Nous n’avons
jamais, dans cette revue, publié d’articles sur le Vietnam.
Il est pourtant nécessaire que nous définissions une
position à ce sujet ; certains d’entre nous l’ont fait
déjà. L’intérêt de l’article qui suit
est de montrer la différence fondamentale entre les solutions
théoriques que nous pouvons élaborer bien en paix, et
la réalité du Vietnam en guerre. S’il est écrit
par des Américains pour des Américains – d’où
ses mises en garde un peu simples : « On ne peut pas
parler de Menace rouge » –, il nous concerne cependant ;
honnêtement, je ne peux pas rejeter ses conclusions sans en
proposer d’autres.
Extrait d’un
livre qui vient de paraître aux États-Unis, « The
other side » (publ. by the New American Library, Viet
Report, 133 West 72nd Street, New York, N.Y. 10023), il a été
publié par l’excellente revue « Viet report ».
Staughton Lynd est professeur d’histoire des États-Unis à
l’Université de Yale et Thomas Hayden est l’ancien
président de « Students for a Democratic Society ».
Tous deux sont allés en Chine et au Vietnam au début de
1966, et y ont rencontré des « leaders
révolutionnaires ». C’est sur cette expérience
qu’est fondé leur ouvrage.
Marie Martin
Les Vietnamiens que
nous avons rencontrés semblaient les gens les plus doux que
nous ayons connus. Leur guerre comporte deux caractéristiques
généralement associées à la non-violence
: ils cherchent à construire une nouvelle société
en même temps qu’ils combattent ; et cette société
à venir inclut leurs antagonistes actuels (Vietnamiens et
Américains) comme des partenaires, des frères. La
guerre de guérilla, nous l’avons ressenti là-bas, a
renforcé les traditions de communauté et de démocratie
qui sont enracinées dans l’histoire du Vietnam. Néanmoins,
ils trouvent le « pacifisme » et la « liberté »
occidentale des notions difficiles à comprendre. Nos hôtes
du Vietnam parlent de démocratie tout en critiquant les
« éléments obstinés » et
les « intellectuels socialistes dans la forme, mais
capitalistes dans le contenu ». Ils ne pouvaient pas
comprendre comment on peut refuser de combattre, car ils sont
convaincus de faire une révolution juste et populaire qui les
défend contre l’agression américaine.
Nous partageons leur
conviction. Et, en conséquence, le problème que nous
posons synthétise nos propres sentiments sur la non-violence
et les libertés civiles, et notre expérience au
Vietnam. Est-il possible de soutenir à la fois la non-violence
et la révolution anticoloniale, les libertés civiles
pour tous et le renversement de l’ancien ordre social ?
Révolution ou
pureté révolutionnaire
La description
occidentale établie de la révolution et des
révolutionnaires ne convient pas au Vietnam. Selon elle, le
révolutionnaire est un homme qui sacrifie tout le présent
en faveur d’un futur abstrait, d’une idéologie, d’une
vision totale. Alors meurtre et terreur sont commis au nom d’une
justice non encore réalisée ; et les révolutionnaires
sont endurcis, étroits d’esprit, féroces, ils
manquent de toute décence.
Les révolutionnaires
que nous avons rencontrés, y compris les guérilleros,
étaient des gens dont le comportement envers le futur naissait
de leur comportement dans la vie présente qu’ils menaient et
les désirs qui y germaient. Quand ces hommes nous disaient que
« malgré le bombardement et la mitraille, la vie se
développe dans les zones libérée »,
que « il n’y a pas de gens vraiment riches ni de gens
vraiment pauvres », que « chacun de nous aide
l’autre dans la production », nous comprenions le
profond enjeu personnel que les gens placent dans la guerre
révolutionnaire. Les hommes ne se révoltent pas
simplement pour des ambitions utopistes ; ils se révoltent par
colère contre les crimes impunis et parce que les semences de
la vie qu’ils ont choisie ne peuvent germer dans la société
où ils vivent.
Autant il est
inadéquat de croire à une diabolique Menace rouge,
autant il est inadéquat de penser que la révolution est
moralement pure. La vérité d’un tel processus de
tâtonnement, englobant tant de milliers d’hommes, est
qu’inévitablement des actes destructifs se produiront.
La révolution
vietnamienne n’a pas été pure. Des gens innocents ont
été tués. Des hommes respectables ont été
« purgés ». Des paysans et des fermiers
ont subi non seulement les répressions du colonialisme, mais
aussi la coercition de leurs camarades pendant la révolution.
