La Presse Anarchiste

La racine de tous les maux

Quand j’étais
toute petite, je ne pou­vais jamais com­prendre l’im­por­tance de
l’argent. Le cas qu’en fai­saient les adultes m’é­chap­pait. Le
manque d’argent ne me sem­blait jamais être une rai­son valable
pour le manque des bonnes choses qui rendent la vie agréable. 

Les expli­ca­tions qui
m’é­taient don­nées ne fai­saient que m’é­ga­rer de
plus en plus. « Si l’homme doit avoir de l’argent pour
ache­ter ce dont il a besoin », disais-je en protestant,
« et le gou­ver­ne­ment impri­mant la mon­naie, pour­quoi n’en
imprime-t-il pas en assez grande quan­ti­té afin de la
dis­tri­buer aux gens qui en ont besoin ? ». 

Et aucune dis­cus­sion, si
patiente et si pro­lon­gée fût-elle, sur les
embrouille­ments de l’é­co­no­mie et sur les com­pli­ca­tions de la
finance, n’ar­ri­vait à me convaincre de l’er­reur de ma
solu­tion. Les pièces usées, les billets de banque verts
et cras­seux, étaient, pour ma jeune intel­li­gence, beaucoup
moins impor­tants que les choses maté­rielles que, grâce à
ces pièces et à ces billets de banque, on aurait pu
acheter. 

Ils sont, encore
aujourd’­hui, moins importants. 

Des années ont
pas­sé et n’ont fait que raf­fer­mir ma convic­tion que le
règle­ment de la dis­tri­bu­tion des biens de ce monde en signes
moné­taires est non seule­ment ridi­cule, mais exécrable. 

Je n’es­père plus
voir le gou­ver­ne­ment impri­mer des rames de papier-mon­naie sans valeur
afin de satis­faire les besoins des mil­lions de déshérités
qu’il régit. Le peu même que je sais de l’économie
m’a­ver­tit du désastre qui en résul­te­rait. La question
qui se pose main­te­nant à mon esprit est celle-ci :
« Pour­quoi après tout nous ser­vons-nous de
l’argent ? ». 

Il n’est besoin d’aucune
étude de la finance pour se rendre compte que l’argent n’a
aucune valeur, sauf la valeur arbi­traire qu’une civi­li­sa­tion complexe
lui a atta­chée afin de sim­pli­fier les rami­fi­ca­tions du
com­merce. Dès qu’eurent ces­sé les jours anciens de
l’é­change équi­table — un bois­seau de maïs pour
un bois­seau de blé — les pro­blèmes posés par
le com­merce exi­gèrent l’é­ta­blis­se­ment définitif
d’un moyen uni­ver­sel d’é­change. L’argent n’est rien d’autre
que cela. Et il me semble encore injuste que ces pièces de
métal et ces chif­fons de papier arbi­traires, puisque
intrin­sè­que­ment sans valeur, puissent ins­ti­tuer la différence
entre la vie et la mort, entre le confort et la rigueur, entre la
confiance et le déses­poir pour chaque être humain sur la
terre. 

L’argent n’est plus une
sim­pli­fi­ca­tion. Il a cru comme le monstre de Frankenstein,
rape­tis­sant le but pour lequel il avait été conçu.
Le sys­tème de l’é­change moné­taire a assigné
une valeur fausse aux choses pos­sé­dées, en douant d’un
pou­voir épou­van­table ceux qui pos­sèdent le plus. Il a
trans­for­mé en ver­tu l’i­gnoble rapa­ci­té en la dénommant
Ambi­tion. Il a don­na nais­sance à une quan­ti­té de
convoi­tises ayant leur source dans la richesse et le pou­voir qui en
émane. Il est res­pon­sable de la guerre, des crimes, de toutes
espèces de vices com­mer­cia­li­sés, de la misère
éco­no­mique et du spec­tacle hor­rible, dans les pays civilisés,
de l’es­cla­vage éco­no­mique, beau­coup plus affreux et plus
pro­fon­dé­ment enra­ci­né que l’es­cla­vage des nègres
ne le fut jamais. 

Ce que je viens d’écrire
exprime des faits oppo­sés à l’u­sage de l’argent. Voyons
main­te­nant l’autre côté : 

Le cas d’un système
éco­no­mique sans argent est aus­si simple à présenter
qu’im­par­tia­le­ment facile à com­prendre. Un monde sans argent et
sans rien qui rem­place l’é­change moné­taire ne serait
pas le chaos, comme quelques-uns pour­raient le sup­po­ser. Ce ne serait
pas un monde dans lequel le pro­grès res­te­rait stag­nant et où
l’am­bi­tion véri­table mour­rait d’i­ner­tie, comme vou­draient nous
le faire croire les alar­mistes. Ce ne serait pas un monde de
dés­œu­vrés, cha­cun fai­sant de son mieux pour vivre aux
dépens des autres, sans être eux-mêmes forcés
de tra­vailler, comme d’autres le pro­clament. Hélas !
nom­breux par­mi nous sont ceux qui ne pensent à l’initiative
qu’en termes moné­taires et conçoivent la puissance
éco­no­mique comme l’u­nique sti­mu­lant qui puisse aiguillonner
l’homme au tra­vail. De telles concep­tions ne font que sou­li­gner la
fausse base de la vie qui les engendre. 

