La Presse Anarchiste

La vie tourmentée de Jozsef Attila, poète du peuple

[[Nous res­pec­tons l’ordre habi­tuel en hon­grois du nom et du pré­nom. Celui-ci prend ici valeur d’un pseu­do­nyme. C’est ain­si que Théo­phile, Jean­-Jacques, Jean-Paul sont deve­nus les véri­tables noms de trois poètes.]]

Trois
fois, depuis cent ans, l’universelle conscience popu­laire emprunta
la langue hon­groise, pour se mani­fes­ter par les ondes plus denses de
la poé­sie. Pro­cla­mant la com­mu­nau­té démocratique
des hommes, trois poètes ont éle­vé la voix en
Hon­grie, avec tant d’insistance et de force que les sourds auraient
pu les entendre. Mais peut être l’espèce humaine
est elle plus stu­pide que sourde ? La sen­tence qui flétrit
le public, lui même est capable de l’applaudir s’il
trouve plai­sir aux dures paroles du poète ; mais il
s’empresse de détour­ner la tête quand le diseur de
véri­tés suc­combe à la des­ti­née que lui
crée, au delà du suc­cès lit­té­raire, la
pro­fonde indif­fé­rence générale.

Alexandre
Petö­fi naît en 1823, au moment où com­mencent à
s’agiter les natio­na­li­tés oppri­mées par la
Sainte Alliance. En 1848, sous l’influence des événements
de Paris, notre « Jeu­nesse de Mars » se rend
maî­tresse des rues de Buda­pest : dans une manifestation
impro­vi­sée, elle ouvre les pri­sons pleines de détenus
poli­tiques et chasse les fonc­tion­naires à la solde de
l’absolutisme. À par­tir de ce moment, Petö­fi et la Révolution
ne font qu’un. Le poète est debout, il sus­cite, il organise.
Il déclare que la révo­lu­tion en Hon­grie n’est pas
l’affaire des seuls Magyars, que la devise répu­bli­caine a
tou­jours été : la liber­té du monde. Et, de
fait, en cette année cru­ciale, tous les peuples apparaissent
soli­daires dans la défaite comme dans la vic­toire. À mesure
que les mer­ce­naires de la dynas­tie jaune et noire étouffent
les vel­léi­tés, tou­jours plus faibles, des démocrates
autri­chiens, tchèques, ita­liens, s’accuse le triomphe de la
réac­tion en France même. La par­tie s’avère
per­due. Sous les yeux angois­sés d’admiration de tous les
cham­pions de la liber­té du monde, la petite armée
popu­laire hon­groise, accu­lée à la défensive,
lutte bien­tôt seule.
C’est à
ce moment que Heine s’écrie, à Paris : « Wenn
ich den Namen Ungarn hör’, wird mir das deutsche Wams zu enge
 ! »
(Lorsque j’entends le nom de
Hon­grie, la défroque alle­mande me serre aux entournures !)

La
lutte conduite par Petö­fi avorte glo­rieu­se­ment. L’homme tombe
dans l’un des der­niers com­bats. Sa voix pro­phé­tique semble
s’être éle­vée en vain. Pour­tant, c’est bien à
tout le sang ver­sé par ses volon­taires que la Hon­grie devra le
glo­rieux renom de « nation éprise de Liberté »
acquis devant la géné­ra­tion de 1848. Plus tard,
l’histoire de notre mal­heu­reux pays n’aura que trop cruellement
démen­ti l’héritage de ses mar­tyrs. L’idéal
de la liber­té supra­na­tio­nale s’est éva­noui dans la
nation hon­groise, grâce aux efforts de son gouvernement.
L’accord de 1867, qui livra poli­ti­que­ment les peuples d’une
moi­tié de l’empire autri­chien à la mer­ci de la classe
diri­geante magyare, consom­ma du même coup l’esclavage de tout
Hon­grois vivant du tra­vail de ses mains.

