La Presse Anarchiste

Attila Jozsef : Atr poétique et autres poèmes

Ars poe­ti­ca

Poète je suis ! La poé­sie même,
De quel inté­rêt la veut‑on, pour moi
Qui n’ai de sou­ci que pour le poème ?
Serait‑ce plus beau si, vers minuit froid,
Remon­tait la blême étoile qu’il sème
Dans le fleuve où l’homme boit ?

Le temps fait cou­ler len­te­ment son sable ;
Ma bouche, ma faim d’homme bien mortel
N’est pas sus­pen­due au pis de la Fable ;
Je bois à longs traits le monde réel,
Coupe inépui­sable, qu’enfaîte et accable
L’écume blanche du ciel.

Que belle est la source où les corps se baignent !
Calme quié­tude et frémissement
S’embrassent ; l’écume où les maux s’éteignent
Fait son gazouillis gracieusement ;
Mille flots enseignent la rai­son qu’ils daignent
Accor­der à ce tourment.

Que d’autres ici se plaisent à feindre
Les éga­re­ments de pro­fonds envols,
Ou, d’un sang divin cher­chant à se teindre,
Plongent aux bour­biers poi­trails jusqu’aux cols –
Je ne veux atteindre à plus haut ni moindre
Ni goû­ter à leurs alcools .

… Je ne ferme pas ma bouche qui ronge
Vos lois, mais je vais me plaindre toujours :
La science des temps m’aime et me prolonge,
Le siècle me veille en ses fiers amours ;
C’est à moi que songe le manant qui plonge
Le ver­soir dans les labours.

C’est moi que pressent la forme ouvrière
Entre les rai­deurs des faux bataillons ;
Pour moi, le voyou se tient en arrière
Près des ciné­mas, aux soirs sans rayons ;
Et c’est moi qu’espère devant la barrière
Le gamin dans ses haillons.

Et dans tous ces camps, où la force immonde
Sait per­sé­cu­ter l’ordre de mes vers,
Vien­dra vacar­mer la force qui sonde !
Sous les tanks brû­lés les che­mins ouverts,
Les che­mins du monde, mène­ront la ronde
Des rimes dans l’univers.

L’homme n’est pas grand, sa gran­deur commence ;
Mais, quand son ins­tinct de gran­deur lui plaît,
Marche dans son cœur un colosse immense ;
Et les deux témoins qui le font complet
L’amour qu’il devance et sa conscience
En véri­té font qu’il est.

J’ai mâché…

J’ai mâché et j’ai craché
Tout ce qui n’est pas mangeable,
En moi‑même j’ai cherché
Le bon dans le dommageable ;
Il m’est enfin négligeable
Si c’est bulle de savon
Que le ciel irréprochable
Vers qui nos visages vont.

Et je sais, comme l’entant,
Qu’il est seul heu­reux, qui joue –
jeux, que per­met ou défend
Le devoir fai­sant la moue !
Je vous reviens – car est floue
La fluide réalité,
Et quand le réel échoue
L’apparence a subsisté.

Les riches ne m’aiment pas
Tant que je vis en pauvre homme ;
Pour les pauvres, ce n’est pas
Leur révolte que je nomme ;
Je ne sais même pas comme
Conso­ler ou blasphémer,
Dans un monde où c’est en somme
Une honte que d’aimer.

D’un amour à ma façon
J’ai la forme sous un voile.
Je campe un mau­vais garçon
Le pied nu sur une étoile ;
Je rigole comme un squale
Chan­tant des Dieux le trépas ;
Ma robe est de blanche toile
Et mon cœur ne tremble pas.

C’est simple ou millénaire

Le soleil monte à l’orient,
Le soleil tombe à l’occident
C’est simple.
Celui‑là vit qui est vivant.

Toutes nos poches ont des trous,
Tous nos bou­lons sont sans écrous,
C’est simple.
Mille ans sont pas­sés là‑dessous.

