La Presse Anarchiste

Lettre à la Tour de Feu

[(

Pour
la Tour de Feu, dont il est, comme on sait, l’animateur,
Pierre Bou­jut avait eu l’idée ami­cale de me deman­der ma
col­la­bo­ra­tion à cer­tain numé­ro qu’il prépare
en ce moment et qui s’intitulera « Salut à la
tem­pête ». Je n’aurais pas deman­dé mieux,
tant ce groupe de
la Tour de Feu est en lui même
sym­pa­thique. Mais si le cœur a ses rai­sons, la rai­son, elle aus­si, a
les siennes. Quelque navré que je sois d’avoir dû
refu­ser mon concours à ces amis de trop bonne volonté,
je publie ici la lettre qui s’efforce de jus­ti­fier mon abstention,
à seule fin de réagir contre l’un des conformismes
qui s’ajoute aujourd’hui, me semble t il à tant
d’autres, pour obnu­bi­ler tous les vrais problèmes.

)]

Zurich,
le 25 décembre 1956.

Cher
Pierre Boujut,

Bien
reçu, avec un second exem­plaire du numé­ro consacré
à la « révo­lu­tion » de ce qu’un
ami appelle l’art défi­gu­ra­tif, l’annonce,
mal­en­con­treu­se­ment éga­rée par moi, du « Salut
à la Tem­pête ».

J’ai
lu avec plai­sir le pre­mier poème. – Et puis, dans la partie
prose, j’ai com­men­cé à ouvrir de grands yeux…

Je
vous dois de vous expli­quer, mon cher Bou­jut, pour­quoi il me sera
abso­lu­ment impos­sible de vous envoyer, pour ce numé­ro que vous
qua­li­fiez d’important, une contri­bu­tion qui, comme vous dites, en
soit « digne ».

Vous
êtes de char­mants types, à la Tour – voui, des
ado­les­cents pro­lon­gés. Cela vous per­met de sen­tir avec
jus­tesse une cer­taine poé­sie. Mais je vous en conjure :
ne vous occu­pez pas d’autre chose ! ! !

Si
je com­prends bien, vous atten­dez la « catas­trophe du
bon­heur ». Eh bien, merde, mes amis – vous n’êtes
donc pas au monde ?

On
ne peut arri­ver à vous com­prendre que, je ne dis pas
mar­xis­te­ment, mais enfin socio­lo­gi­que­ment. Parce que vous êtes
de bons types, et que vous êtes, comme tout le monde, dans une
époque coin­cée, vous croyez pou­voir vous en sor­tir en
niant l’existence des pro­blèmes. À vous le dire franchement,
quel invrai­sem­blable mélange de confu­sion­nisme – de
gen­tillesse Armée du Salut (vous êtes protestant,
Bou­jut, je crois ?) et d’évasion facile.

C’est
ce der­nier trait qui fait que, tout en vous aimant bien, je
m’indigne.

Parce
que, lorsqu’on a votre finesse, votre culture, votre sens d’une
cer­taine poé­sie (je dis : d’une cer­taine – la toute
vraie poé­sie, comme la pen­sée, n’est pas adolescente,
mais adulte), on n’a pas le droit, non, on n’a pas le droit
d’envoyer sa cer­velle en vacances, comme vous avez l’air de faire
tous avec tant d’entrain.

Vous
com­men­cez, à la Tour, à être un mou­ve­ment qui
compte presque. Eh bien, avec infi­ni­ment plus de délicatesse,
d’humanité, vous par­ti­ci­pez de ce trait français
actuel­le­ment géné­ral : « cher­cher des
ali­bis ». Et c’est navrant. Le même désir
d’alibis qui a fait Sartre s’inventer ses « identiques »
(classe ouvrière = par­ti – ligne du parti­ = mouvement
de l’histoire, etc.) ou les chré­tiens sociaux (Miat­lev,
d’ailleurs, j’ai vu, publie à Esprit) se mettre en
che­ville, au nom du Christ ! ! ! avec les cocos.

Lisez,
mes bons chers amis, les textes que nous connais­sons main­te­nant des
intel­lec­tuels hon­grois. Vous y ver­rez ce que c’est que la pensée
et que la poé­sie sérieuses.

Vous
vous rap­pel­le­rez que je disais déjà, dans une note, mes
craintes que vous ne recom­men­ciez un « Contadour ».
– Et encore, avant 39, Gio­no était il relativement
(j’insiste sur le rela­ti­ve­ment) excusable.

Je
ne sais si vous est tom­bé sous les yeux le livre d’un
cer­tain Jac­quet, Refus de par­ve­nir, à la publication
duquel s’est employé mon excellent ami Pierre Monatte. Dans
la pré­face, Marc Bloch sou­hai­tait un retour des poètes
aux dis­ci­plines ratio­na­listes. Dit comme cela, c’est un peu,
natu­rel­le­ment, une naï­ve­té de pro­fes­seur. Et cependant,
en par­cou­rant les pages de votre petit numé­ro annon­cia­teur du
« Salut à la tem­pête », il m’est
arri­vé de pen­ser que le conseil du grand his­to­rien mar­tyr ne
vous ferait pas de mal.

En
véri­té, tout ce que je vous dis là, Bou­jut, est
très sérieux. Nous autres intel­lec­tuels et poètes
avons de graves devoirs (et qui sont notre unique justification)
envers la véri­té et le reste des hommes. Et c’est
pour­quoi je sou­hai­te­rais qu’un groupe aus­si sym­pa­thique que le
vôtre ces­sât, aus­si pro­chai­ne­ment que pos­sible, de se
payer de mots.

Tout
en regret­tant de ne pas pou­voir, donc, être des vôtres,
je vous serre, d’homme à homme, la main.

Sam­son

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