C’est
pour­quoi le second des grands poètes de la lignée
révo­lu­tion­naire hon­groise est encore presque incon­nu du reste
de l’Europe. Il se nomme André Ady. Né au lendemain
de 1870, il meurt au moment où s’achève la Première
Guerre mon­diale. Lui aus­si a éle­vé sa voix dans
l’intérêt des grandes masses dépossédées,
bien que, par sa nais­sance, il eût pu se considérer
comme un fils de la classe qui détient richesse et pouvoir.
Mais il arrive que la conscience sociale soit plus forte que
l’esclavage du pri­vi­lège : Ady sait renier les intérêts
de sa caste, comme le fait son grand contem­po­rain, le comte Michel
Káro­lyi. L’époque qui les voit naître est
heu­reuse en appa­rence. Le poète ne s’y trompe point. Certes,
la nation s’enrichit ; mais sa struc­ture sociale est minée
par l’injustice ; elle est dépas­sée par la
crois­sance des forces vives. Ady a conscience de tout ce que le
régime à demi féo­dal a de ver­mou­lu – et de
néces­saire, son ren­ver­se­ment. Il y a dans son œuvre des
regrets et de la rage : un écho sombre des psaumes et des
pro­phètes bibliques et les sou­bre­sauts d’une âme
sen­sible à l’excès. L’orage s’amasse. Mais au
lieu de la Révo­lu­tion atten­due, c’est la guerre qui vient.
Devant le poète, la réa­li­sa­tion de ses visions
apo­ca­lyp­tiques s’accomplit : l’humanité sombre dans
le crime et dans le sang. Ter­ri­fié, plein de dégoût,
Ady contemple avec hor­reur le car­nage qui l’entoure et dont il
res­sent pro­fon­dé­ment les affres. Dès le début,
il l’a pro­cla­mé : la nation magyare n’a rien à
gagner dans la guerre ; et elle y per­dra son âme. Peu
après l’armistice, il assiste, ombre de lui même
dont la conscience n’est déjà plus que celle d’un
mort-vivant, à la liqui­da­tion de la guerre impérialiste
dans le chaos de la guerre sociale, et meurt sans avoir connu
l’espoir des temps nou­veaux. C’est à un autre poète
qu’appartiendra la vision du monde futur, au delà de la
misère et du crime.

  *  *  *

Le
contraste est frap­pant entre l’amertume trouble et cor­ro­sive d’Ady,
et la fraî­cheur – la pure­té cris­tal­line, la légèreté
fée­rique d’Attila. Avec Atti­la, notre Petö­fi reve­nu en
ce monde – dans une époque infi­ni­ment plus oppressante
encore et plus tra­gique que la sienne – semble renouveler
l’ancienne pro­messe. Et cepen­dant, la courte vie ter­restre du
troi­sième poète coïn­cide avec l’époque la
plus triste de l’histoire hongroise.

C’est
en 1905 que Joz­sef Atti­la vint au monde, à Buda­pest, habitant
du quar­tier lugubre de Ferencvá­ros où les pauvres gens
s’entassent dans des casernes de rap­port tou­jours résonnantes
de cris et de disputes.

Son
père a quit­té les gla­ciers rou­mains pour cou­rir le
monde, et c’est en che­min qu’il a épou­sé la future
mère d’Attila et s’est fixé dans la capitale
hon­groise. Le petit Atti­la connaît à peine ce père,
qui, après s’être pen­ché quel­que­fois sur le
ber­ceau de son fils, dis­pa­raît pour toujours.