Cette brutalité peut être expliquée comme une
partie nécessaire de la résistance contre un mal plus
grand : l’agression et le gouvernement étrangers. Elle peut
être expliquée, mais non justifiée, parce que des
hommes réels décident de commettre des brutalités,
parce que des hommes réels en sont responsables. Si des hommes
décident de se rebeller dans un État policier, ils
choisissent aussi la forme que prend leur rébellion. Que ces
choix soient conditionnés par la situation générale
ne change rien au fait que des hommes en délibèrent,
souvent dans la tourmente et le conflit, et qu’ils ont la
possibilité, confrontés à une décision
particulière, de dire non.
Nous devons séparer
l’idée d’une authentique force révolutionnaire de
la pratique organisationnelle et du caractère moral de
révolutionnaires particuliers. Il y a une force
révolutionnaire au Vietnam. C’est simplement l’aspiration
à sortir de la misère, car les gens y ont réalisé
que la misère n’est pas inévitablement leur
condition. En dehors de ce que tel sociologue nomme désespoir
social, il naît des protestations variées, individuelles
ou collectives qui deviennent communes, et finalement une tradition.
Cet ensemble d’expériences est nommé « le
mouvement », ou « la révolution ».
En créant cette tradition de protestation, les gens découvrent
ce dont ils ont besoin et quelles étapes ils doivent franchir
pour réaliser ces besoins : pétitions, marches,
campagnes politiques, désobéissance civile, grèves.
Les étudiants abandonnent leurs livres et font de l’action
directe. Des organisations se développent pour exprimer divers
courants : groupes de travail, associations de paysans, partis,
mouvements étudiants. Le peuple apprend quelle est sa propre
force et quelle résistance lui est opposée. C’est un
petit aspect du processus. II est cependant aussi réel que
l’aspect le plus respectable, exprimé dans ces mouvements
lorsque les individus se surmontent eux-mêmes, ou que l’on
sent soudain la profonde signification émotionnelle de la
solidarité et de la communauté. Nous ne pouvons définir
la révolution par ses moments les plus intenses ni les plus
faibles, mais nous la définirons comme une réalité
objective, une force qui étreint les hommes : une force que
les hommes peuvent quelque peu façonner, pour le meilleur et
pour le pire, mais qu’ils ne peuvent jamais créer ou abattre
arbitrairement. Nous suggérons cette définition comme
alternative à la révolution jugée soit sur le
nombre de corps éventrés, soit sur l’humanisme de sa
vision.
En général,
nous croyons à l’identification avec le processus
révolutionnaire et à la découverte de voies qui
le rendent aussi humain que possible. Mais ce ne sont que des mots :
aucune formule ne peut prendre la place d’individus qui se battent
en personne ni des décisions existentielles que cela comporte.
Si nous étions au Vietnam, nous pensons que nous soutiendrions
le FNL sans abandonner le droit à la critique et au refus de
participer à des actions particulières. Mais cette
question est irréelle puisque nous ne sommes pas au Vietnam.
Nous trouvons qu’il y a quelque chose d’artificiel dans
l’attitude des Américains, des Occidentaux en général,
qui condamnent catégoriquement la violence du FNL sans avoir
démontré eux-mêmes qu’il existe une alternative
; nous nous sentons presque aussi éloignés de ceux qui
soutiennent le Front et tout ce qu’il fait sans comprendre que
(comme l’écrivait Frantz Fanon) « personne ne
lance une bombe sur une place publique sans un débat de
conscience ».
La violence, dernier
recours
Dans l’Algérie
que décrit Fanon, dans le Vietnam que décrit Burchett,
la décision d’utiliser la violence a été prise
à contre-cœur, après que d’autres méthodes
coûteuses avaient échoué à briser l’étau
de la répression. (…)
Selon nous, ce qui
distingue la violence vietnamienne de l’américaine n’est
pas tant une question de motifs qu’un contexte objectif. Les deux
camps emploient la violence, mais cela ne signifie pas que les deux
camps soient également violents. En dernière analyse,
l’« autre camp » utilise la violence de façon
plus discriminatoire ; d’abord, simplement parce qu’il a moins de
matériel militaire, et qu’il est plus obligé de se
reposer sur des hommes ; ensuite, parce qu’il combat contre son
propre peuple pour une cause qui jouit d’un plus grand soutien
populaire que la cause soutenue par les États-Unis.
Puisque la solution
de la violence est utilisée par le gouvernement américain
comme seule possibilité de sa répression « dans
l’autre camp », expliquons plus complètement
pourquoi nous ne pouvons admettre la condamnation conventionnelle des
révolutionnaires vietnamiens comme meurtriers. La violence des
guérillas est une réaction contre la violence de la
domination coloniale, système qui a continué avec Diem
après le départ des Français, sous les auspices
américains. Presque tous les canaux d’action politique
étaient fermés. En mars 1965, prendre la défense
de la paix devenait un crime capital ; cette loi était
confirmée en août par des peines de dix à vingt
ans de prison, par des exécutions en septembre. En mars 1960,
un groupe d’experts réunis par les quakers américains
releva âprement que le gouvernement américain clamait
que son plus grand engagement militaire avait renforcé la
volonté sud-vietnamienne de victoire, « mais cet
effet est difficile à démontrer car la junte actuelle
dirigée par le général Ky a mis hors-la-loi tous
ceux qui discutent même la possibilité d’une solution
pacifique, et elle en a fait des traîtres ».
