La Presse Anarchiste

Les précurseurs

Les deux poètes
Hésiode et Théog­nis se classent par­mi les poètes
gnomiques, c’est-à-dire sen­ten­cieux ; c’est la
lit­téra­ture morale ou de maximes. Ce genre se rencontre
surtout au début d’une lit­téra­ture, c’est un genre naïf
et sim­ple, il s’ag­it de faire retenir de mémoire des maximes
sur la vie quo­ti­di­enne, ou encore sur tout autre sujet. Cette
lit­téra­ture a été employée à
foi­son par les poètes grecs, atten­du que leurs relations
extérieures étaient pré­caires à cette
époque, et il est extrême­ment curieux d’ob­serv­er ces
pre­miers pas, ce tâton­nement, des poètes et penseurs.
D’autre part, il ne faut pas oubli­er que ces hommes étaient
oblig­és de chercher et décou­vrir par eux-mêmes,
les tra­di­tions intel­lectuelles n’é­tant qu’embryonnaires —
sauf pour la tra­di­tion de l’épopée que nous avons citée
plus haut — mais celle-ci n’est que descrip­tive et empirique. 

Si nous avons insisté
sur la per­son­ne de Théog­nis en exposant force cita­tions, ce
n’é­tait que pour présen­ter son genre et surtout parce
que nous retrou­vons chez lui beau­coup de grâce et de charme,
c’est un poète qui sait tou­jours nous cap­tiv­er par son
sourire ; mieux que n’im­porte quel autre, il s’adonne à
ses pen­chants sans hési­ta­tion et sans retenue. Les poètes
qui lui suc­cè­dent ont déjà per­du de ce charme,
ils sont plus graves mais aus­si plus mornes, tel Pho­cylide, qui en
est le pro­to­type. Cepen­dant, nous voyons dans ces sen­tences défiler
devant nous toute une société sous ses divers aspects.
Les mœurs s’y reflè­tent ; il n’ex­iste pas encore de
grands sys­tèmes, tout est à l’é­tat d’éveil
esthé­tique et sci­en­tifique, les dogmes sont présentés,
envelop­pés en une forme facile, tout est abordé ;
mal­gré cela, les grands coups des con­struc­teurs et des
démolis­seurs ne se font pas encore enten­dre. La vie extérieure
des Grecs com­mence à se dévelop­per, la notion de la
Grande Grèce se cristallise peu à peu, le commerce
mar­itime devient plus intense, les hommes d’É­tat voy­a­gent, les
poètes et les philosophes les suiv­ent dans cette voie.

Pho­cylide,
qua­trième siècle

Le poète
Pho­cylide nous est presque incon­nu ; sa vie, ses rela­tions, nous
les ignorons. Son sou­venir, par con­tre, demeu­ra très vivant.
La plu­part de ses sen­tences com­men­cent par ces mots : « Ceci
est encore de Pho­cylide… ». Est-ce orgueil ou tout
sim­ple­ment une préoc­cu­pa­tion sec­ondaire ? Il est
dif­fi­cile de tranch­er la ques­tion. Le peu qui sub­siste de ses vers
nous mon­tre un homme inqui­et, con­finé dans le domaine moral.
« Ceci est encore de Pho­cylide : Une petite ville
située sur un rocher, si le bon ordre y règne, vaut
mieux que l’ex­trav­a­gante Ninive » et ceci qui s’y
rap­porte : « Les mod­érés ont beaucoup
d’a­van­tages ; dans la cité je veux être un
mod­éré ». Il y a chez lui une recherche
pronon­cée du sim­ple, du juste milieu, il est saturé
d’e­sprit paci­fique : « …et plût à Dieu
que tu n’euss­es jamais besoin de l’ar­mée, même pour une
juste cause, car tu ne peux don­ner la mort à l’en­ne­mi, que tes
mains ne soient pas souil­lées, » et ailleurs :
« …ouvre ta mai­son à l’exilé ».
Pen­sée tout à fait en con­tra­dic­tion avec la coutume
publique. Son indi­vid­u­al­ité n’ap­pa­raît pas seule­ment au
début de ses sen­tences, mais encore dans des maximes comme
celle-ci : « L’ig­no­rant est inca­pable de défendre
les choses élevées ; on n’est pro­pre à rien
quand on n’a pas cul­tivé son esprit » et surtout
dans l’énon­cé suiv­ant : « Ne te nourris
pas des restes d’une table étrangère. Dois à
toi-même ta sub­sis­tance et ne l’achète pas au prix de
l’ignominie. » 