Sa
mère, res­tée seule avec trois petits enfants, pleure
abon­dam­ment le mari par­ti trop tôt. À entendre les propos
exal­tés de la jeune veuve, le gar­çon­net rêveur
conçoit de son père une image de légende. Ce dut
être un homme au carac­tère instable, à
l’amour propre cha­touilleux, aimant à racon­ter des
his­toires. Il avait son grain de folie, en mys­ti­fi­ca­teur populaire
tou­jours prêt à inven­ter mille tours et facéties.
Est ce ce pen­chant pour les jeux d’imagination qui s’épanouira
en poé­sie dans la per­sonne de son fils ? Ce père
a t il pos­sé­dé quelques uns des dons du
vagant médié­val ? C’est du moins ce que
croyait l’enfant. Il avait enten­du dire qu’à sa naissance,
le père avait eu le pres­sen­ti­ment d’avoir engen­dré un
pro­dige ; et que ce fut même pour cette rai­son qu’il
affu­bla le nou­veau né du nom d’Attila, conquérant
du monde.

Après
la dis­pa­ri­tion pré­coce du chef de la famille, la veuve et les
orphe­lins tombent dans une pro­fonde misère. La pauvre femme
doit sub­ve­nir à l’existence com­mune en fai­sant des lessives
à la jour­née ou des ménages à l’heure.
Il ne lui reste guère le temps de s’occuper de ses enfants.
Ceux ci gran­dissent à l’aventure, sur le pavé du
quar­tier. Un jour, par les soins d’un orphe­li­nat, Atti­la est placé
à la cam­pagne et va loger chez des pay­sans. Le pre­mier soin de
ses patrons est de le débap­ti­ser. Ils trouvent qu’Attila est
un nom trop étrange, et ils appellent sim­ple­ment Étienne
leur petit domes­tique. On lui confie la garde des gorets, mais comme
ces jeunes bêtes sont bien plus grandes et plus fortes que lui,
sou­vent elles ren­versent et pié­tinent leur gar­dien. De leur
côté, ses maîtres donnent au petit gars bien plus
de taloches que de pain. Le trou­vant en haillons et cou­vert de bleus,
sa mère en a pitié et le ramène à la
ville, charge sup­plé­men­taire dans l’aridité
déses­pé­rante de sa vie. Usée par le tra­vail, la
pauvre femme perd ses forces, elle mai­grit à vue d’œil, un
can­cer la mine déjà. Elle conti­nue à peiner,
elle se traîne aux besognes quo­ti­diennes aus­si longtemps
qu’elle peut tenir sur ses jambes, puis elle s’effondre, on la
mène à l’hôpital. De temps en temps, on lui
per­met encore de ren­trer à la mai­son ; elle reprend alors
le licou fami­lial, mais ses forces l’abandonnent, bien­tôt son
hos­pi­ta­li­sa­tion devient défi­ni­tive, sa mort sur­vient peu
après.

Pen­dant
ce temps, les deux sœurs aînées d’Attila gagnent leur
pain dans les salles sur­chauf­fées des cinémas
fau­bou­riens, où reten­tissent à l’entracte leurs
lamen­tables cris de : « Deman­dez de l’eau fraîche
s’il vous plaît ! » Jolán, qui est à
quinze ans la femme de tête de la famille, pro­tège et
dirige sa sœur dans ce misé­rable com­merce ; mais elle a
d’autres ambi­tions que la fon­taine et le ruis­seau. Elle décide
d’apprendre un métier qui lui per­met­tra, « si
seule­ment elle a un peu de chance », de trou­ver un emploi
à gages fixes. Elle veut deve­nir dac­ty­lo, rêve téméraire
pour une petite paria de son espèce. Or son entreprise
réus­sit, et même au delà de toute espérance.
L’avocat beso­gneux qui est son pre­mier patron en tombe amou­reux et
l’épouse. Jolán a vrai­ment « passé
au tra­vers », selon une expres­sion chère à
la ban­lieue, et, main­te­nant, elle n’aurait qu’à tour­ner le
dos au pas­sé si elle vou­lait uni­que­ment vivre sa vie de « dame
du monde ». Mais cette fille n’est pas une lâcheuse.
Que devien­drait sa cadette sans elle ? D’ailleurs elle adore
son frère. Elle est fière d’avoir été
la pre­mière à décou­vrir les talents de poète
d’Attila, alors qu’ils jouaient tous les trois à leurs
jeux d’enfants. Elle exige que son mari héberge toute la
nichée. D’abord l’avocat regimbe mais comme elle menace de
le quit­ter, il est bien for­cé de céder. Il a honte de
ces parents pauvres, il relègue la petite Eta dans une chambre
de domes­tique, et il est enten­du que, si des invi­tés arrivent,
elle n’a pas le droit de se mon­trer ; Atti­la est traité
à peu près de la même façon. Les querelles
sont fré­quentes dans ce curieux ménage et en composent
l’atmosphère quo­ti­dienne. Pour­tant l’on reste pour ainsi
dire insé­pa­rables. Lorsque après quelques années
de vie com­mune, Jolán quitte son mari, celui ci épouse
Eta, la sœur cadette. Il semble que la des­ti­née de la famille
Joz­sef soit défi­ni­ti­ve­ment rivée à celle de
l’avocat par un décret de la Providence.

