Vous souffrez, chère
camarade, de l’abandon de celui qui vous aimait. Vous en éprouvez
une peine profonde. Vous ne pouvez vous faire à l’idée
d’avoir été ainsi délaissée, « lachée »
comme vous avez énoncé dans un moment où vous
oubliez votre réserve coutumière. Votre douleur est
atroce, me mandez-vous, et je le comprends d’autant mieux que j’ai en
horreur les ruptures et autres catastrophes de ce genre. Mon but, en
vous écrivant, n’est pas d’alléger votre fardeau. Je ne
le pourrais. Mais plutôt de vous inciter à vous
interroger et à vous demander si ce pénible « lachage »
n’aurait pas pu être évité — parlons net, si
vous n’en êtes pas responsable en partie — qui sait, en
grande partie ?
Celui qui vous aimait a
pu se consacrer a son amour pour vous sans retenue, sans réticences,
sans l’ombre d’une arrière-pensée. Et vous ne
l’ignoriez pas. Il se peut qu’il se soit aperçu que ce don,
lequel, somme toute, ne vous était pas du, n’était pas
apprécié par vous a son exacte valeur, c’est-a-dire
comme il tenait a ce qu’il fût estimé par vous. Le don
d’un être à l’amour qu’il ressent pour un autre être
le transfigure, et il faut être atteint de cécité
morale pour ne pas le constater. L’apparence extérieure,
l’âge, les carences d’un genre ou d’un autre n’offrent plus
d’intérêt lorsqu’on les met en balance avec un tel don.
Celui qui vous aimait s’était donné à vous sans
esprit de retour : vous n’étiez pas pour lui la « bonne
amie » qu’un retrouve de temps à autre pour « faire
l’amour » avec. Il vous considérait comme une
compagne de route, comme une « âme-soeur »
si j’ose employer ce vocable romantique, comme l’amie sûre à
laquelle on ne cèle rien des événements de sa
vie quotidienne, des expériences de son évolution
psychologique. Étant convaincu, parce qu’il croyait en détenir
la preuve, que vous n’évaluiez pas son don comme il s’y
attendait, la situation lui devint sans doute intolérable.
Incapable de supporter plus longtemps cette sous-estimation, il n’a
vu de salut que dans la retraite.
Ou celui qui vous aimait
ne pouvait aimer que vous. Et le jour où il vous a aimée
— d’amour — aucune femme n’a réellement compté pour
lui. Et vous ne l’ignoriez pas. D’ailleurs, épris de vous
comme il l’était, passionnément attiré vers
vous, il lui eût été impossible de nourrir une
affection autre, ou un amour autre, qui fussent réels.
Peut-être, en raison même de sa vigueur, son sentiment
pour vous était-il un peu ombrageux, voire exclusif ?
Dans ce cas, il n’a pu supporter la pensée ―
que dis-je, le soupçon — qu’un autre que lui pût
occuper une place quelconque en votre cœur, a fortiori
entretenir avec vous des rapport physiques. Il a préféré
— ses soupçons s’étant changés en certitude —
et parce que vous ne lui suffisiez plus, vous laisser libre
d’orienter à votre gré votre vie affective. Partisan
des situations nettes, hostile au partage, il lui a semblé
juste, puisqu’en fin de compte, vous ne pouviez le payer de retour,
de disparaître de votre horizon.
Celui qui vous aimait
pouvait n’être ni un collectionneur d’aventures, ni se sentir a
aucun degré la vocation de séducteur. Il pouvait
abhorrer la coquetterie, détester le flirt, etc. Et vous ne
l’ignoriez pas. Peut-être, dans vos façons de vous
comporter à l’égard des personnes de l’autre sexe, vous
a‑t-il trouvée trop liante, un peu provocante, un tantinet
« allumeuse » tout au moins encline à ne
pas rejeter leurs avances avec toute la netteté qu’il
espérait. Il s’est aperçu qu’un abîme se creusait
entre vos deux comportements à l’égard de l’autre
sexe : tandis que lui, il se tenait. instinctivement sur la
défensive — tout au moins sur la réserve — il vous
sentait assez disposée à une familiarité qui ne
cadrait pas avez l’image qu’en son for intime, il s’était
tracée de vous. Il est arrivé un jour à cette
conclusion qu’un pont ne pouvait plus être jeté sur cet
abîme et plutôt que de continuer des relations qui
auraient fini par être créatrices de peines et de
soucis, il a préféré les rompre.
Ou bien celui qui vous
aimait était fier et vous voulait fière autant que lui.