Mais quel genre de monde
aurions-nous sans argent ? Je crois que ce serait un monde
igno­rant la pau­vre­té, la faim, et le chô­mage ; qui
ne connaî­trait ni le tra­vail de l’en­fance, ni le sur­me­nage, ni
la misère éco­no­mique, ni la peur du len­de­main, ni la
misère lan­ci­nante d’au­jourd’­hui ; ni l’i­gno­rance qui
pro­vient du manque d’é­du­ca­tion, ni la cruau­té qui prend
sa source dans l’a­va­rice et l’in­sé­cu­ri­té. Je crois que
ce serait un monde où l’homme choi­si­rait son tra­vail personnel
et tra­vaille­rait aux choses aux­quelles il serait le mieux adapté.
Je crois que ce serait un monde dans lequel tous pour­raient être
bien nour­ris, bien vêtus, bien habillés et où
tous vivraient en plein confort. Je crois que ce serait un monde où
tous auraient un droit égal à la vie, à la
liber­té et à la pour­suite du bon­heur ; où
cha­cun aurait une part égale aux pro­duits du pays, obte­nus par
le tra­vail de tous et pour tous. 

C’est une chose facile à
envi­sa­ger. Le fon­de­ment d’un sys­tème éco­no­mique, quel
qu’il soit après tout, n’est ni plus ni moins que la vieille
loi de l’offre et de la demande. Dans notre éco­no­mie actuelle
de disette, l’offre est limi­tée par la demande et la demande
est limi­tée par sa capa­ci­té de paie­ment. Et cette
capa­ci­té est encore limi­tée du fait des produits
eux-mêmes, dont la pro­duc­tion nous four­nit notre pouvoir
d’a­chat. Le pro­fit, qui est le res­sort prin­ci­pal de notre système
moné­taire, est res­pon­sable du retard qui existe entre la
pro­duc­tion et la consom­ma­tion, puisque celui qui produit —
l’ou­vrier indus­triel ou le fer­mier — reçoit moins pour ce
qu’il pro­duit que la somme qu’il doit payer en le rache­tant pour son
propre usage. C’est ain­si que la demande se freine derrière
l’offre et que la pro­duc­tion doit être arrêtée
jus­qu’à ce que le sur­plus soit consom­mé, réduisant
par la suite le pou­voir d’a­chat à un mini­mum final. 

Dans un système
qui abo­li­rait l’argent et le pro­fit qui en dérive, la demande
serait égale au ren­de­ment. La demande s’élèverait
et, avec elle, l’offre jus­qu’à ce que, avec le temps, chaque
pays pro­duise à plein ren­de­ment pour satis­faire les demandes
de ses habi­tants. La demande, même actuel­le­ment, est suffisante
pour les fer­miers et les ouvriers indus­triels en complète
acti­vi­té ; ce qui manque c’est l’argent. En un mot, dans
un monde sans argent où l’homme pour­rait obte­nir tous les
pro­duits dont il aurait besoin, rien qu’en les récla­mant, la
demande ne pour­rait faire défaut. 

La production
serait-elle suf­fi­sante pour équi­li­brer la demande énorme
que, seul, le manque d’argent empêche de se manifester
aujourd’­hui ? Eh bien, je ne suis pas éco­no­miste. Je n’ai
pas de sta­tis­tique à citer. Je sais seule­ment que des produits
pour­rissent sur les arbres et dans les champs ; que des usines
res­tent fer­mées ou ne tra­vaillent qu’à mi-rendement ;
que de vastes par­ties de terre res­tent non défrichées ;
que des miné­raux de toute nature ne demandent qu’à être
extraits et qu’il y a un monde inima­gi­nable qui nous entoure, monde
que la science pour­rait explo­rer et utiliser. 

Rien qu’aux États-Unis,
si l’on uti­li­sait com­plè­te­ment les res­sources du pays, il y en
aurait assez pour four­nir l’é­qui­valent d’un reve­nu de cinq
mille dol­lars par an à chaque famille. Cette somme, au moins,
est un fait sta­tis­tique. Sachant cela, je m’a­ven­ture à prédire
qu’é­tant don­né les vastes res­sources de la terre à
notre dis­po­si­tion et l’é­norme force humaine au tra­vail, les
pro­duits ne man­que­raient pas. 