  *  *  *

Quand
le jeune orphe­lin vient han­ter la nou­velle mai­son, il a déjà
essayé de tous les métiers : il a été
por­cher, chas­seur de cor­neilles, com­mis­sion­naire chez un épicier,
ven­deur de petits pains dans un café, etc. Main­te­nant on
l’envoie au col­lège ; et même, après son
bachot, l’avocat l’expédie à l’étranger
pour qu’il y pour­suive ses études ; mais, comme on ne
roule pas sur l’or, il arrive que les maigres secours se fassent
attendre. Atti­la est trop fier pour les récla­mer ou pour
men­dier ; il ne sau­rait d’ailleurs vrai­ment à quelle
porte frap­per. Ce sont alors des mois de jeûnes épiques !
Il lui arrive de pas­ser une semaine entière sans rien se
mettre sous la dent. Dans la fièvre de l’inanition, il
écrit ! Après les pre­miers recueils, caractérisés
encore par l’emphase juvé­nile de l’écolier, bien
que conte­nant déjà une concep­tion de vie toute mûre,
il se crée une poé­tique nou­velle. Soulevé
au des­sus de lui même, il se sent léger à
mou­rir : le voi­là nuage flot­tant qui se résorbe
dans le ciel, herbe prin­ta­nière, goutte de pluie chaude,
four­mi som­meillante. C’est l’époque « magique »
de sa poé­sie. Ses vers sont pareils à des paroles de
sor­ti­lèges, à des for­mules jetant un sort, à des
pierres étranges aux sinuo­si­tés mar­brées qui
recèlent de pro­fonds secrets.