Et vous ne l’ignoriez pas. Il n’aurait jamais supporté que
vous fussiez humiliée par sa faute, ni accepté que vous
fussiez placée dans une situation d’infériorité
par la faute de ceux qu’il fréquentait, proches ou lointains.
Pas plus qu’il n’entendait accepter d’être humilié ou
infériorisé, par votre faute, par rapport à
n’importe laquelle de vos fréquentations. Peut-être
s’est-il aperçu que dans votre attitude à son égard.
justement à ce sujet, il n’occupait pas la place qu’il
souhaitait. Il a pu se rendre compte finalement, que votre manque de
délicatesse, votre insouciance des ménagements. ne
pourraient concorder avec son tempérament entier, extrême,
et aussi son souci des nuances. Il lui a été impossible
de subir plus longtemps une situation humiliante, amoindrie, où
ne lui étaient épargnées ni les blessures ni les
mortifications, du moins à ce qu’il imaginait. Il a rompt,
préférant ne pas insister pour être compris de
vous.
Ou encore celui qui vous
aimait vous aimait-il tendrement. Vous étiez « tout »
pour lui. Toute sa vie affective : sa vie amoureuse, sa vie
d’amant était centrée sur vous, sur votre personne
morale, sur votre personne physique. Et vous ne l’ignoriez pas.
Voluptueux et caressant, il chérissait votre corps à
l’égal de votre esprit. Peut-être n’avez-vous pas
répondu à ses manifestations de tendresse comme il s’y
serait attendu et vous êtes-vous montrée à son
égard d’une froideur telle qu’elle gelait la flamme qui
embrasait tout son être aimant — si bien qu’il devait imposer
silence aux élans qui fusaient de l’attachement passionné
qu’il vous portait, tant et si bien qu’il se contraignait à ne
pas se montrer à vous tel qu’il était en réalité,
à porter un masque. Un jour est venu sans doute où il
lui est devenu absolument impossible de se restreindre plus
longtemps, où il senti au-dessus de ses forces la continuation
d’un tel refoulement. Il avait peut-être espéré,
le temps aidant, que vous auriez fini par comprendre la véritable
nature, le profond caractère du sentiment complexe qu’il vous
portait. Et comprenant tout cela, et appréciant sa longue
patience, il espérait, dis-je, que vous auriez mis fin à
ce renoncement qui lui coûtait si cher — un prix tel qu’il
l’a, à bout de générosité, trouvé
trop exorbitant.
Enfin, celui qui vous
aimait pouvait ne pas admettre le manque de franchise, la
dissimulation, la fausseté, etc., entre êtres liés
par l’intimité amoureuse. Et vous ne l’ignoriez pas. Vous
saviez tout de son existence, jusqu’aux détails les plus
menus, jusqu’aux incidents les plus infinies. Vous saviez quelles
personnes il fréquentait, la nature des rapports qu’il
entretenait avec elles. Jour après jour, pour ainsi dire, vous
pouviez le suivre pas à pas, tant il vous tenait au courant de
ses gestes. Il n’y avait en lui aucune chambre secrète où
vous ne puissiez pénétrer. Il lui a paru que vous ne
lui rendiez pas la réciproque, qu’il existait chez vous des
coins d’ombre, des demeures dont l’accès lui était
interdit, que vous accomplissiez des actions dont il n’a connu que
par des tiers le contenu. Et il en a eu une peine intime. Non pas
qu’il voulût empiéter sur votre indépendance,
mais à la confiance qu’il vous témoignait, il tenait à
ce que vous répondiez par une confiance égale.
Peut-être vous a‑t-il surprise en flagrant délit de
mensonge et son cœur en a‑t-il été ulcéré ?
Après avoir longtemps hésité, il a sans doute
senti que votre façon de le traiter ne convenait pas en
définitive à l’être loyal et sincère que
vous le saviez être. Le moment est venu où il ne pouvait
plus justifier à ses propres yeux sa liaison avec vous. Il
s’en est donc allé.
Il se peut que l’abandon
de celui qui vous aimait ait une cause toute différente. Mais
puisque, dès l’abord, vous n’ignoriez rien de ce que cet homme
attendait de vous, moralement ou physiquement, puisque, étant
donné votre tempérament, votre nature, votre caractère
— peu importe comment vous appelez cela — vous ne pouviez
accomplir l’effort voulu pour répondre à son vœux, il
eût été préférable, plus sensé,
plus fraternel. plus humain, de vous éloigner sans attendre
davantage. Cela eût évité l’amertume dont vous
vous sentez tout envahie aujourd’hui, la souffrance dont vos cœurs
sont la proie, le vôtre et le sien.
Il va sans dire que
cette lettre pourrait être adressée à un
correspondant masculin.
12 novembre 1942