La Presse Anarchiste

De Kronstadt à Budapest

La
Hon­grie est entiè­re­ment occu­pée, la révolution
popu­laire est écra­sée. Le gou­ver­ne­ment de Nagy,
repré­sen­ta­tif pour toute la nation, est arrêté,
la délé­ga­tion qui négo­ciait sur le départ
des troupes russes a été empri­son­née par
celles ci, la radio de Buda­pest est détruite par
l’artillerie russe. Un gou­vernement Quis­ling sous le
com­mu­niste Janos Kadar a été nom­mé. Selon la
ver­sion du Krem­lin, les divi­sions russes sont inter­ve­nues pour
écra­ser une conspi­ra­tion réac­tion­naire qui, sous la
direc­tion d’agents occi­den­taux et d’élé­ments
fas­cistes hon­grois, avait pro­fi­té du malaise hon­grois. Le
nou­veau gouver­nement a publié une déclaration
men­teuse et déma­go­gique dans ce sens.

La vraie
cause de l’intervention de l’impérialisme russe est que
tout le peuple hon­grois, direc­te­ment ou indi­rec­te­ment, par sa
par­ti­ci­pa­tion à l’insurrec­tion ou par son appui à
celle ci, s’est pro­non­cé net­te­ment contre la domination
russe. La décla­ra­tion de Nagy selon laquelle la Hon­grie devait
se pro­cla­mer neutre et se reti­rer du pacte de Var­so­vie, fut décisive
pour Mos­cou. Le S.O.S. déses­pé­ré de Budapest,
les cris de détresse adres­sés à Hammarskjöld
devaient être réduits au silence. Le der­nier argu­ment du
bol­che­visme est tou­jours le même : artille­rie et chars
blindés.

Ce
serait une erreur que d’expliquer cet événement
tra­gique uni­que­ment par un retour aux méthodes sta­li­nistes. Il
est vrai qu’un « assas­sin de masses »,
pen­dant presque trente ans, a exer­cé une bru­tale dictature
per­son­nelle sur la Rus­sie et les nations satel­lites. Aujourd’hui,
c’est un « col­lec­tif » qui s’est chargé
du tra­vail, voi­là tout. Mais les méthodes sont typiques
pour le com­mu­nisme en géné­ral. Elles sont mêmes
anté­rieures à Sta­line, elles caractérisent
l’essence du bol­che­visme. C’est Lénine lui même
qui, le 11 novembre 1920, se moquait des « préjugés
petits bour­geois et démo­cra­tiques quant à la
liber­té et l’égalité ».

« Celui
qui parle de liber­té et d’égalité dans le
cadre d’une démo­cra­tie ouvrière », y
ajou­tait il, « est un défen­seur des exploiteurs. »
C’est dans ces thèses que les suc­ces­seurs de Sta­line ont
trou­vé l’inspiration pour les décla­ra­tions par
les­quelles ils insultent la révo­lu­tion hongroise.

Ce n’est
pas la pre­mière fois que des troupes russes « rouges »
écrasent une insur­rec­tion popu­laire défen­dant les mots
d’ordre de liber­té qui étaient à l’origine
même de la révo­lu­tion russe, et le droit du peuple à
se gou­ver­ner lui même. À l’époque de Lénine
et de Trotz­ki, la gar­ni­son et le peuple de Krons­tadt se soulevaient
en février 1921 pour la défense de la révolution
des conseils, la vraie révo­lu­tion sovié­tique, que les
bol­che­viks étaient en train d’étouffer. Au
com­men­ce­ment de mars, radio Mos­cou adres­sait un appel aux habitants
de Krons­tadt « trom­pés » par les
réac­tion­naires. « Vous êtes cernés
par­tout ! » disait on dans cet appel. « Si
vous conti­nuez, vous serez tués comme des perdrix ».
Ce fut le com­mis­saire à la guerre Trotz­ki qui se char­gea de
cette mis­sion – dix neuf ans avant d’être mis à
mort lui même comme « un chien enragé »
par un agent de Staline.

En 1928,
l’anarchiste russe Alexandre Berk­man a écrit que « Kronstadt
était la pre­mière ten­ta­tive popu­laire de libération
du joug du socia­lisme d’État – le pre­mier pas de la
troi­sième révo­lu­tion ». La Hon­grie est un
nou­veau Krons­tadt cent fois plus grand.

L’Occident
a pro­non­cé son juge­ment sur l’intervention russe.
« L’Occident doit nous aider avec des armes, autrement
tout aura été vain ! », déclaraient
des révo­lu­tion­naires hon­grois à des journalistes
étran­gers peu avant l’effon­drement. Les Nations unies
n’enverront pas d’armes, aucune inter­ven­tion ne se fera contre
les bour­reaux du peuple hon­grois. Mais il est tra­gique que dans cette
situa­tion unique, l’opinion mon­diale soit divi­sée, que le
faible ordre de droit repré­sen­té par les Nations unies
soit annu­lé par Israël, la Gran­de­-Bre­tagne et la
France. Sans cette action, le front uni­ver­sel contre les
impé­ria­listes russes serait deve­nu plus fort que jamais.
Peut être une grande pro­tes­ta­tion mon­diale n’aurait elle
pas empê­ché ce qui s’est pas­sé. Mais elle
aurait eu une impor­tance énorme pour l’évolution
future. Dans cette situa­tion, cepen­dant, Mos­cou a été
déli­vré, il a reçu de nou­veaux argu­ments bon
mar­ché pour défendre sa propre poli­tique coloniale.
Mais il y a une chose cer­taine, main­te­nant. Le bol­che­visme est
condam­né à mort. Les escla­va­gistes du Krem­lin perdront
la der­nière bataille. Le triomphe russe à Buda­pest est
trompeur.

Hans Rudi­ger (dans
Dag­stid­nin­gen Arbe­ta­ren, Stock­holm)

La Presse Anarchiste