La Presse Anarchiste

Nietzsche et le retour éternel

Je ne haus­se­rai pas le
ton pour par­ler de la concep­tion nietz­schéenne du retour
éter­nel. Je ne la qua­li­fie­rai pas, par exemple, d’idée
angois­sante, car elle ne sus­cite en moi qu’un sou­rire amusé.
Lors­qu’on est convain­cu comme je le suis de la détermination
de l’a­ve­nir et de l’au­to­ma­tisme de l’être vivant, même si
ce der­nier a l’hon­neur de s’ap­pe­ler l’homme, on ne se frappe pas à
la pen­sée que la comé­die humaine et le drame cosmique
puissent se renou­ve­ler indé­fi­ni­ment dans un uni­vers à
répétition. 

Il semble bien que cette
idée se mani­fes­ta comme un éclair dans l’es­prit de
Nietzsche, en 1881, alors qu’il était en Haute-Enga­dine, à
Sils-Maria [[En cette ques­tion comme en maintes autres, il faut
comp­ter avec deux Nietzsche contra­dic­toires. Ain­si il est à
remar­quer que dans sa pre­mière période intellectuelle,
Nietzsche avait émis une opi­nion dia­mé­tra­le­ment opposée
à celle qu’il a sou­te­nue plus tard au sujet du retour éternel.
M. Albert Levy, dans sa thèse pré­sen­tée à
la Facul­té des Lettres de Paris, publiée ensuite sous
le titre : Stir­ner et Nietzsche, dit : « Nietzsche
déclare dans son Intem­pes­tive sur Scho­pen­hauer
consi­dé­ré comme édu­ca­teur
que chaque
indi­vi­du n’est qu’une fois au monde : jamais le hasard ne
ramè­ne­ra cette com­bi­nai­son sin­gu­lière d’éléments
bario­lés qui consti­tuent ton Moi. Il a fal­lu un temps infini
pour te faire naître ; il y a dans le monde un chemin
unique que per­sonne ne peut suivre, si ce n’est toi : chaque
homme est un miracle qui ne se pro­duit qu’une fois. »
(Nietzsche, Werke I, 386 – 388). . Mais d’autres avaient par­lé du retour éternel
avant lui, à com­men­cer par les Pytha­go­ri­ciens de Grande-Grèce.
Au XIIIe siècle, Siger de Bra­bant l’en­sei­gnait. Chez les
modernes, la ques­tion fut évo­quée avant lui par Henri
Heine dans une rela­tion de voyage ; par Auguste Blan­qui, le
révo­lu­tion­naire, dans La Vie par les Astres, livre
écrit en 1871 dans la pri­son de Belle-Ile, et par le docteur
Gus­tave Le Bon, dans L’Homme et les Socié­tés,
publié en 1881. Tou­te­fois, aucun de ces écri­vains ne
trai­ta le pro­blème scien­ti­fi­que­ment : cha­cun d’eux le
consi­dé­ra comme un thème de lit­té­ra­ture poétique
et philosophique. 

Nietzsche n’eut
vrai­sem­bla­ble­ment pas connais­sance des idées émises par
ses devan­ciers sur ce sujet. Il nous serait d’ailleurs indifférent
qu’il eût tenu celte concep­tion de quelque autre penseur :
ce qui est inté­res­sant, c’est l’as­pect sous lequel il
l’en­vi­sa­gea, l’ef­fet qu’elle pro­dui­sit sur lui, la cou­leur qu’il lui
don­na. Trou­vaille, donc, chez lui, mais trou­vaille hal­lu­ci­nante, et
telle pour lui seulement. 

