Dans cette gare de province, blotti contre une porte je songe.
Car, que faire en attendant, sinon songer ?
C’est elle que j’attends.
Si je ne l’attendais pas, que ferais-je ici,
où rien ne m’attire,
où rien ne me retient ?
Elle — oh ! ne croyez pas qu’il s’agisse de quelque grande dame,
de quelque princesse somptueuse comme une châsse :
je ne fréquente pas ce monde-là.
D’ailleurs, il s’agit de beaucoup plus qu’une grande dame ou qu’une princesse,
puisqu’il s’agit d’elle !
Rien qu’à évoquer son arrivée, mon cœur bat à grands coups, Notre rencontre sera bien simple,
passera inaperçue,
personne ne la remarquera ni s’en souciera parmi les allées et venues des voyageurs descendant du train,
Tel, blotti contre cette porte, nul ne me remarque ni se soucie de moi.
Et pourtant tout aura été transformé autour de moi,
je ne verrai plus les choses avec les mêmes yeux,
les sons parviendront à mes oreilles autres que je les entends maintenant,
ce ne sera plus la même atmosphère, la même nuit, le même monde.
Ce sera comme si une fée avait touché de sa baguette tout ce qui m’environne :
je me sentirai un tout autre être,
transporté sur une terre autre,
sur laquelle tout est clarté,
liberté des sentiments et limpidité des passions,
une terre où il n’y a pas place pour les caresses insincères,
pour la fausse tendresse, la fausse pudeur,
où l’on ignore le calcul dans l’abandon,
où l’on ne se sent jamais trop repris en soi de trop aimer
et de le manifester !
Notre rencontre se fera sans bruit, je le sais.
Mais n’empêche que je me sentirai l’âme d’un évadé,
sorti à l’instant même du bagne des mensonges conventionnels,
l’âme d’un rescapé de la pourriture où rampe
le faux-semblant de civilisation qui enlise les hommes.
Je sais que, dès qu’elle apparaîtra, les choses deviendront ainsi.
Et c’est à cela que je songe, blotti contre une porte,
dans cette gare de province,
où rien ne m’attirerait ni me retiendrait,
si je ne l’attendais, elle.
Vingt-sept minutes de retard…
1er déc. 1939 E. Armand