La Presse Anarchiste

Les raisins de la colère

Depuis
dix ans, la Hon­grie, jadis gre­nier de l’Europe, avait faim, alors
que ses nou­veaux diri­geants lui avaient pro­mis, après les
ravages de l’occupation et de la guerre, des « lendemains
qui chantent ».

Dix ans
de tra­vail achar­né pour sor­tir le pays de la misère
n’avaient fait que l’y enfon­cer davan­tage, parce qu’au fur et à
mesure que les normes de tra­vail s’élevaient, le parasitisme
et la gabe­gie com­mu­niste s’enflaient, suçant la moelle du
pays, sous pré­texte d’industrialisation, de
col­lec­ti­vi­sa­tion, de défense de la Paix et d’entraide entre
les patries socialistes.

Long­temps
les étu­diants, les ouvriers, les pay­sans eux mêmes
ont fait cré­dit au régime, les uns parce qu’ils
comp­taient prendre place par­mi ses futures élites, les autres
pour ne pas revoir le vieux féo­da­lisme seigneurial,
l’invasion, la guerre civile. Mais au nou­veau féo­da­lisme des
poli­ciers rouges, maîtres désor­mais de l’usine et des
champs, il fal­lait – à défaut d’une efficience
admi­nis­tra­tive res­tée nulle et qui s’abritait derrière
les plus déri­soires pré­textes (espion­nage, sabotage,
para­chu­tages de dory­phores, etc.) – il fal­lait, pour s’y draper
révo­lu­tion­nai­re­ment, un vête­ment d’idéalisme et
d’incorrup­tibilité.

La
longue patience du pays s’est épui­sée le jour où,
à la détresse écono­mique, s’est jointe la
révul­sion morale ; depuis le dis­cours Khroucht­chev, le
masque qui cou­vrait les infa­mies du sta­li­nisme était tombé,
et loin de mul­ti­plier les conces­sions qui eussent pu faire croire à
une réforme sub­stan­tielle, les Rako­si et les Geroe ne
fai­saient que se dur­cir dans leur atti­tude de gardes chiourme
arro­gants au ser­vice d’une puis­sance étrangère.

Le
ventre creux devant les bou­tiques vides, nar­gués par les
voi­tures sovié­tiques ou amé­ri­caines du
« Che­vro­lé­ta­riat », haras­sés par
un labeur de plus en plus inutile, les tra­vailleurs hon­grois savaient
main­te­nant qu’on leur avait men­ti, que les pro­cès de
Buda­pest étaient l’œuvre de faus­saires et de provocateurs
en robe d’hermine, et que le régime était déshonoré.

Il ne
res­tait pour effa­cer tout à fait la légende des tzars
rouges, « protec­teurs » des peuples, qu’à
voir les « cama­rades ministres » requérir
contre les mani­fes­tants l’aide des divi­sions blindées
sovié­tiques, et les chars russes, à leur appel, broyer
des mil­liers de cadavres sous leurs che­nilles ensanglantées.

Ce
der­nier pas a été fran­chi, et aujourd’hui, replacée
sous le joug, c’est toute la popu­la­tion hon­groise – moins les
« impar­don­nables » enfer­més dans leurs
des­tins de bour­reaux et de traîtres – qui apprend la nouvelle
leçon d’une lutte una­nime et non vio­lente, contre la
domi­na­tion directe des armées soviétiques.

  *  *  *

L’attitude
des gou­ver­nants russes fut long­temps incer­taine ; mais on
pou­vait dis­cer­ner deux pos­si­bi­li­tés stra­té­giques et
poli­tiques inter­chan­geables. L’une consis­tait à établir
autour de la Hon­grie insur­gée un solide cor­don de forces,
l’isolant du monde satel­lite, et de lais­ser le pays « cuire
dans son jus », selon la tac­tique de retrait pratiquée
par Thiers en 1871. Tan­dis que des apai­se­ments seraient donnés
aux Tchèques, aux Polo­nais, aux You­go­slaves, aux Rou­mains, aux
Alle­mands de l’Est, comme prime à leur fidélité
poli­tique, un retour offen­sif serait pré­pa­ré en Hongrie
pour le jour où les luttes de fac­tions, savam­ment entretenues,
auraient ache­vé le pour­ris­se­ment d’une Hon­grie dévastée,
divi­sée, démo­ra­li­sée. L’autre consis­tait à
mar­cher tout de suite en force contre les insur­gés et à
réta­blir par la force l’autorité du gouvernement
pro­russe, qu’il serait ensuite pos­sible de rema­nier selon les
besoins de la répres­sion et de l’assouplissement (ou du
dur­cis­se­ment). Ces deux tac­tiques ont été, en fin de
compte, suc­ces­si­ve­ment ou conjoin­te­ment uti­li­sées avec une
dupli­ci­té et une bru­ta­li­té inouïes.

