La Presse Anarchiste

Poèmes pour l’amie

Vingt-sept minutes de retard… 

Dans cette gare de pro­vince, blot­ti contre une porte je songe.
Car, que faire en atten­dant, sinon songer ?
C’est elle que j’attends.
Si je ne l’at­ten­dais pas, que ferais-je ici,
où rien ne m’attire,
où rien ne me retient ?
Elle — oh ! ne croyez pas qu’il s’a­gisse de quelque grande dame,
de quelque prin­cesse somp­tueuse comme une châsse :
je ne fré­quente pas ce monde-là.
D’ailleurs, il s’a­git de beau­coup plus qu’une grande dame ou qu’une princesse,
puis­qu’il s’a­git d’elle !
Rien qu’à évo­quer son arri­vée, mon cœur bat à grands coups, Notre ren­contre sera bien simple,
pas­se­ra inaperçue,
per­sonne ne la remar­que­ra ni s’en sou­cie­ra par­mi les allées et venues des voya­geurs des­cen­dant du train,
Tel, blot­ti contre cette porte, nul ne me remarque ni se sou­cie de moi.
Et pour­tant tout aura été trans­for­mé autour de moi,
je ne ver­rai plus les choses avec les mêmes yeux,
les sons par­vien­dront à mes oreilles autres que je les entends maintenant,
ce ne sera plus la même atmo­sphère, la même nuit, le même monde.
Ce sera comme si une fée avait tou­ché de sa baguette tout ce qui m’environne :
je me sen­ti­rai un tout autre être,
trans­por­té sur une terre autre,
sur laquelle tout est clarté,
liber­té des sen­ti­ments et lim­pi­di­té des passions,
une terre où il n’y a pas place pour les caresses insincères,
pour la fausse ten­dresse, la fausse pudeur,
où l’on ignore le cal­cul dans l’abandon,
où l’on ne se sent jamais trop repris en soi de trop aimer
et de le manifester !
Notre ren­contre se fera sans bruit, je le sais.
Mais n’empêche que je me sen­ti­rai l’âme d’un évadé,
sor­ti à l’ins­tant même du bagne des men­songes conventionnels,
l’âme d’un res­ca­pé de la pour­ri­ture où rampe
le faux-sem­blant de civi­li­sa­tion qui enlise les hommes.
Je sais que, dès qu’elle appa­raî­tra, les choses devien­dront ainsi.
Et c’est à cela que je songe, blot­ti contre une porte,
dans cette gare de province,
où rien ne m’at­ti­re­rait ni me retiendrait,
si je ne l’at­ten­dais, elle.

Vingt-sept minutes de retard… 

1er déc. 1939 E. Armand

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