La Presse Anarchiste

Défense du pluralisme

Je viens de relire avec
atten­tion l’ar­ticle de Mala­tes­ta sur le « Problème
de l’a­mour » — j’é­cris « relu »
parce que je connais­sais l’o­ri­gi­nal ita­lien — et de parcourir
celui, moins étof­fé il faut l’a­vouer, signé
Pervenche. 

Aper­ce­voir le nom de
Mala­tes­ta à la fin d’un article me ramène à
Londres bien des années en arrière, alors que cet
émi­nent pro­pa­gan­diste-écri­vain, réfugié
en Angle­terre, y exer­çait son métier d’électricien.
Mala­tes­ta — c’é­tait le dévoue­ment, l’intégrité,
le cou­rage incar­nés. J’é­tais bien jeune alors, mais mes
courtes ren­contres avec lui m’ont lais­sé un ineffaçable
sou­ve­nir. Pour­quoi faut-il que de tels révo­lu­tion­naires nous
quittent, eux dont la tâche n’est jamais achevée ? 

Je vou­drais examiner
briè­ve­ment les ques­tions que sou­lèvent ces deux
articles, dûs à des uni­cistes, cela est évident. 

Qu’on le déplore
ou qu’on s’en réjouisse, le besoin d’a­mi­tié ou d’amour
pré­oc­cupe un grand nombre de per­sonnes, mal­gré leur
situa­tion dif­fi­cile ou amoin­drie au point de vue social ou
éco­no­mique. Et cela jus­te­ment dans la mesure où,
évo­luée intel­lec­tuel­le­ment et mora­le­ment, leur
sen­si­bi­li­té s’af­firme et s’affine. 

Je sais, par expérience,
qu’il est très dif­fi­cile à un plu­ra­liste (le pluraliste
défi­ni dans l’ex­po­sé paru ici-même sous le titre
« com­ment choi­sir son com­pa­gnon »), de se faire
com­prendre d’un uni­ciste, même le moins dogmatique. 

Ceci dit, je sais
par­fai­te­ment bien qu’une phrase comme « quand un homme et
une femme s’aiment, ils s’u­nissent, et quand ils cessent de s’aimer,
ils se quittent » ne signi­fie abso­lu­ment rien, puisque se
mettre à s’ai­mer et ces­ser de le faire en même temps, ne
se réa­lise pas tou­jours, puis­qu’on peut aimer sans être
payé de retour, puis­qu’on peut aimer encore alors qu’on n’est
plus aimé. Il fau­drait savoir pour­quoi il en est ain­si et
répondre autre­ment que par des affir­ma­tions d’en­fant gâté
et capri­cieux. Il fau­drait connaître, ana­ly­ser, étudier,
dis­sé­quer les motifs qui font qu’un être aimé ne
vous paie pas de retour ou ne vous aime plus, alors que vous ne lui
avez por­té aucun tort, cau­sé aucun dom­mage, nui en
aucune façon. Répondre qu’il en est ain­si parce ce que
c’est comme ça, est pué­ril et ne mérite aucune
consi­dé­ra­tion. Je sou­tiens que tout cama­rade pour de bon
regar­de­ra à deux fois lors­qu’il s’a­gi­ra d’in­fli­ger de la
souf­france à son amie ou à son ami et réfléchira
que ce n’est pas la peine de s’é­le­ver contre l’ar­chisme en
théo­rie, pour le pra­ti­quer, quand il s’a­git d’im­po­ser à
quel­qu’un des « siens » une rup­ture indésirée
ou une sépa­ra­tion inacceptée. 

Je main­tiens qu’il faut
tou­jours se deman­der s’il n’existe pas, dans le domaine de l’amitié
ou de l’a­mour, un moyen de conci­lier les diver­gences, de rapprocher
les oppo­si­tions, d’at­té­nuer les incompatibilités
jus­qu’à ce qu’elles s’é­va­nouissent. Je main­tiens que
c’est une affaire de volon­té et de bonne volonté,
d’é­du­ca­tion de la volon­té et de la bonne volonté.
Que ce que j’é­cris reste lettre morte pour des gens incapables
de maî­tri­ser leurs pas­sions, leurs caprices, pour des esclaves,
je le conçois par­fai­te­ment. Mais j’af­firme qu’il en va tout
autre­ment quand il s’a­git d’êtres sélectionnés,
rai­son­nables, maîtres d’eux-mêmes, suf­fi­sam­ment, pour
être déci­dés, dans un monde où la haine
fait tant de ravages à ce que l’a­mour soit un pro­duc­teur de
satis­fac­tion et de joie inté­rieure, non une source de
tra­gé­dies et de drames. Et cela sans attendre l’avènement
d’une socié­té meilleure, avè­ne­ment qui demeure
hypo­thé­tique, ce que nul n’ignore. 