Dans le système
actuel, il ne paie pas d’u­ti­li­ser les res­sources découvertes
ou à découvrir. 

Dans un système
de libre échange des pro­duits du tra­vail, ces choses
pren­draient leur place légitime. 

Il n’y aurait pas de
sur­plus jus­qu’à ce que tous aient obte­nu ce dont ils ont
besoin pour mener une exis­tence décente ; alors le
sur­plus exis­tant serait trans­for­mé en pro­duits de luxe pour le
grand nombre au lieu de l’être pour quelques privilégiés.
L’in­ven­tion naî­tra dès lors que chaque simplification
ren­drait plus facile le tra­vail qui serait pour le bénéfice
de tous et non la cause de sacri­fices humains. Les machines seraient
uti­li­sées pour four­nir le loi­sir et non pour aug­men­ter le
chômage. 

Ceci serait la
démo­cra­tie pous­sée à son plus haut point et
por­tée à son extrême logique. 

Il est tout à
fait évident qu’a­vec un tel sys­tème, les maux émanant
de la rapa­ci­té n’exis­te­raient plus. Les vices, les crimes, la
vio­lence, la cor­rup­tion, la guerre même nécessairement,
dis­pa­raî­traient une fois que leur cause économique
aurait dis­pa­ru ! Et ain­si, une socié­té sans argent
où le tra­vail s’é­chan­ge­rait libre­ment contre les
pro­duits, ne com­por­te­rait pas seule­ment et sim­ple­ment l’a­bo­li­tion des
maux éco­no­miques, ce serait un monde tout à fait
nou­veau, un monde meilleur, le monde qu’a­vec espoir nous rêvons
comme héri­tage pour nos enfants et leurs petits enfants. 

Une Utopie ?
Peut-être. D’une façon comme d’une autre, ce ne sera pas
une tâche facile à accom­plir que celle de répandre
une telle doc­trine à tra­vers le monde jus­qu’à ce
qu’elle soit réa­li­sée. C’est, une tâche qui
pren­dra des années, peut-être bien des siècles. 

L’in­tro­duc­tion d’un tel
sys­tème ne cau­se­rait aucun chaos dans le mécanisme
pré­cis et pesant de la civi­li­sa­tion. Elle ne com­por­te­rait même
pas la maxime, ordi­nai­re­ment citée pour excu­ser les
imper­fec­tions d’autres pro­jets uto­piques, que « quelques-uns
doivent souf­frir pour le bien du grand nombre ». 

Per­sonne ne souffrirait
et ne per­drait à ce chan­ge­ment. Même le plus riche des
hommes ne peut consom­mer, lui et sa famille, qu’une par­tie limitée
des pro­duits du monde. Cette par­tie il n’au­ra qu’à la prendre,
lui et tous les autres. Le point sur lequel repose un tel système,
c’est qu’il ne pour­rait avoir lieu sans concé­der le même
droit aux autres. C’est le prin­cipe, base de toutes les grandes
phi­lo­so­phies et même des reli­gions ; prin­cipe qui n’est
réa­li­sable qu’à condi­tion que, pour en bénéficier,
l’homme doive y adhé­rer de plein gré. 

Il se peut que certains
trouvent, des objec­tions à faire, même à ce
prin­cipe uni­ver­sel de bien-être. Ils pour­raient le flétrir
en l’ap­pe­lant un pro­jet de « timbrés »,
ou en l’ac­cu­sant d’être un « isme »
dan­ge­reux, même comme consti­tuant une nette ten­ta­tive de
ren­ver­ser le gou­ver­ne­ment et de plon­ger la socié­té dans
l’anarchie. 

À de tels réactionnaires
je ne peux que répondre : que le pro­grès a
tou­jours été réa­li­sé par la révolte
contre un mau­vais état des choses. Je ne peux mieux faire que
de leur rap­pe­ler le dis­cours qu’un jeune et célèbre
rebelle fit, il y a moins de deux cents ans, dis­cours qui est devenu
une par­tie de nos tra­di­tions amé­ri­caines. Laissez-moi
emprun­ter ce qui suit, à ce dis­cours pour leur répondre :

« if this
be trea­son, gent­le­men, make the best of it
 »

« Si ceci est
de la tra­hi­son, mes­sieurs, faites-en votre profit. »

Edna Lar­kin [[Tra­duc­tion
par Jules Scar­ce­riaux. extrait du jour­nal Oppor­tu­ni­ty, publié
par l’E­cole publique des Arts Manuels pour Adultes de Los Angeles
(cours du soir).]]

La Presse Anarchiste