  *  *  *

Mais le
des­tin de la Hon­grie, comme celui de tous les pays d’au delà
du Rideau de fer n’est pas uni­que­ment sus­pen­du à des mesures
poli­tiques et mili­taires. La racine sociale et éco­no­mique des
révo­lu­tions du pas­sé, des troubles actuels et du
deve­nir proche ou loin­tain de ces pays – c’est la question
agraire, qui est en même temps la ques­tion des subsistances.
Mal­gré tous les efforts déployés depuis près
de qua­rante ans par le bol­che­visme, d’abord pour s’emparer de
pays indus­triels, puis pour indus­tria­li­ser un empire qui a pris les
pro­por­tions d’un hémi­sphère ter­restre, Mos­cou ne
domine encore, jusqu’à ce jour, que des nations à
majo­ri­té rurale et pay­sanne,
aux­quelles il a d’abord
don­né le branle d’un liqui­da­tion légale des
pro­prié­taires fon­ciers comme classe, par la dis­tri­bu­tion des
terres, puis qu’il a pous­sées de gré ou de force dans
les voies d’une éta­ti­sa­tion de l’agriculture, par la
péna­li­sa­tion éco­no­mique, poli­tique et sociale de
l’exploitation fami­liale et par l’introduction mas­sive des formes
bureau­cra­tiques et mili­taires pré­co­ni­sées par Marx (la
fameuse « armée de la pro­duc­tion agricole »
du Mani­feste com­mu­niste). Or (en dépit de
l’expérience ten­tée par les autorités
mili­taires alle­mandes en 1914 1918 dans les pays occupés,
et qui ten­dait à renou­ve­ler le sys­tème des Pha­raons et
des Incas), la bureau­cra­tie et le mili­ta­risme sont inap­pli­cables à
l’agriculture ;
c’est l’exploitation familiale,
com­plé­tée par l’organisation coopérative
volon­taire, qui reste, de nos jours, la forme nor­male et natu­relle de
mise en valeur du sol culti­vé. En vain, les Par­tis communistes
s’acharneront ils à impo­ser un enca­ser­ne­ment aux masses
pay­sannes, en les divi­sant socia­le­ment contre elles mêmes,
en les sou­met­tant aux pres­sions du diri­gisme éco­no­mique, ou de
la dis­cri­mi­na­tion et du ter­ro­risme poli­tiques. Aus­si long­temps qu’ils
n’abandonneront pas défi­ni­ti­ve­ment le sys­tème des
kol­khoses, des sov­khoses (et des Agro­villes chères à
Niki­ta Khroucht­chev), c’est à dire aus­si longtemps
qu’ils ne ces­se­ront pas d’être com­mu­nistes en
matière agraire – les mar­xistes se heur­te­ront à la
grande contra­dic­tion qui oppose les exi­gences tech­niques de
l’agriculture à leur pro­gramme social, et ils ne récolteront
que les rai­sins de la colère paysanne.

Au delà
de tout impé­ra­tif poli­tique, c’est cette colère qui
demeure à l’œuvre en Hon­grie – et, avec elle, la revanche
des choses sur le pro­mé­théisme mar­xien. On ne pla­ni­fie
pas une pro­duc­tion agri­cole, et sur­tout on ne la bureau­cra­tise
pas, sans la tuer. En vain, pour ren­for­cer la dic­ta­ture des
villes, les sovié­tiques s’acharnent ils à
mul­ti­plier leur popu­la­tion par deux, par dix ou par cent, augmentant
du même coup le nombre des bouches à nour­rir de
l’intel­li­gent­zia et du pro­lé­ta­riat indus­triel. En
vain infestent ils la cam­pagne elle même de
poli­ciers, de gratte papier et de ronds de cuir
char­gés de domes­ti­quer l’espèce pay­sanne. Une
pay­san­ne­rie asser­vie, famé­lique et ter­ro­ri­sée ne peut
nour­rir décem­ment ni le pro­lé­ta­riat indus­triel érigé
en « classe domi­nante », ni même le
« che­vro­lé­ta­riat » qui en est la partie
pro­fi­teuse. Et tôt on tard, ces deux classes ne pour­ront que se
joindre à la pay­san­ne­rie elle même pour exi­ger que
l’on tienne compte de l’ordre natu­rel des choses, et que l’on
ne pré­tende plus culti­ver la terre selon les recettes
impro­vi­sées par Karl Marx il y a plus de cent ans, en toute
igno­rance des choses de la terre.

  *  *  *

Quelle
que soit l’issue de la crise hon­groise, une « amélioration »
éco­no­mique quel­conque et une « détente »
poli­tique ne pour­ront être obte­nues que par la pra­tique d’une
saine phy­sio­cra­tie. En étran­glant le par­ti des petits
pro­prié­taires pay­sans, qui l’emportait par trois mil­lions de
voix en Hon­grie aux der­nières élec­tions libres
(contre huit cent mille voix com­mu­nistes), c’est la poule aux
œufs d’or que Rako­si a tuée, comme l’ont fait Lénine,
Trotz­ki et Sta­line en liqui­dant le par­ti socia­liste révolutionnaire
des « kou­laks » russes triom­phant à une
immense majo­ri­té aux der­nières élec­tions libres
des Soviets et de la Consti­tuante. Béria, assas­si­né par
les grands bureau­crates du Par­ti pour avoir vou­lu libéraliser
l’agriculture, Mal­en­kov écar­té du pre­mier plan pour
avoir esquis­sé un glis­se­ment dans ce sens, ver­ront ils
leurs suc­ces­seurs adop­ter leur poli­tique de décollectivisation ?
Cela est peu pro­bable, mais tant qu’ils ne l’auront pas fait, la,
for­mule res­te­ra tris­te­ment valable : « À l’Est rien
de nouveau ».

André
Prudhommeaux

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