La Presse Anarchiste

Les romans utopistes : les aventure de Gaudence de Lucques

Dans son Esbo­zo de
His­to­ria de las Utopias
[[Edi­ciones Iman. Buenos-Aires 1934]], Max
Net­t­lau cite les Mémoires (ou Aven­tures) de Gau­dence de
Luc­ques
, roman utopique qui parut orig­inelle­ment en anglais, en 1737,
sous le titre de The Adven­tures of Sign­er Gau­den­tio di Luc­ca et fut
réédité en 1748, 1761, 1774, 1786, 1803. C’est
d’ailleurs l’une des rares Utopies anglais­es du 18e siècle.
Il nous est tombé récem­ment sous les yeux l’édition
anglaise de 1803. Les Mémoires de Gau­dence de Luc­ques sont
actuelle­ment bien oubliées (on les trou­ve cepen­dant dans la
grande col­lec­tion des Voy­ages Imag­i­naires, 1787, tome 6). En voici un
résumé suc­cinct et sans prétention : 

Un médecin de
Bologne, aux allures mys­térieuses et bien faites pour inspirer
la méfi­ance est appréhendé par l’In­qui­si­tion et
soumis à un inter­roga­toire pro­longé. Ce médecin
qui n’est autre que Gau­den­tio di Luc­ca, emploie plusieurs jours à
racon­ter un voy­age et un séjour qu’il a fait dans une contrée
incon­nue située au cœur de l’Afrique, et à peu près
inac­ces­si­ble au reste des hommes. Là, depuis trois millénaires
vit un peu­ple pra­ti­quant la reli­gion naturelle, régi par des
lois sages et vrai­ment remar­quables. Ne pas oubli­er que nous sommes
au 18e siècle. 

Nous n’entreprendrons
pas de racon­ter les aven­tures plus ou moins invraisem­blables dont
Gau­dence est le héros : cap­ture par des pirates
bar­baresques, com­bats, intrigues amoureuses, pour aboutir finalement
à sa mise en vente sur le marché d’esclaves du Caire.
Là le hasard le fait acheter par un homme à l’aspect de
riche marc­hand, qui lui rend sa lib­erté et qui n’est autre que
le plus grand dig­ni­taire, ou Pophar, d’un peu­ple appelé
« Mez­zo­raniens », ado­ra­teurs du soleil. Ce
Pophar est accom­pa­g­né de ses deux fils qui trait­ent Gaudence
comme un frère (on appren­dra plus tard qu’il leur est
appar­en­té). Après avoir hésité — et
après de nou­velles aven­tures dont il parvient à se
dégager — Gau­dence se décide à accom­pa­g­n­er son
généreux libéra­teur dans le pays enchanteur
qu’on va nous décrire par la suite. Ce n’est d’ailleurs pas
sans peine qu’ils l’at­teignent : il faut tra­vers­er d’immenses
déserts, affron­ter une chaleur hor­ri­ble, faire face à
de ter­ri­bles tem­pêtes. Durant le tra­jet (à dos de
dro­madaire), Gau­dence apprend que le peu­ple dont il va faire la
con­nais­sance com­prend les descen­dants d’une poignée
d’é­gyp­tiens qui, trois mille ans aupar­a­vant, ont, devant
l’in­va­sion des Hyscos, fui la mère patrie. 

Comme nous l’avons dit,
ce peu­ple adore le soleil, tout en croy­ant à un Être
Suprême, et, pra­tique le culte des Ancêtres. Ils donnent
à leurs prin­ci­pales villes une forme cir­cu­laire. Au cen­tre, le
tem­ple du soleil, puis des rues cir­cu­laires coupées par des
artères rec­tilignes con­duisant à l’extérieur,
les façades des maisons affec­tant la forme d’une courbe. À
chaque coin des rues, des arbres, des fontaines, des places. Bien
enten­du tout le pays est d’une fer­til­ité prodigieuse :
jardins, terre arable, forêts, lacs, cours d’eau. Il y a deux
print­emps et deux étés. Quant à la population,
c’est la plus belle race d’hommes et de femmes qu’il soit possible
d’imaginer. 