Puis
le voi­ci de retour à Buda­pest. À peine y est il rentré
qu’il trouve sa voie : il s’affilie aux mouvements
révo­lu­tion­naires, sou­ter­rains, il sacri­fie les meilleures
années de sa vie au ser­vice de la cause ouvrière. Il
fait impri­mer, à ses frais, ses recueils de poé­sies et
les dis­tri­bue gra­tui­te­ment ! Sur chaque volume on trouve
l’inscription sui­vante : « Ce volume passe
direc­te­ment des mains de l’auteur dans le domaine public. »
En même temps, il conti­nue à tirer le diable par la
queue, il habite durant dix ans dans des chambres meublées
obs­cures et sales, il mange rare­ment à sa faim. Ses nouvelles
poé­sies parlent autant au cœur qu’à l’esprit.
Elles s’adressent à l’homme fier qui, ayant découvert
son rôle capi­tal dans la socié­té humaine,
com­mence à s’affirmer : elles exhortent cet homme à
deve­nir conscient du devoir qui l’attend, à pas­ser à
l’action, à orga­ni­ser la nou­velle jus­tice dont les
condi­tions maté­rielles existent déjà. Que
seule­ment notre cœur accepte ce que notre intel­li­gence réclame
depuis long­temps, et la Révo­lu­tion sera ! La police
guette tous ses mou­ve­ments. Des mou­chards le pour­chassent quand, par
les « belles paroles » de ses poé­sies et
de ses confé­rences, il réclame de ses com­pa­gnons la
confiance en leurs propres forces, la libé­ra­tion des illusions
et des pré­ju­gés. Sociale au pre­mier chef, sa poésie
ne devient pour autant ni théo­rique ni abs­traite. Tantôt
elle est le reflet de ses pas­sions trans­muées en l’acier dur
des idées, tan­tôt la conclu­sion sereine de ses
dou­lou­reuses médi­ta­tions. Elle est aus­si tissée
d’intimités vécues. De là un monde où
tout est le reflet de tout. Cha­cun des micro­cosmes qu’il observe
est pris dans la vie réelle. Toute réa­li­té est
ani­mée, c’est à dire humi­liée comme
les hommes. Le grain de pous­sière se traîne
péni­ble­ment ; le pâté de mor­tier se demande
s’il doit, oui ou non, tom­ber du mur, le sou­lier grom­melle, la
flamme fait des efforts pour s’échapper. Pen­dant ce temps,
les hommes res­semblent à des choses qui se fanent, qui
s’effi­lochent. D’ailleurs, com­ment pour­rait il en être
autre­ment dans ce monde « objec­tif » où
nous vivons, dans ce monde qui est « comme un tas de bois
où chaque bûche sou­tient, serre, pousse sa voi­sine, où
tout se tient, où la place de chaque bûche se trouve
déter­mi­née par toutes les autres ? »
Voi­ci qu’il nous décrit, vieillards déjetés,
les masures bran­lantes du vil­lage ; voi­là la chaumière,
et, tout à côté, son enfant – l’étable
des pour­ceaux ; voi­ci la chambre misé­rable dans laquelle
les va nu pieds de la cam­pagne « attendent que
le maïs leur coure après avec ses racines » ;
voi­là la forêt qui claque des dents pour les autres.
Toutes les fibres de son être rat­tachent Atti­la au village ;
au pay­sage de cam­pagne où il a pas­sé une par­tie de son
enfance tour­mentée. Tou­te­fois, il repro­duit avec la même
plas­ti­ci­té les pay­sages urbains : le silence menaçant
de la fabrique endor­mie, les bruits exci­tés des nuits
fau­bou­riennes, l’inhumanité de la société
bour­geoise qui pousse cha­cun au pillage et pille en même temps
tout le monde. Il nous montre le mar­chand en train de ran­ger ses
den­rées en mau­gréant et en « oubliant »
de net­toyer le pla­teau de sa balance ; la famille du petit
arti­san dont seule la fille aînée fré­quente le
ciné­ma ; le chô­meur qui vadrouille par­mi les
sou­cis, et le poète enfin, dont le nom n’est qu’une marque
de fabrique comme celle de n’importe quelle poudre à
les­sive, puisque sa vie, si tou­te­fois il en a une, appar­tien­dra à
la pos­té­ri­té des prolétaires.