Il importe de savoir
quels mobiles réels s’op­posent au manque d’a­dap­ta­tion de
celle-là ou de celui-ci à la pra­tique de la
simul­ta­néi­té des affec­tions. Il importe de savoir
pour­quoi l’ap­pa­rence exté­rieure peut être un obs­tacle à
la réci­pro­ci­té affec­tive. Et une fois connus les
motifs, de cher­cher les remèdes. 

Pour en reve­nir au
plu­ra­lisme en ami­tié ou en amour, j’a­voue que je ne puis
com­prendre pour­quoi il serait incom­pa­tible avec l’a­mour de la famille
ou des enfants. Je ne puis com­prendre pour­quoi une mère ou un
père de famille, pour atta­ché ten­dre­ment et
pro­fon­dé­ment qu’il soit au père ou à la mère
de sa pro­gé­ni­ture — et à celle-ci — ne pourrait
nour­rir une affec­tion aus­si tendre et aus­si pro­fonde pour un ami ou
une amie autre que son com­pa­gnon ou sa com­pagne, tous les intéressés
étant au cou­rant et d’ac­cord ? Je ne puis non plus
com­prendre pour­quoi il serait impos­sible de décou­vrir deux ou
trois « âmes-sœurs », par exemple, et
pour­quoi, dans les rela­tions qui en seraient la conséquence,
l’a­mour dit « phy­sique » devrait forcément
occu­per la pre­mière place ? Que l’u­ni­ciste en amitié
ou en amour, à cause d’une capa­ci­té d’affection
res­treinte — et qui le lui repro­che­rait — ne puisse le
conce­voir, fort bien, mais que par­tant de ce manque de capacité,
il fasse la leçon aux plu­ra­listes, voi­là qui me
dépasse ! 

Sans doute, il existe
des gens qui consi­dèrent comme du « pluralisme »,
les cou­che­ries, le papillon­nage, les rela­tions phy­siques sans
len­de­main et n’ont de cesse qu’ils ne soient arri­vés à
sou­mettre à leur caprice l’ob­jet qu’ils convoitent. Mais ce
n’est pas cela qu’i­ci on entend par plu­ra­lisme ou simultanéité
affec­tive. Notre plu­ra­lisme consiste en une union — à
plu­sieurs — sur laquelle les influences extérieures
n’exercent aucune emprise, union dont la rai­son d’être est sa
durée, dont la réa­li­sa­tion est condi­tion­née par
un accord ou une entente qui ne peut ces­ser que par consentement
mutuel. Les par­ti­ci­pants a ladite union pos­sé­dant assez de
maî­trise de soi et de déci­sion pour ne per­mettre à
aucun obs­tacle de trou­bler ou de déran­ger la réussite
de leur entre­prise. Voi­là la thèse, Je prétends
que nombre d’u­ni­cistes ne se montrent pas aus­si conscien­cieux que je
le suis quand ils contractent mariage ou s’u­nissent sans formalités.
Et que leurs ménages sont loin d’être des exemples de
vie har­mo­nieuse… Il me serait cruel d’insister. 

J’a­chève. Et
pour­quoi. du simul­ta­néisme amou­reux, l’a­mour avec un grand A.
l’a­mour-oiseau bleu. etc., serait-il absent ? Je ne puis non
plus me rendre compte pour­quoi la coha­bi­ta­tion ou la non-cohabitation
ait quoi que ce soit à faire avec le bon­heur « immense,
infi­ni » qui peut résul­ter d’une amitié,
d’un amour par­ta­gé par plu­sieurs. À mon sens, c’est une
ques­tion de tem­pé­ra­ment ou d’op­por­tu­ni­té. Tout
véri­table plu­ra­liste sait que la simul­ta­néi­té en
ami­tié ou en amour pro­cure plus de bon­heur que l’unicité,
lorsque durable et excluant la pré­fé­rence, etc. Cela,
l’u­ni­ciste l’i­gnore et ne peut faire autre­ment. C’est pour­quoi les
dis­cus­sions entre uni­cistes et plu­ra­listes laissent cha­cun sur son
propre terrain.

Véra Livins­ka

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