Le gou­verne­ment est
patri­ar­cal et patri­ar­cale est l’or­gan­i­sa­tion sociale. Tout père
de famille gou­verne tous ses descen­dants, mar­iés ou non,
jusqu’à sa mort, même ceux d’en­tre eux qui sont
eux-mêmes pères de famille, lesquels, d’ailleurs,
exer­cent le même pou­voir sur leurs enfants. Si le père
de famille meurt de bonne heure, c’est le fils aîné ou
l’on­cle qui le rem­place. Le pays est divise en cinq « nomes »
ayant cha­cun à leur tête un Pophar, descen­dant de l’un
des cinq fils aînés du fon­da­teur de la contrée,
auquel on doit cette divi­sion en cinq par­ties. Au-dessus de ces cinq
chefs de nome se trou­ve le Grand Pophar, qui est tou­jours le fils
aîné de son prédécesseur, etc. Le Grand
Pophar et les pophars inférieurs sont aidés dans leurs tâches
par les plus sages et les plus pru­dents de la nation. Ce sont eux qui
nom­ment les fonc­tion­naires. On ne devient pas l’un des grands
dig­ni­taires avant l’âge de cinquante ans.

Ils ne connaissent
qu’une seule loi : « Tu ne feras de tort à qui
que ce soit » sans addi­tion ni com­men­taire. Les rares
con­flits qui s’élèvent. entre les habi­tants se règlent
d’après cette loi unique. 

C’est elle qui leur
inter­dit, par exem­ple, de vers­er volon­taire­ment le sang de leurs
sem­blables, aus­si y compte-t-on très peu de meurtres, un au
cours de plusieurs siè­cles. Dans ce cas, on enferme le
meur­tri­er, on le retranche de la société jusqu’à
sa mort, et ce n’est qu’après son tré­pas que son crime
est pub­lié et qu’on expose son cadavre auquel on inflige des
blessures sem­blables à celles qu’il infligea à sa
vic­time. C’est cette même loi qui leur fait punir l’adultère
et la pros­ti­tu­tion. En ce qui con­cerne l’adultère, les
coupables sont enfer­més jusqu’à leur décès ;
celui-ci advenu, on les expose nus dans la sit­u­a­tion où on les
a sur­pris en fla­grant, délit, ensuite on les brûle et on
dis­perse leurs cen­dres. L’en­fant adultérin, si le cas se
présente, est emmené en Égypte où on le
con­fie à un étranger avec une forte somme d’argent
des­tinée à son entre­tien et on n’en­tend plus par­ler de
lui. Quant aux pros­ti­tués, on se con­tente pour l’homme, de
l’en­chaîn­er à un bouc, pour la femme à une
chi­enne, et de les promen­er à tra­vers le nome aux­quels ils
appartiennent. 

C’est cette loi qui
oblige tout auteur d’une injus­tice à la répar­er en
ver­sant à sa vic­time neuf fois la valeur du tort qui lui a été
causé, et qui fait ban­nir le faux témoin hors du pays
et ce pour un temps pro­por­tion­né à sa faute. Et ainsi
de suite. Les Mez­zo­raniens se croient, d’ailleurs, le peu­ple le plus
policé de la terre et con­sid­èrent comme inférieurs
les autres habi­tants de la planète. 

Tout en ado­rant le
soleil, ils croient à la métempsy­chose ou
trans­mi­gra­tion des âmes. L’é­tude de la physiognomonie
leur per­met de dis­cern­er par quelles âmes de brutes sont
pos­sédés cer­tains humains. Ain­si un lux­u­rieux affichera
un vis­age de porc ; un libidineux celui d’un bouc ; un
traître celui d’un renard ; un tyran, celui d’un loup,
etc. Aus­si s’ef­for­cent-ils d’ob­serv­er minu­tieuse­ment les traits de
ceux qui les entourent, et se tien­nent-ils sur leurs gardes afin
d’é­carter les âmes des brutes qui, par ruse ou à
cause de leur inat­ten­tion, essaieraient de s’in­tro­duire dans leurs
corps. 