Une femme de lettres qui
reçut ses confi­dences, Lou Salo­mé, relate ce fait
qu’aus­si­tôt l’i­dée du retour éter­nel formée
en son esprit, il eut l’« appréhension »
qu’elle ne repré­sen­tât une réa­li­té. Il
éprou­vait « la crainte de voir se confir­mer son
hypo­thèse fatale » ; puis, comme il ne
réus­sis­sait pas à en prou­ver la vérité
par des argu­ments scien­ti­fiques, « il sem­bla délivré
de sa tâche d’an­non­cia­teur, dont la pers­pec­tive l’emplissait
d’une véri­table épou­vante » [[Lou
Andreas-Salo­mé, Nietzsche, trad. Jacques
Benoist-Méchin, p. 260.]]. Cepen­dant, cet insuccès
n’empêcha pas sa convic­tion de s’an­crer plus profondément
en lui avec le temps et ce qu’il n’a­vait pu démontrer
scien­ti­fi­que­ment, il l’af­fir­ma désor­mais mys­ti­que­ment, comme
résul­tant d’une ins­pi­ra­tion inté­rieure. Aucun des
écri­vains pré­ci­tés n’é­prou­va d’an­goisse à
ce sujet ; lui seul s’en fit un épouvantail. 

Par sa révélation
de ce grand secret, il allait, pen­sait-il, bou­le­ver­ser l’humanité.
Il ne la bou­le­ver­sa pas plus que ne l’a­vaient fait ses précurseurs.
Mais telle fut la fas­ci­na­tion qu’il exer­ça sur ceux qui firent
sa gloire après sa mort. vers la fin du XIXe siècle,
qu’ils prirent sa pseu­do-décou­verte au sérieux, voire
au tra­gique, alors qu’elle était uni­que­ment jus­ti­ciable d’un
humour à la Schopenhauer. 

Exa­mi­nons donc la
concep­tion nietz­schéenne du retour éternel. 

Et d’a­bord, qu’est-ce
que l’u­ni­vers, dont on dit qu’il est éter­nel et infini ?
Nul ne le sait. D’au­cuns, par un tour de force ver­bal et savant, ont
réus­si à accor­der le concept d’un uni­vers infi­ni avec
celui d’un uni­vers fini. Mais qu’il soit infi­ni ou a la lois fini et
infi­ni importe peu quant à la pos­si­bi­li­té du retour
éter­nel des choses et des êtres, qui est basé sur
le nombre limi­té des élé­ments par­ti­ci­pant aux
com­bi­nai­sons de la sub­stance de l’u­ni­vers. À un cer­tain moment,
toutes les com­bi­nai­sons pos­sibles doivent avoir été
réa­li­sées, for­mant un cycle, et aupa­ra­vant l’a­voir été
une quan­ti­té incal­cu­lable de fois en d’in­nom­brables cycles
abso­lu­ment simi­laires. On peut certes ima­gi­ner que les combinaisons
d’un moment don­né arri­ve­ront à se repro­duire exactement
dans la suite du temps, avec, évi­dem­ment, des délais de
réa­li­sa­tion d’une durée incom­men­su­rable. On peut
l’i­ma­gi­ner : il n’est nul­le­ment cer­tain que cela se réalise ;
des fac­teurs insoup­çon­nés peuvent y mettre obstacle.
D’autre part, la nature même de notre esprit, le fonctionnement
déter­mi­né de notre intel­lect peuvent faire que ce
retour éter­nel ne soit qu’une illusion. 

En tout cas, si cela
doit avoir lieu dans le laps de temps que nous appe­lons, relativement
à notre pré­sent per­son­nel, l’a­ve­nir, cela doit
néces­sai­re­ment s’être accom­pli dans le pas­sé. Or,
si cela eut lieu dans le pas­sé, le Nietzsche de 1844 – 1900
avait déjà exis­té. Celui-ci aurait dû se
sou­ve­nir de lui-même, de son moi en son « édition »
pré­cé­dente d’il y avait des mil­lions ou des milliards
d’an­nées. Car est-on soi sans la conscience de soi ? La
conscience de soi n’est-elle pas un attri­but inhé­rent à
la matière vivante orga­ni­sée en homme ? Et y
a‑t-il conscience sans mémoire ? 

Or Nietzsche n’a exprimé
aucune sou­ve­nance d’une sienne exis­tence anté­rieure. Il a pu
écrire — mais ce n’est pas une rémi­nis­cence, c’est
une image — : « Tout est déjà
reve­nu : Sirius et cette arai­gnée et tes pen­sées à
cette heure, et cette pen­sée qui est la tienne, celle que
toute chose revient » [[La volon­té de puis­sance,
trad. Gene­viève Blan­quis, I, § 328.]], mais, non plus que
qui­conque d’autre, il n’a témoi­gné qu’il eût la
mémoire de sa per­son­na­li­té à tra­vers le temps.
Et c’est là un cri­té­rium : la conscience de soi,
que je qua­li­fie­rai en ce cas de « cosmique »,
est la pierre de touche qui eût per­mis d’af­fir­mer la réalité
du retour, en assu­rant tout enquê­teur de l’u­ni­té des
Nietzsche successifs. 