  *  *  *

Or,
en cette époque de son exis­tence, alors que les autorités
offi­cielles du pays conti­nuent à l’ignorer – ou s’en
inquiètent à leur façon – tan­dis que les
larges masses com­mencent à pres­sen­tir en ce poète, qui
« men­tait pour la jus­tice », le héraut
de leurs aspi­ra­tions plus éle­vées – voi­ci que se
réa­lise cruel­le­ment la menace de déséquilibre
men­tal sus­pen­due sur lui depuis long­temps. Dès son enfance,
Atti­la souf­frait d’une grave mala­die ner­veuse. Le sui­cide le tenta
à plu­sieurs reprises. En un moment où les
dés­illu­sions et les humi­lia­tions sans nombre l’accablaient
jusqu’à l’égarement, il reçut les soins d’un
méde­cin pra­ti­quant la psy­cha­na­lyse ; il en sor­tit, non
pas gué­ri, mais ini­tié à une méthode
qu’il allait désor­mais pra­ti­quer sur lui même.
Il invoque volon­tai­re­ment « les monstres de son âme »
et il les observe à tra­vers le prisme de sa conscience morale.
Tout ce qui res­tait enfoui dans son pas­sé remonte à la
sur­face, toutes les anciennes sen­sa­tions deviennent comme des plaies
ouvertes, comme des maux actuels deman­dant d’urgents remèdes.
Lui, qui de sa vie n’a jamais nui à per­sonne, se voit comme
un cri­mi­nel invé­té­ré ! « Je
crois que je suis un vil cri­mi­nel, mais je me porte très
bien », dit il dans un accès de cynisme mal
dis­si­mu­lé, der­rière lequel il est impos­sible de ne pas
sen­tir sa pal­pi­tante angoisse [[Dans Preuves,
n° 41 (juillet 1954), Arthur Koest­ler écri­vit, à
pro­pos de cette période, si lourde de dan­ger, de la vie du
poète : « Un de ses der­niers poèmes,
écrit pen­dant un trai­te­ment psy­cha­na­ly­tique, peu avant sa
der­nière crise, est l’exemple d’une poé­sie nouvelle
qu’il a créée, la com­plainte freu­dienne. Il est
inti­tu­lé Le Péché. » En voi­ci la
pre­mière strophe : « On me dit pécheur
endur­ci ; /​ Me sens (mer­ci) pas mal ain­si. /​ L’embêtant
dans ce rien voi­ci : /​
Pécheur, mais sans péché
aus­si. »
]]. Sa mère, dont il fut
inca­pable de pleu­rer la perte, vient le han­ter et lui repro­cher son
ancienne indif­fé­rence. Il a beau vou­loir la tou­cher en lui
consa­crant un magni­fique poème, dans lequel il l’envoie dans
l’azur du ciel pour y rin­cer sa les­sive, elle ne se laisse pas
atten­drir, et son fan­tôme conti­nue à le torturer.

Per­sonne
n’a jamais vu Atti­la, à l’état nor­mal, se mettre en
colère ou perdre le contrôle de ses nerfs ; ses
vers nous disent qu’il avait de vio­lentes émo­tions, mais il
tâchait de les cacher sous le voile de l’ironie. « Je
me sens l’envie de tuer, comme tout le monde… »
avoue t’il dans l’une de ses poé­sies. Et, en
effet, le voi­là qui part, un jour, pour frap­per un rival :
sous son par­des­sus, il dis­si­mule un cou­teau de cui­sine. Mais comme il
ne trouve pas celui qu’il soup­çon­nait de tra­hi­son, il oublie
presque aus­si­tôt son inten­tion meur­trière. Quelque temps
la folie joue avec lui comme le chat avec la sou­ris ; elle le
ter­rasse durant quelques minutes, puis se retire pour reve­nir une
autre fois. Un matin, sous pré­texte que la femme qui fait son
ménage n’a pas remis en place une boîte d’allumettes,
il fait une scène vio­lente, puis s’enfuit de chez lui et se
com­porte de manière si extra­va­gante en ville que ses amis se
voient obli­gés de le faire inter­ner dans une clinique
d’aliénés.