Ils pren­nent grand soin
de l’é­d­u­ca­tion de leurs jeunes hommes. Ils marient
heureuse­ment l’é­tude aux récréa­tions physiques
mais on ne ren­con­tre jamais de troupes ou réu­nions de jeunes
gens sans la présence de per­son­nes d’âge. Il en est de
même pour les jeunes filles. On ne décou­vre pas plus
d’hommes oisifs que de femmes inoc­cupées. C’est la femme qui
choisit elle-même celui qui devien­dra son époux, car ils
attachent une impor­tance extrême au mariage et à la
fidél­ité con­ju­gale. Plus les époux vivent
ensem­ble et plus croit leur attache­ment mutuel. 

Bien que le Grand Pophar
soit le pro­prié­taire du pays entier comme chef du gouvernement
et patri­arche, le para­doxe des insti­tu­tions mez­zo­rani­ennes consiste
en ce qu’à part les atten­tions accordées à l’âge
et le respect témoigné aux dig­ni­taires, ils n’acceptent
aucune iné­gal­ité de fait. Toute la nation n’est qu’une
grande famille. gou­vernée de fac­to par la loi naturelle et
cha­cun des « nationaux » se considère
comme un mem­bre de cette famille. Le grand Pophar est le père
de tous, il les regarde comme ses enfants et entre eux ils
s’ap­pel­lent frères. C’est frater­nelle­ment qu’ils échangent
leurs pro­duits, qu’ils con­tribuent à la con­struc­tion des
villes, des écoles. des tem­ples, qu’ils déposent
l’ex­cé­dent de leur pro­duc­tion en des lieux appropriés,
et ce pour l’usage de la com­mu­nauté tout entière. Des
sur­veil­lants, des inspecteurs, élus par tous, veil­lent à
ce qu’au­cun abus, aucun désor­dre n’ait lieu. Chaque
mez­zo­ranien, quand il se déplace, entre dans toute mai­son à
sa con­ve­nance et s’y con­sid­ère comme chez lui. Ils voyagent
beau­coup, échangeant les pro­duits pré­cieux de leur
région con­tre ceux de la région qu’ils vis­i­tent, de
sorte que leurs routes, tant la cir­cu­la­tion y est intense,
ressem­blent à des rues de grandes villes. 

Ils sont tout à
la fois maîtres et. servi­teurs. Leurs enfants sont éduqués
aux frais du Tré­sor pub­lic, sans dis­tinc­tion autre que celle
du mérite per­son­nel. Ceux qui sont pré­posés à
l’é­d­u­ca­tion ori­en­tent, ceux qui leur sont con­fiés vers
les pro­fes­sions ou métiers pour lesquels ils sem­blent le mieux
pré­parés. Après les pro­fes­sions libérales,
c’est l’a­gri­cul­ture qui est le plus en hon­neur, ensuite vien­nent les
métiers selon leur degré d’utilité. 

Telle est l’his­toire que
Gau­dence dévi­da devant les Inquisi­teurs qui l’interrogeaient.
Il s’é­tait mar­ié avec la fille du Grand Pophar ;
elle lui avait don­né trois enfants. Femme et progéniture
étaient morts au cours de son séjour chez les
Mez­zo­raniens, non sans qu’il les eût bap­tisés in
extrem­is
. Gau­dence avait même fait embrass­er la foi catholique
au Grand Pophar qui l’avait accom­pa­g­né en Europe, et cela à
la veille de sa mort. Le roman s’achève par la mise en liberté
de notre héros, mise en lib­erté con­di­tion­née par
sa promesse de guider des mis­sion­naires chez les Mezzoraniens. 

La place dont je dispose
ne me per­met, pas d’é­tudi­er quelles influ­ences a subies S.
Berling­ton, l’au­teur de ce roman. Mais les nom­breuses rééditions
de l’ou­vrage, étant don­né l’époque, montrent
qu’il avait retenu l’at­ten­tion du pub­lic [[Out­re l’in­ser­tion dans la
grande col­lec­tion des Voy­ages Imag­i­naires, il fut édité
en français en 1746. 1753, 1777 et en alle­mand en 1792.]].

E. A.


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