La morale est
pré­dom­i­nante, certes, dans la poésie gnomique qui
con­stitue le début de cette étude, mais il nous fallait
bien suiv­re la fil­ière dès le « début »,
si début il y a, pour démon­tr­er la lente évolution
de la pen­sée indi­vid­u­al­iste ; con­clu­ons cette par­tie par
la cita­tion de H. Berr dans son intro­duc­tion à la « Pensée
Grecque », par Paul Robin : « La morale,
sans aucun doute, répond à un besoin de la société ;
elle est spé­ci­fique­ment et orig­inelle­ment sociale : elle
ne se crée, toute­fois, que par les indi­vidus, êtres
soci­aux, et surtout grâce à cer­tains indi­vidus, agents
soci­aux. D’une façon générale, la société
se réalise par les indi­vidus ; puis elle se pense dans
les indi­vidus avant, d’être trans­for­mée par leur
cri­tique. Mais à aucun degré de développement
moral, même quand le tra­vail est anonyme, on ne peut dire
absol­u­ment qu’il est imper­son­nel. » En effet, l’effort
col­lec­tif du début de la civil­i­sa­tion grecque est peu à
peu rem­placé, aus­si bien dans ses méth­odes que dans son
esprit, par la cri­tique per­son­nelle et c’est à par­tir de là
seule­ment, que pour­ront naître plus tard la philoso­phie et la
sci­ence. Aus­si, n’est-ce pas par fan­taisie que les anciens inventent
la légende des Sept Sages, il s’ag­it là d’un phénomène
de portée générale ; ce fut la nécessité
intel­lectuelle qui les força à faire émerg­er les
efforts intel­lectuels du domaine col­lec­tif pour les faire enter dans
celui de l’in­di­vid­u­al­ité ; on pour­rait même dire
que ce fut une con­séquence du temps, que « c’était
dans l’air ». Il s’a­gi­ra donc dorénavant
d’in­di­vid­u­al­ités déter­minées ayant découvert
leur expres­sion et leur épanouisse­ment. Ces faits seraient
d’im­por­tance sec­ondaire, évidem­ment, considérés
isolé­ment ; cepen­dant, dans l’ensem­ble, ils constituent,
le seul moyen de saisir et de fix­er les précurseurs de notre
pen­sée indi­vid­u­al­iste moderne.

Alcée
de Les­bos, vers 1600

L’île de Les­bos et
les noms qu’elle évoque, ont fait couler beau­coup d’en­cre, et
cela à cause de deux per­son­nages : Alcée et Sapho.
Leur enseigne­ment poé­tique et surtout leur vie érotique
ont don­né lieu à de nom­breuses obser­va­tions ou
cri­tiques qui, pour la plu­part, tombent d’un extrême dans
l’autre. 

Les uns les cou­vrent de
louanges et s’ef­for­cent de démon­tr­er leur « pureté »
de mœurs, les autres, par con­tre, les accusent de dévergondage
et d’outrage aux bonnes mœurs, etc… Que de niais­eries ont été
proférées à ce sujet ! Pour voir clair dans
la ques­tion, il suf­fit de lire les frag­ments qui nous restent de ces
deux poètes ; toute­fois, il n’est pas dans notre
inten­tion de les dis­culper, notre tâche étant uniquement
de faire ressor­tir leur per­son­nal­ité. « Lesbos
était anci­en­nement un foy­er prin­ci­pal de la musique et de la
poésie… c’est à Les­bos même qu’il faut chercher
les orig­ines de celte forme de lyrisme qui prend pour interprète
non pas un organe col­lec­tif, le chœur, mais un chanteur individuel,
et pour matière, non pas des thèmes d’intérêt
social ou religieux, mais l’ef­fu­sion des sen­ti­ments personnels. »
(Intro­duc­tion à la tra­duc­tion d’Al­cée, collection
Budé). Aus­si voyons-nous chez ce poète une forte
extéri­or­i­sa­tion du moi, trahissant une vie intérieure
trop riche et en ébul­li­tion ; l’ex­il enduré ayant
prob­a­ble­ment con­tribué à cet état d’être.
De car­ac­tère impétueux, il s’at­taque avec fougue à
tout et à tous, il pour­suit le tyran de ses invectives :
« C’est main­tenant qu’il faut boire, qu’il faut s’enivrer,
puisque Myr­si­los est mort ». Dans un autre frag­ment il
écrit : « …et ceci a été mis
en vers par Alcée dans une pièce à Apollon ».
Sa vie fut con­sacrée à l’amour, au vin ; il aime
aus­si bien les éphèbes que les femmes, peut-être
préfère-t-il les pre­miers. Ajou­tons que la misère
le pour­suiv­it durant une bonne par­tie de sa vie, les frag­ments qui
nous restent de lui en témoignent ; ce ne sont que cris
de rage con­tre elle. Men­tion­nons briève­ment Sapho,
con­tem­po­raine d’Al­cée, de Les­bos égale­ment,
ce Les­bos d’où provient l’ex­pres­sion « amour
les­bi­en ». Elle a été l’ob­jet (et elle l’est
tou­jours) de baliv­ernes sans nom­bre, surtout de la part des savants.
Pour­tant il est facile, à la lec­ture de ses poésies, de
con­stater ses ten­dances et ses amours pour son sexe, forme d’amour,
d’ailleurs, tout à fait con­forme à celui préconisé
par Socrate. C’est moins sa poésie que sa vie même qui
est intéres­sante, une vie d’indépen­dance où
l’amour est prépondérant. « Les uns
pré­ten­dent que la plus belle chose qui soit sur la terre
noire, est une armée de cav­a­liers… mais moi je dis, que
c’est ce que l’on aime ». 

