Ars poetica
De quel intérêt la veut‑on, pour moi
Qui n’ai de souci que pour le poème ?
Serait‑ce plus beau si, vers minuit froid,
Remontait la blême étoile qu’il sème
Dans le fleuve où l’homme boit ?
Le temps fait couler lentement son sable ;
Ma bouche, ma faim d’homme bien mortel
N’est pas suspendue au pis de la Fable ;
Je bois à longs traits le monde réel,
Coupe inépuisable, qu’enfaîte et accable
L’écume blanche du ciel.
Que belle est la source où les corps se baignent !
Calme quiétude et frémissement
S’embrassent ; l’écume où les maux s’éteignent
Fait son gazouillis gracieusement ;
Mille flots enseignent la raison qu’ils daignent
Accorder à ce tourment.
Que d’autres ici se plaisent à feindre
Les égarements de profonds envols,
Ou, d’un sang divin cherchant à se teindre,
Plongent aux bourbiers poitrails jusqu’aux cols –
Je ne veux atteindre à plus haut ni moindre
Ni goûter à leurs alcools .
… Je ne ferme pas ma bouche qui ronge
Vos lois, mais je vais me plaindre toujours :
La science des temps m’aime et me prolonge,
Le siècle me veille en ses fiers amours ;
C’est à moi que songe le manant qui plonge
Le versoir dans les labours.
C’est moi que pressent la forme ouvrière
Entre les raideurs des faux bataillons ;
Pour moi, le voyou se tient en arrière
Près des cinémas, aux soirs sans rayons ;
Et c’est moi qu’espère devant la barrière
Le gamin dans ses haillons.
Et dans tous ces camps, où la force immonde
Sait persécuter l’ordre de mes vers,
Viendra vacarmer la force qui sonde !
Sous les tanks brûlés les chemins ouverts,
Les chemins du monde, mèneront la ronde
Des rimes dans l’univers.
L’homme n’est pas grand, sa grandeur commence ;
Mais, quand son instinct de grandeur lui plaît,
Marche dans son cœur un colosse immense ;
Et les deux témoins qui le font complet
L’amour qu’il devance et sa conscience
En vérité font qu’il est.
J’ai mâché…
Tout ce qui n’est pas mangeable,
En moi‑même j’ai cherché
Le bon dans le dommageable ;
Il m’est enfin négligeable
Si c’est bulle de savon
Que le ciel irréprochable
Vers qui nos visages vont.
Et je sais, comme l’entant,
Qu’il est seul heureux, qui joue –
jeux, que permet ou défend
Le devoir faisant la moue !
Je vous reviens – car est floue
La fluide réalité,
Et quand le réel échoue
L’apparence a subsisté.
Les riches ne m’aiment pas
Tant que je vis en pauvre homme ;
Pour les pauvres, ce n’est pas
Leur révolte que je nomme ;
Je ne sais même pas comme
Consoler ou blasphémer,
Dans un monde où c’est en somme
Une honte que d’aimer.
D’un amour à ma façon
J’ai la forme sous un voile.
Je campe un mauvais garçon
Le pied nu sur une étoile ;
Je rigole comme un squale
Chantant des Dieux le trépas ;
Ma robe est de blanche toile
Et mon cœur ne tremble pas.
C’est simple ou millénaire
Le soleil tombe à l’occident
C’est simple.
Celui‑là vit qui est vivant.
Toutes nos poches ont des trous,
Tous nos boulons sont sans écrous,
C’est simple.
Mille ans sont passés là‑dessous.
S’il est perdu, ce millénaire,
Nous ne le chercherons plus guère ;
Que faire ?
Le temps va en chemin de fer.
Il se fout de la discipline –
Sur son bel oiseau à machine !
A pied,
On ne peut pas le rattraper !
Seul préfet soit notre cerveau !
Point de chef au Hongrois nouveau !
C’est simple !
Nous allons déjà en moteur…
Libres sans sages ni seigneurs,
On n’est pas des bœufs ni des veaux !
Meilleur
Millénaire aux Hongrois nouveaux !
Au bout du compte
ou
Par profits et pertes
Le regain, je l’ai fauché ;
La nuit je me suis couché –
Sur un grabat peu suave ;
Le juge m’a condamné ;
Le crétin m’a ri au nez ;
(Mon bon sens s’est retourné –
Ma splendeur fluait des caves) ;
J’embrassai la fille brave
Par qui l’or flambant a cuit
Miches de pain pour autrui –
Le bonheur a cru me suivre ; –
D’un villageois bienfaisant,
J’ai reçu ce froc luisant ;
J’ai donné, au paysan
Et à l’ouvrier le livre.
Oui, j’ai même amouraché
Et, presque, aux siens arraché
Une jeune fille aisée –
Qu’ils m’ont enfin refusée !
Je n’ai mangé, de deux jours
Que l’un, en mainte balade,
Et suis devenu malade
De la panse, en mes labours !
Lors j’ai su que l’univers
Est un Ventre plein de vers,
Un gésier qui, de travers,
Tout enflammé se soulève ;
Que notre âme est suc glaireux,
Et notre esprit boyau creux,
Notre guerre, hoquet chancreux –
Vomissure où du sang crève.
Lors, sentant à mon palais,
En un silence aigrelet,
Tourner la bile et le lait
Dont ma bouche était nourrie –
(Ainsi qu’un estropié)
A son mal inexpié)
J’ai donné ce coup de pied
A mon cœur, afin qu’il crie :
« Quoi ! mon esprit assidu,
De tant de dépit mordu,
Au lieu de régler ton dû,
Pour toujours à cette engeance,
Tu t’en tiens aux chants payés
Qui nous font tout oublier –
Acceptant de monnayer
Notre commune vengeance ? »
Hier, un prêtre m’a dit :
« Repens‑toi, fils étourdi ! »
Je savais qu’il est maudit,
Celui qui rentre, aux mains vides.
Je suis fulgurant de cœur
Et me dois d’être d’humeur
A n’accepter qu’un bonheur
Qui soit de justice avide.
Quant à ces durs souvenirs
Qu’ai‑je affaire à retenir
Leur nom pour quelque avenir ?
Mon sale crayon je pose ;
Et l’œil sur un monde faux
J’aiguise un tranchant de faux ;
Le temps mûrit, sans défaut,
Une revanche des choses.
Les hommes futurs
Ils déchireront le masque de fer de la science
Pour faire visible son âme sur son visage.
Ils baiseront le pain et le lait,
Et, avec la main qui caresse la tête de leur enfant,
Exprimeront des pierres
Le fer et les autres métaux.
Avec les montagnes ils bâtiront des villes ;
Leur immense poumon calme aspirera
L’orage et l’ouragan ;
Et tous les océans deviendront paisibles.
Ils attendront toujours l’hôte inattendu,
Et mettront pour lui le couvert
De leur table et aussi de leur cœur.
Puissiez‑vous être semblables à eux ;
Que vos petits enfants à pieds de lys
Puissent traverser innocemment
La mer de sang qui s’étend dans l’intervalle !
Attila Jozsef