffensif. 

Il en est de même
pour la science ; elle est une chose qui ne sau­rait, par
elle-même, être ni bonne ni mau­vaise, pour la simple
rai­son qu’elle n’a pas de vie propre ; elle ne vit que par
l’u­sage qu’en fait son créa­teur : l’homme. 

— O —

Un autre point de vue,
qui est faux, est de dire que l’on peut se pas­ser de la science.
Évi­dem­ment, on peut se pas­ser de l’électricité
et s’é­clai­rer avec une torche, on peut se pas­ser de l’a­vion et
che­mi­ner à pied. Mais il faut bien com­prendre que la science
est atta­chée à l’homme comme son ombre. Elle est fille
directe de l’in­tel­li­gence. Elle nous dis­tingue à elle seule de
l’a­ni­mal. Jamais le singe le plus intel­li­gent n’a pen­sé à
allu­mer une torche pour éclai­rer sa tanière, l’homme
l’a fait ; et l’élec­tri­ci­té n’est qu’un petit
per­fec­tion­ne­ment de cette chose énorme que fut la
domes­ti­ca­tion du feu. Cette torche, ins­tru­ment risible pour nous au
20e siècle, est de la pure science.

L’a­ni­mal cueille dans la
forêt les fruits sur les arbres ; l’homme cultive cet
arbre pour en récol­ter plus de fruits et de meilleurs :
la culture est, de la pure science. 

L’hi­ver, l’a­ni­mal se met
le nez dans le der­rière et se terre dans quelque coin, l’homme
se couvre de peaux de bêtes : l’ha­bille­ment est de la pure
science. 

Ain­si donc, il faut,
bien com­prendre que le moindre de nos gestes, der­rière lequel
brille une lueur d’in­tel­li­gence humaine, est un geste scien­ti­fique

Il nous faut nous
résoudre à être des scien­ti­fiques ou à
retour­ner à une ani­ma­li­té pour laquelle nous ne sommes
pas conçus, c’est-à-dire à une mort irrémédiable
et presque immédiate. 

— O —

On m’ob­jec­te­ra que si
cer­taines inven­tions scien­ti­fiques étaient indis­pen­sables à
la sau­ve­garde de l’homme en tant que race d’êtres vivants assez
défa­vo­ri­sée phy­si­que­ment, il n’é­tait point
néces­saire d’al­ler tel­le­ment de l’a­vant et d’en arri­ver à
décou­vrir ou à inven­ter des choses si formidables
qu’elles res­tent en dehors de la com­pré­hen­sion de la majorité
des humains et, qu’é­tant ain­si mal com­prises, elles servent à
des fins fort peu en rap­port avec le but ini­tial de la science qui
est la sau­ve­garde de la vie humaine au milieu des difficultés
sus­ci­tées par une nature hostile. 

Là est le point
cru­cial de la ques­tion. Il est un fait, indé­niable que
l’es­prit inven­tif, l’in­tel­li­gence peut-on dire, de l’homme, est sans
cesse en état de ges­ta­tion et sans cesse accouche de quelque
per­fec­tion­ne­ment scien­ti­fique ayant pour but soit, une amélioration
des condi­tions de vie, soit un simple plai­sir de l’es­prit ayant
trou­vé une meilleure expli­ca­tion à des phénomènes
natu­rels. C’est là le point de départ des recherches
ato­miques : l’homme vou­lait savoir de quoi était faite la
matière. Depuis quelques mil­lé­naires qu’il se posait
cette ques­tion (et c’é­tait là une louable curiosité),
il l’a enfin réso­lue. Si je croyais au diable, je dirais que
le diable a vou­lu qu’en décou­vrant cette struc­ture intime de
la matière : l’a­tome, l’homme décou­vrit en même
temps qu’une éner­gie for­mi­dable et jusque là incon­nue y
était enclose. Et là cesse entiè­re­ment le rôle
de la science. L’homme a trou­vé un pis­to­let char­gé et
en connaît les effets. Il peut le lais­ser sur une table avec un
écri­teau « Dan­ger » posé à
côté, ou bien il peut s’en ser­vir pour tirer sur ses
semblable. 

Dans le pre­mier cas nous
dirons que l’homme est un sage. Dans le second, un ani­mal dangereux. 

C’est mal­heu­reu­se­ment le
deuxième cas qui est vrai en notre siècle. Et nous, qui
dis­cu­tons sou­vent ces ques­tions, devons nous rap­pe­ler à chaque
ins­tant que c’est l’in­di­vi­du qu’il faut édu­quer, que c’est
l’in­di­vi­du qu’il faut libé­rer dans son esprit, dans ses
sen­ti­ments, dans ses concep­tions. C’est vers l’in­di­vi­du qu’il faut
por­ter nos efforts, pour qu’il ne soit plus un gosse mal intentionné
jouant avec les allu­mettes de la science et met­tant le feu à
la maison. 

Quant au problème
de la science bien­fai­sante ou mal­fai­sante, il n’existe pas. 

Reste la ques­tion des
hommes de science, des savants. Je suis d’ac­cord quant à la
mal­fai­sance de cer­tains qui mettent leur savoir au ser­vice des
puis­sances d’ex­ploi­ta­tion, et qui inventent et per­fec­tionnent les
engins de guerre et de mort. 

Quant aux autres, ils
sont des hommes comme tout le monde, ni plus ni moins évolués
et, comme tout le monde, pou­vant faire un usage bon ou mau­vais de
leur tra­vail intellectuel. 

Vou­loir sup­pri­mer tous
les hommes de science équi­vau­drait à anéantir
l’hu­ma­ni­té, cha­cun de nous étant un homme de science
dans sa sphère d’activité. 

Mais, inversement,
consi­dé­rer le savant comme un sau­veur, un libé­ra­teur de
l’hu­ma­ni­té, c’est voir le pro­blème en uto­piste et
prendre le savant pour une machine à inven­ter alors qu’il est
un homme avec tous ses défauts, toutes ses faiblesses. 

Ici encore le problème
reste le même, et l’homme de science, comme l’ou­vrier, comme le
pay­san, comme l’in­tel­lec­tuel, doit se libé­rer, doit deve­nir un
indi­vi­du libre en sa vie inté­rieure. Alors, et, alors
seule­ment, il ne sera plus l’es­clave qui forge avec son cer­veau des
armes pour les tyrans de tout poil, comme d’autres leur forgent des
canons avec leurs mains. 

Nex­pos

La Presse Anarchiste