S’il est per­du, ce millénaire,
Nous ne le cher­che­rons plus guère ;
Que faire ?
Le temps va en che­min de fer.

Il se fout de la discipline –
Sur son bel oiseau à machine !
A pied,
On ne peut pas le rattraper !

Seul pré­fet soit notre cerveau !
Point de chef au Hon­grois nouveau !
C’est simple !
Nous allons déjà en moteur…

Libres sans sages ni seigneurs,
On n’est pas des bœufs ni des veaux !
Meilleur
Mil­lé­naire aux Hon­grois nouveaux !

Au bout du compte

ou

Par pro­fits et pertes

Le chau­dron, je l’ai léché ;
Le regain, je l’ai fauché ;
La nuit je me suis couché –
Sur un gra­bat peu suave ;
Le juge m’a condamné ;
Le cré­tin m’a ri au nez ;
(Mon bon sens s’est retourné –
Ma splen­deur fluait des caves) ;
J’embrassai la fille brave
Par qui l’or flam­bant a cuit
Miches de pain pour autrui –
Le bon­heur a cru me suivre ; –
D’un vil­la­geois bienfaisant,
J’ai reçu ce froc luisant ;
J’ai don­né, au paysan
Et à l’ouvrier le livre.
Oui, j’ai même amouraché
Et, presque, aux siens arraché
Une jeune fille aisée –
Qu’ils m’ont enfin refusée !
Je n’ai man­gé, de deux jours
Que l’un, en mainte balade,
Et suis deve­nu malade
De la panse, en mes labours !
Lors j’ai su que l’univers
Est un Ventre plein de vers,
Un gésier qui, de travers,
Tout enflam­mé se soulève ;
Que notre âme est suc glaireux,
Et notre esprit boyau creux,
Notre guerre, hoquet chancreux –
Vomis­sure où du sang crève.
Lors, sen­tant à mon palais,
En un silence aigrelet,
Tour­ner la bile et le lait
Dont ma bouche était nourrie –
(Ain­si qu’un estropié)
A son mal inexpié)
J’ai don­né ce coup de pied
A mon cœur, afin qu’il crie :
« Quoi ! mon esprit assidu,
De tant de dépit mordu,
Au lieu de régler ton dû,
Pour tou­jours à cette engeance,
Tu t’en tiens aux chants payés
Qui nous font tout oublier –
Accep­tant de monnayer
Notre com­mune vengeance ? »
Hier, un prêtre m’a dit :
« Repens‑toi, fils étourdi ! »
Je savais qu’il est maudit,
Celui qui rentre, aux mains vides.
Je suis ful­gu­rant de cœur
Et me dois d’être d’humeur
A n’accepter qu’un bonheur
Qui soit de jus­tice avide.
Quant à ces durs souvenirs
Qu’ai‑je affaire à retenir
Leur nom pour quelque avenir ?
Mon sale crayon je pose ;
Et l’œil sur un monde faux
J’aiguise un tran­chant de faux ;
Le temps mûrit, sans défaut,
Une revanche des choses.

Les hommes futurs

Ils seront la force et la tendresse,
Ils déchi­re­ront le masque de fer de la science
Pour faire visible son âme sur son visage.
Ils bai­se­ront le pain et le lait,
Et, avec la main qui caresse la tête de leur enfant,
Expri­me­ront des pierres
Le fer et les autres métaux.
Avec les mon­tagnes ils bâti­ront des villes ;
Leur immense pou­mon calme aspirera
L’orage et l’ouragan ;
Et tous les océans devien­dront paisibles.
Ils atten­dront tou­jours l’hôte inattendu,
Et met­tront pour lui le couvert
De leur table et aus­si de leur cœur.
Puissiez‑vous être sem­blables à eux ;
Que vos petits enfants à pieds de lys
Puissent tra­ver­ser innocemment
La mer de sang qui s’étend dans l’intervalle !

Atti­la Jozsef

La Presse Anarchiste