  *  *  *

Comme
son état semble s’améliorer, on le ren­voie se faire
soi­gner à la cam­pagne, chez ses sœurs. Jolán, après
son divorce, a ins­tal­lé une petite pen­sion dans une ville
d’eau près du lac Bala­ton ; main­te­nant, elle y a été
rejointe par sa sœur Eta et les enfants de celle ci. Attila
arrive là en plein hiver. Le temps est gris, bru­meux, la neige
fond, tout est boueux. Pour épar­gner du com­bus­tible, toute la
famille se serre dans une seule pièce. Au milieu des gosses
criards, le poète se sent à la charge de ses sœurs, il
en souffre. Quel­que­fois il essaye bien de jouer avec les enfants,
mais, tout à coup, sans cause valable, il éclate en
san­glots. Excé­dé, il tente de se cou­per la gorge, mais
on devine son inten­tion et on l’empêche de l’exécuter.
Enfant, il a connu déjà les mêmes crises. Un
jour, il s’est cou­ché en tra­vers du rail avant l’arrivée
du train. Il a cru entendre l’approche du convoi, il a fermé
les yeux, atten­du la déli­vrance, mais rien n’est arrivé.
Déçu, il s’est rele­vé et est ren­tré à
la mai­son. Le len­de­main, il a lu dans un jour­nal que le train attendu
en vain avait dû s’arrêter après avoir écrasé
une vache, à quelques cen­taines de mètres de l’endroit
où il s’était trouvé.

Sera t il
encore une fois trom­pé ? Il feint de vou­loir flâner
un peu aux envi­rons de la mai­son, échappe à la
sur­veillance de ses sœurs, court vers la gare, aper­çoit un
train de mar­chan­dises prêt à par­tir, saute la barrière,
sai­sit une roue de wagon, se laisse hap­per len­te­ment, meurt, le cou
bri­sé. Le fou du vil­lage, qui fut le seul témoin de la
scène, se pré­ci­pite auprès des sœurs et, en
ges­ti­cu­lant, en hoque­tant, en bre­douillant, raconte avec force
détails la scène macabre qu’il a vue. On court vers
la voie, on y trouve le cadavre encore chaud…

La
mort d’Attila [[3 décembre 1937. Atti­la Joz­sef avait trente deux ans.]] dis­sipe l’obscurité
qui l’avait entou­ré durant sa vie. Et voi­ci que toutes les
classes le réclament, que tous les mou­ve­ments sociaux le
citent en exemple. Oui, ce poète appar­tient bien à tout
ce qui est vivant dans le monde ! Par sa nais­sance, il est
pay­san ; dans son lan­gage et dans sa mytho­lo­gie issue de la
nature l’art popu­laire fête sa renais­sance. En même
temps, il est de corps et d’âme un pro­lé­taire des
grandes villes ; ses idées sont celles du socialisme
moderne [[Rom­pu à la dia­lec­tique marxiste,
Atti­la Joz­sef avait été membre du Par­ti, lequel, comme
on l’a dit, après l’avoir excom­mu­nié de son vivant,
le cano­ni­sa après sa mort.]]. Enfin, par delà
toute limi­ta­tion spé­ciale, sa sen­si­bi­li­té et sa soif
d’intellectualité le font appar­te­nir à un monde
d’idées plus nuan­cées, plus larges que ne le sont les
sphères d’intérêt de la pay­san­ne­rie et du
pro­lé­ta­riat contem­po­rains. La vie l’a jeté deçà
delà ; il a tout vu : la vie des riches aus­si bien
que celle des pauvres. Pour ma part, je crois, oui, je me sens
presque obli­gé de croire qu’il com­pre­nait, qu’il plaignait
autant les riches que les pauvres ! Mais il fut avant tout le
poète des déshé­ri­tés de la vie, de la
puis­sance maté­rielle et de l’amour.

André
Németh [[Sur l’écrivain hongrois
André Németh, intime d’Attila Joz­sef et d’Arthur
Koest­ler, voir en par­ti­cu­lier dans le second volume de
l’autobiographie de celui-ci, Hié­ro­glyphes, le
cha­pitre inti­tu­lé « La fin d’une amitié »,
cha­pitre d’un déchi­rant cou­rage qui fait tout hon­neur à
son auteur. Les pré­sentes pages ont été parlées,
pour qu’il pût les rédi­ger en fran­çais, devant
A. Prud­hom­meaux lors du second et der­nier séjour de Németh
en France. A. Németh ren­tra en 1946 en Hon­grie, où le
régime le mit en qua­ran­taine ; il mou­rut à
Buda­pest le 12 novembre 1958.]]

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