La Presse Anarchiste

L’évangile et l’argent

Si
nous reve­nons sur ce sujet, c’est pour répondre aux diverses
cri­tiques sou­le­vées par notre pre­mier article. On nous
reproche de « dépas­ser l’E­van­gile en ce qui
concerne l’emploi chré­tien de l’argent ». D’autre
part on nous fait obser­ver, d’ailleurs fort judi­cieu­se­ment, que
« pour pou­voir appré­cier dans toute sa force ce
prin­cipe indis­cu­table que l’in­té­gral super­flu des uns doit
consti­tuer le fonds des­ti­né à l’in­di­gence des autres,
il fau­drait connaître ce qu’un riche peut bien entendre par
super­flu, ou plu­tôt ce que Christ entend, lui, par ce mot, de
telle sorte que son dis­ciple sache où s’ar­rête le
néces­saire et où com­mence le superflu ».

Nous
allons com­bler en quelques mots la lacune qu’on nous signale. Nous
répon­drons ensuite à ceux qui trouvent que nous allons
trop loin en nous asso­ciant plei­ne­ment aux idées sou­te­nues par
M. le pas­teur Foulquier.

Et
tout d’a­bord, nous deman­dons qu’on ne nous attri­bue pas une opinion
digne de ce Pro­custe, qui se mon­trait par­ti­san de l’égalité
jus­qu’à vou­loir que les hommes eussent tous la même
taille. Nous ne pré­ten­dons aucu­ne­ment déter­mi­ner un
chiffre de consom­ma­tion qui serait le même pour tout le monde,
car nous savons bien que les besoins des uns peuvent différer
de ceux des autres tant en quan­ti­té qu’en nature. Aussi
n’est-ce pas à la science des éco­no­mistes, mais à
l’es­prit de l’É­van­gile que nous aurons recours pour trancher
la ques­tion du superflu.

Nous
dirons donc qu’il n’y a pas à fixer arbi­trai­re­ment la somme
qui est néces­saire pour la satis­fac­tion des vrais besoins de
la vie, ni à dis­tin­guer les besoins légi­times de ceux
qui ne le sont pas ; que c’est à cha­cun à se
pro­non­cer en cela, sous le seul contrôle de sa conscience et
du regard de Dieu
.

Ah !
sans doute, le riche mon­dain ne trou­ve­ra jamais qu’il consomme au
delà de ce que ses légi­times besoins exigent ; et
il en sera de même des chré­tiens trop nom­breux hélas !
qui sont de l’é­cole de ce « Frère Aîné »,
dont notre ami Jacques le Péa­ger nous a si vive­ment dépeint
l’âme égoïste. Mais s’il s’a­git d’un véritable
enfant de Dieu, ne lui suf­fi­ra-t-il pas de savoir qu’il y a tout
autour de lui, ou même au loin, des frères et des sœurs
qui souffrent de la faim, pour qu’on le voie non seule­ment ne pas
exa­gé­rer ce que nous pou­vons appe­ler les vrais besoins de la
vie, mais s’in­gé­nier à les sim­pli­fier, afin de pouvoir
davan­tage secou­rir ceux qui manquent du nécessaire ?

— O —

On
nous objec­te­ra que « le riche qui ne se dépouille
pas de son super­flu en faveur de ceux qui manquent du nécessaire
n’est trans­gres­seur de la loi chré­tienne qu’au­tant qu’il agit
ain­si par esprit d’a­va­rice ou par manque d’a­mour du prochain ».
Rien de plus vrai, c’est là l’en­sei­gne­ment for­mel de
l’E­van­gile ; mais je me hâte d’a­jou­ter qu’il me parait
bien dif­fi­cile de conci­lier un réel amour du pro­chain avec la
conser­va­tion du super­flu, et de se croire exempt de toute avarice
quand, jour après jour, on lit dans son jour­nal un ou
plu­sieurs faits divers tels, par exemple, que ceux qui suivent :

DÉSESPOIR
D’UN VIEILLARD. — « Depuis long­temps dans la plus
pro­fonde misère, un ancien com­mis gref­fier de jus­tice de paix,
M. Auguste D…, âgé de 62 ans, se ren­dait la nuit
der­nière, vers deux heures du matin, au canal Saint-Martin,
avec l’in­ten­tion bien arrê­tée de s’af­fran­chir de la
dou­lou­reuse exis­tence qu’il menait.

Arri­vé
en face le no 63, du quai de Val­my, après s’être assuré
d’un coup d’œil que per­sonne ne se trou­vait à proximité,
il s’é­lan­ça dans l’eau !

Témoin
de cet acte de déses­poir, un mari­nier, M. Pierre Goyard, qui
se trou­vait à bord de la péniche le Petit Mau­rice,
sor­tit en hâte de sa cabine et se pré­ci­pi­ta au secours
de l’in­for­tu­né qu’il par­vint à sai­sir par ses
vêtements.

Le
vieillard trans­por­té au poste de secours du quai Jem­mapes, y a
reçu les pre­miers soins. Il a été ensuite
trans­por­té a l’hô­pi­tal Lariboisière ».