Anacréon
fin six­ième siècle

Poète du sourire
et du vin, il fait de sa vie une pas­sion d’amour con­tin­uel ; il
a sou­vent fourni à des poètes postérieurs des
inspi­ra­tions pro­fondes, tant son influ­ence, par sa vie même,
était grande. Ce qui s’ap­plique à Alcée et à
Sapho, vaut aus­si pour Anacréon : sa vie nous intéresse,
pour notre étude, plus que sa poésie ; tel un
Vil­lon, il mena une exis­tence en dehors des règles et des
con­ven­tions du milieu social, voire même à son encontre.
Simonide de Céos, con­tem­po­rain d’Anacréon, arrive a
faire for­tune et à être recher­ché pour la qualité
de ses poésies ; il vécut de longues années
auprès de divers tyrans. Sa philoso­phie se réduit à
se tenir en un juste milieu, mais il ne craint pas non plus de
laiss­er aller sa verve pour railler la ver­tu par­faite : « Je
ne chercherai pas ce qui ne peut exis­ter ». Les dieux
n’échap­pent pas non plus à sa cri­tique : « Plus
j’y pense — aux dieux — plus la chose me sem­ble obscure ».

Le dernier poète
impor­tant avant la grande époque du cinquième siècle,
est Pin­dare, vers 521. Il fut accusé d’avoir encouragé
les dis­po­si­tions anti-patri­o­tiques de ses conci­toyens. Un
inter­locu­teur lui posa un jour une ques­tion, sa réponse fut
péremp­toire : « C’est que je veux vivre pour
moi, non pour les autres ». Cette affir­ma­tion, nous la
retrou­verons plus tard chez des sophistes.

Une digres­sion s’impose
ici, quant à l’ab­sence de philosophes ou de savants dans notre
énuméra­tion. Telles que la lit­téra­ture et la
civil­i­sa­tion grec­ques se présen­tent, abstrac­tion faite de ce
qui est per­du pour notre con­nais­sance — ce qui d’ailleurs ne
pour­rait guère chang­er la vision générale des
choses — de longs siè­cles durant, la prose en est absente, à
part les textes de lois, etc… Ceci s’ex­plique, his­torique­ment, par
la jeunesse de l’e­sprit grec, qui n’avait ni le besoin, ni la
pos­si­bil­ité de créer si tôt une littérature
prosaïque. Ce n’est que dans le courant du six­ième siècle
que la philoso­phie prit nais­sance on ne ren­con­tre que tâtonnements
et essais lorsqu’il s’ag­it d’ex­pli­quer le monde ; bref, cette
philoso­phie n’est guère spécu­la­tive. Ces « premiers »
philosophes accom­plirent pour­tant une œuvre considérable,
alors qu’ils ne pos­sé­daient aucune don­née réelle
sci­en­tifique, ni tra­di­tion­nelle, ni spir­ituelle. Il importe
main­tenant de dire un mot à pro­pos de l’in­flu­ence ou de la
non-influ­ence ori­en­tale. Quel apport a été fourni à
la Grèce par les civil­i­sa­tions ori­en­tales ? Les Grecs
eux-mêmes ont volon­tiers par­lé de cette influence ;
en out­re, il serait tout à fait logique que les philosophes
ion­iens de l’Asie Mineure, qui représen­tent les « premiers »
philosophes, aient entretenu des rap­ports avec les systèmes
ori­en­taux, étant don­né la facil­ité des
déplace­ments. Il serait, d’autre part, dif­fi­cile d’admettre
que les pre­miers philosophes n’aient point con­nu ceux de l’Orient,
tan­dis que leurs suc­cesseurs ont pu jouir de cet avan­tage. Pour
sim­pli­fi­er la ques­tion, ajou­tons que peu nous importe que les dits
philosophes aient con­nu ou non ceux de l’ex­térieur, vu le peu
d’in­térêt de leurs sys­tèmes pour nos recherches,
dont le résul­tat se véri­fiera plus tard, notam­ment au
qua­trième siè­cle ; c’est là que nous
trou­verons pour la pre­mière fois la notion
« indi­vid­u­al­isme » ; ce sera l’ob­jet d’un
prochain article. 

Joane.


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