Aujourd’hui, le gouvernement Ky refuse de donner au FNL une place
dans les élections nationales, ainsi qu’aux communistes et
aux neutralistes.
C’est le même
schéma, sous une forme extrême, que celui qui apparaît
dans notre société quand des ouvriers font une grève
violente ou que des Noirs, des minorités se révoltent.
Une telle rébellion nous semble excessive ? Ce sont les
propriétaires, les magistrats, la police qui la rendent telle
en interdisant toute autre possibilité de transformation
sociale.
De même que la
terreur FNL et celle des États-Unis naissent de différentes
haines, de même elles ont des buts différents. Burchett
cite une guérilla FNL pour montrer que l’assassinat de
magistrats villageois est dirigé uniquement contre des
administrateurs particulièrement cruels, et seulement après
qu’ils ont été invités à cesser la
collaboration avec Saigon et l’ont refusé.
Une violence
sélective
Le FNL réduit
et souvent tue des gens qui représentent le gouvernement de
Saigon ou des États-Unis dans les villages ; pour en donner le
type, ce sont des catholiques, citadins, beaucoup plus riches que les
villageois, nommés par Saigon plutôt qu’élus
par le peuple. Ce ne sont pas d’« innocents civils »,
mais des partisans salariés dans une guerre. S’ils sont
tués, c’est souvent pour gagner la confiance et le soutien
des villageois, non pour les réduire au silence par la
terreur.
Par ailleurs, le FNL
bombarde des restaurants, des hôtels, d’autres quartiers de
Saigon. N’est-ce rien d’autre que de la terreur contre des
innocents ? Une fois de plus nous répondrons non ; le FNL
prend à son compte le concept américain de « refuser
ses sanctuaires » à l’ennemi. C’est cette
manière de penser qui a été employée pour
justifier les bombardements aériens des populations civiles de
tout le Vietnam. Mais les bombardements occasionnels du FNL contre
des lieux de réunion américains sont quantitativement
différents du pilonnage de villages suspects d’abriter le
FNL. La raison fondamentale pour laquelle les atrocités
américaines sont plus nombreuses est qu’il leur manque la
confiance du peuple. Le FNL vit essentiellement parmi le peuple ; les
Américains au Vietnam vivent entourés de barbelés.
Le FNL use de la terreur sélective sur le terrain, les
Américains – non parce qu’ils sont sadiques mais parce que
leur gouvernement est contre-révolutionnaire – font pleuvoir
indistinctement la terreur et les bombes. D’un certain point de
vue, il faut dire que tout acte de violence est faux ; mais il est
aussi important de relever que la balance de la terreur n’est
d’aucune manière équilibrée. (…)
Communisme et
liberté
Parce que leur
société combat entre la vie et la mort, les
Nord-Vietnamiens acceptent plus de discipline et de dirigisme que
nous ne serions prêts à tolérer dans notre
société souple. La guerre du Vietnam est marginale pour
nous, primordiale pour eux. Nous avions eu un peu froid dans le dos
quand un interlocuteur nord-vietnamien nous avait fait la remarque
que certains intellectuels dissidents sont « socialistes
dans la forme mais capitalistes dans le contenu » ; nous
croyons maintenant que la grande majorité des Nord-Vietnamiens
tiennent pour appropriée à leur situation la loi
martiale d’une forteresse assiégée, et ne considèrent
pas leur gouvernement comme une tyrannie oppressive. Les Américains
doivent admettre l’ambiguïté suivante : le gouvernement
communiste du Nord-Vietnam met beaucoup de restrictions à la
vie de ses citoyens, mais il semble à la majorité de
ces citoyens qu’ils vivent dans une société plus
libre que sous les Français. Leur premier contact avec les
avocats des libertés civiles a été avec ceux qui
défendaient des privilèges injustes : colons français,
propriétaires fonciers, riches catholiques, américains
hypocrites…
Nous protestons
contre l’assertion tacite des politiciens américains que,
lorsque un pays est « perdu » au communisme,
cela l’éloigne de la liberté, et que le pays en
question devient qualitativement si différent des sociétés
occidentales « libres » que toutes mesures sont
justifiées pour éviter une prise de pouvoir communiste.
C’est la prémisse qui permet à Johnson et MacNamara,
après avoir ordonné le bombardement de femmes et
d’enfants, de dormir sur leurs deux oreilles.
St. Lynd, Th. Hayden