La Presse Anarchiste

Post-scriptum sur une rencontre

On
l’a vu plus haut, Mau­rice Nadeau a ren­du compte de la ren­contre de
Zurich (Lettres nou­velles, sept. 1956) en marge de laquelle
Silone a été ame­né à poser aux
bureau­crates rédac­teurs russes pré­sents les
ques­tions, demeu­rées sans réponse, dont il nous parle
ci des­sus. Pas plus que Silone, je n’estime qu’il y a lieu
de s’étendre aujourd’hui sur cette ten­ta­tive d’échanges
de vues. Non qu’avec les écri­vains polo­nais et yougoslaves
le dia­logue ne reste infi­ni­ment sou­hai­table, mais, en ce qui concerne
les Russes, les évé­ne­ments l’ont ren­du, si faire se
peut, encore plus impos­sible. Comme je l’ai écrit
per­son­nel­le­ment à Nadeau, tout cela, désor­mais, est
bien rétros­pec­tif – j’aurais pu dire préhistorique.

Pour
être plus pré­cis, j’ajouterai que je ne crois même
pas que les choses ont chan­gé. En plus du « silence
élo­quent » oppo­sé aux ques­tions de Silone,
le petit inci­dent sui­vant suf­fit déjà, alors, à
jeter une lumière écla­tante sur le caractère
fic­tif – au moins dans l’esprit des offi­ciels – de ce fameux
« dégel » dont on par­lait encore :

Après
un cer­tain nombre de ques­tions dont je ne me rap­pelle plus la teneur,
Silone, au cours des débats, avait dit aux Russes :
« Nous avons enten­du par­ler de chan­ge­ments impor­tants et
fort heu­reux sur­ve­nus dans votre pays pen­dant les dix der­niers mois
sous le signe de ce que l’on a appe­lé la déstalinisation,
et nous aurions le plus grand inté­rêt à savoir
quelles consé­quences vous avez pu déjà en
remar­quer dans votre propre tra­vail d’écrivains et de
rédacteurs. »

Le
doc­teur Théo­dore Fran­ckel, de Paris, mon ancien condisciple,
venu à Zurich avec l’équipe de la Nou­velle
Cri­tique,
pos­sède le russe à fond et traduisait
phrase par phrase du fran­çais en russe ou du russe en français
les inter­ven­tions de cha­cun. L’un des Russes, M. Anis­si­mov je
crois, entre­prit donc de répondre à Silone. Il
s’étendit d’abord sur les quelques ques­tions antérieures
à celle que j’ai rap­por­tée, puis, en venant à
celle ci : « Pour ce qui a trait aux
consé­quences du XXe Congrès du Par­ti com­mu­niste de
l’US, dit il, il est assez dif­fi­cile de vous les expliquer,
car je ne pense pas que vous vous repré­sen­tiez exac­te­ment ce
qu’est, par exemple un pays comme la Sibérie… »
Assis à côté de Silone, je lui glis­sai dans
l’oreille : « Que va t il chercher ? »
– et comme un peu plus tard, à Paris, je racon­tais la chose
devant Camus, notre ami eut ce mot : « Ça a dû
jeter un froid. » Cepen­dant, M. Anis­si­mov conti­nuait, nous
expo­sant que le Congrès en ques­tion ayant décidé
la colo­ni­sa­tion intense de ladite Sibé­rie, beau­coup de jeunes
y étaient par­tis comme volon­taires (sic) et que sa
rédac­tion comp­tant beau­coup de jeunes, l’un des résultats
du XXe Congrès quant à son tra­vail avait été
qu’il avait dû venir sans aucun d’entre eux à notre
rencontre.

Nous
com­men­cions à nous regar­der les uns les autres, un tout petit
peu sur­pris. C’est alors que Théo­dore Fran­ckel, touchant
dou­ce­ment le bras de l’orateur, lui fit remar­quer que l’intention
de Silone était de s’informer des consé­quences, non
pas des déci­sions éco­no­miques d’un congrès,
mais de la désta­li­ni­sa­tion. Sur quoi M. Anis­si­mov, soutenu
d’ailleurs aus­si­tôt par ses deux com­pa­triotes, nous fit
connaître l’impossibilité où il se trou­vait de
répondre, vu que le mot de « déstalinisation »,
en russe, n’existe pas.

Si
les pré­sentes lignes étaient des­ti­nées au Canard
enchaî­né,
je pour­rais me conten­ter d’écrire
ici : « C’est tout. »

Et
fina­le­ment, pour­quoi écrire autre chose ? Car si, mieux
habi­tués que nous à ces byzan­ti­nismes, nos amis
polo­nais et you­go­slaves firent aus­si­tôt remar­quer : « Vous
ne dites pas « désta­li­ni­sa­tion » ? Soit !
Par­lons alors de l’« abo­li­tion du culte de la
per­son­na­li­té » ; si même, paraît il,
une un peu meilleure pos­si­bi­li­té de dia­logue inter­vint à
la der­nière séance (je n’y assis­tai pas, occupé
que j’étais à dic­ter dans une salle voi­sine les
ques­tions, demeu­rées sans réponse, de Silone),
l’incident « phi­lo­lo­gique » – nos
inter­lo­cu­teurs russes employèrent eux mêmes
l’épithète – porte en soi toute sa signification
ubuesque, sur laquelle les mal­heu­reux étu­diants de Russie
actuel­le­ment défé­rés aux nou­veaux tribunaux
admi­nis­tra­tifs créés à seule fin de les châtier
(voire sous forme de dépor­ta­tions) pour amour excessif
d’« idées étran­gères à leur
patrie », pour­raient nous don­ner des commentaires
autre­ment sub­stan­tiels que ne sau­raient être les nôtres.

J.
P. S.

La Presse Anarchiste