BÉBÉ
MORT DE FAIM. — « Impasse Mont­fer­rat, au numéro
17, tan­dis que son mari cher­chait du tra­vail, une dame W…, mourant
de faim, était prise d’une syn­cope, et son bébé,
âgé de deux mois, succombait.

C’est
le père lui-même qui, ren­trant au logis, après
avoir une fois de plus frap­pé inuti­le­ment à la porte
des ate­liers, a trou­vé son enfant mort de faim et sa femme
agonisante.

La
pauvre mère a été trans­por­tée à
l’hô­pi­tal Tenon. »

LA
MISÈRE D’UNE CENTENAIRE. — « Âgée de
cent années moins trois ou quatre mois, une dame Berthe
Dutertre, demeu­rant, 37, rue Rébé­val, était
tom­bée dans la plus affreuse misère.

N’ayant
pas man­gé depuis deux jours, la pauvre vieille a été
prise hier d’un accès de folie furieuse et a bri­sé les
quelques meubles qui se trou­vaient dans sa mansarde.

Au
moment où les voi­sins inter­ve­naient, la mal­heu­reuse ten­ta de
se pré­ci­pi­ter par la fenêtre.

Sai­sie
à temps, elle a été conduite au com­mis­sa­riat de
police du quar­tier d’où elle a été transférée
à l’in­fir­me­rie spé­ciale du Dépôt. »

— O —

Voi­là
ce qui se passe en France et dans tous les autres pays, après
dix-neuf siècles de chris­tia­nisme, et cela quand les magasins
regorgent de toutes sortes de den­rées. Qui donc, je le
demande, aura l’au­dace de sou­te­nir qu’un riche au cœur réellement
chré­tien peut, en pré­sence de tels faits, conser­ver et
accroître son super­flu ? Et à qui espère-t-on
faire accroire qu’une pareille conduite ne prouve pas nécessairement
l’a­va­rice ou le manque d’a­mour du prochain ?

Encore
une fois, la morale évan­gé­lique est plus élevée
que celle qu’on exalte au théâtre, et l’a­vare. n’est pas
seule­ment celui qui, tel que le hideux Har­pa­gon de Molière « à
chaque fibre de son âme atta­ché aux biens ter­restres, et
qui tourne exclu­si­ve­ment vers eux tous ses dési­rs, tous ses
pro­jets et toute son affec­tion. » S’il en était
ain­si, il serait vrai­ment trop com­mode au riche d’é­chap­per au
reproche d’a­va­rice quelque soin qu’il put prendre à augmenter
ses biens, car il lui suf­fi­rait, pour cela, d’être vu jetant de
temps à autre une misé­rable obole à l’indigent,
ou s’ins­cri­vant pour une somme minime sur le car­net d’un collecteur
d’œuvres reli­gieuses ou phi­lan­thro­piques. Seule­ment, Jésus-Christ
va beau­coup plus loin que Molière et Joseph Prud­homme. Nous
n’en vou­lons pour preuve que ses éner­giques cen­sures contre
l’a­va­rice des pha­ri­siens, qui, cepen­dant, payaient toute sorte de
dîmes, jetaient des pièces d’or dans le tronc placé
bien en vue à la porte du temple, fai­saient d’abondantes
aumônes aux pauvres, et allaient même jus­qu’à ne
pas empê­cher que des misé­rables tels que Lazare se
missent à l’a­bri de la pluie et du vent sous les péristyles
de leurs somp­tueuses demeures. Qu’est-ce donc, selon Jésus
notre maître. que de ne pas être avare quand on est riche
des biens de ce monde ? Je l’ai déjà dit, mais il
faut bien le répé­ter, puis­qu’il y a des sourds :
C’est consi­dé­rer ces biens non comme nous appar­te­nant en
propre, mais comme nous ayant été seule­ment confiés
par Dieu, leur seul réel pro­prié­taire ; c’est en
jouir ou les faire valoir non selon les maximes et les usages du
monde, mais confor­mé­ment aux ensei­gne­ments de l’Évangile ;
c’est être prêt, jour après jour, à en
faire le com­plet sacri­fice si le Sei­gneur nous fait dire qu’il « en
a besoin soit pour empê­cher que le défi­cit ne tue
telle ou telle œuvre chré­tienne, soit pour don­ner du pain,
des vête­ments et un abri aux déshérités
d’ici-bas.

Telles
sont, bien fai­ble­ment résu­mées, les exi­gences de la loi
évan­gé­lique en ce qui touche l’emploi qu’un chrétien
riche doit faire de ses biens, à plus forte rai­son de son
super­flu. Et c’est parce qu’il en est ain­si, que le péché
d’a­va­rice et de manque d’a­mour du pro­chain nous appa­raît tout
aus­si bien chez le riche qui ne donne qu’une par­tie de son super­flu à
ceux qui manquent du néces­saire, que chez celui qui leur
refuse même les miettes de sa table. Qui n’o­béit qu’en
par­tie à la loi la viole tout entière.

Jean-Bap­tiste
Henry

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