Mais n’y aurait-il pas
là, d’autre part, un gros risque de décep­tion en
matière de preuve ? Pos­sé­dant cette conscience de
soi cos­mique, qu’au­rait pu dire Nietzsche sur son pas­sé du grand jadis ? Il n’eût
pu que rap­pe­ler toutes les cir­cons­tances de son pré­sent et du
pas­sé de son être de 1841 – 1900, — pré­sent et
pas­sé sem­blables à son pas­sé du grand jadis :
dans l’u­ni­vers à retour éter­nel, rien de nouveau,
puisque tout ce qui revient est exac­te­ment pareil à ce qui
fut. En quoi il eût fait figure de rado­teur. Il n’eût pas
même pu nous don­ner le sen­sa­tion­nel, auquel des esprits à
courte vue auraient pu s’at­tendre, de la pré­dic­tion de son
proche ave­nir, de l’a­ve­nir de sa vie pré­sente, actuelle,
puisque, la connais­sance de l’a­ve­nir n’é­tant pas l’a­pa­nage de
l’homme, il n’au­rait pu avoir ni évo­quer a aucun moment de son
exis­tence de 1844 – 1900 — condi­tion indis­pen­sable cepen­dant pour
qu’il s’a­vé­rât iden­tique au « lui-même »
du grand jadis — le sou­ve­nir de son ave­nir pas­sé au delà
du moment de son exis­tence anté­rieure cor­res­pon­dant au moment
d’é­vo­ca­tion de son pré­sent actuel. 

Des considérations
qui pré­cèdent, il résulte que la seule preuve
qui puisse être convain­cante serait impos­sible : par la
nature même des choses, dans l’hy­po­thèse du retour, la
pos­si­bi­li­té d’une preuve expé­ri­men­tale s’évanouit.

Mais, si la conscience
de soi cos­mique fait défaut à l’homme, — et elle lui
fait visi­ble­ment défaut
l’i­dée du retour éter­nel n’a plus rien d’effrayant.
Nietzsche, évo­quant la pers­pec­tive ultra-loin­taine de la
repro­duc­tion de son être, de revivre éter­nel­le­ment sa
vie, n’eût pas dû être ter­ri­fié. Né à
nou­veau d’un regrou­pe­ment simi­laire de molé­cules sem­blables à
ses molé­cules anciennes, mais ne pos­sé­dant que la
conscience de soi de sa vie actuelle, l’homme serait alors comme un
être neuf, inédit. C’est la seule conscience de soi
cos­mique qui pour­rait, dans l’hy­po­thèse de la réalité
du retour éter­nel, relier l’homme pré­sent à son
pas­sé cos­mique, lui faire dire qu’il est lui encore une fois.
Sans elle, il n’y aurait pas lieu de redou­ter cet ave­nir, non plus
d’ailleurs que de se sou­ve­nir avec peine d’un passé
« mil­lion­naire », « milliardaire »,
en consi­dé­rant par la pen­sée le côté
anté­rieur du retour au lieu du côté ultérieur.

Sans conscience de soi
cos­mique, sans mémoire à tra­vers les cycles temporels,
vous n’a­vez pas de moi res­sus­ci­tés : vous n’a­vez, au
mieux, que des sosies. 

Nietzsche, donc, n’a pu
fon­der sa concep­tion sur l’ex­pé­rience. Pour qu’elle fût
ain­si fon­dée, pour qu’il y eût eu expé­rience, il
eût fal­lu que son auteur por­tât l’empreinte de cette
der­nière dans une mémoire cos­mique qui lui manquait,
dans un sou­ve­nir de ce pas­sé « milliardaire »,
dans la conscience de soi à tra­vers les cycles du temps. —
en un mot, il eût fal­lu qu’il se souvint. 

Mnémosyne
absente, le retour éter­nel était une chimère.

Manuel Deval­dès

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