La Presse Anarchiste

Questions sans réponses

[(

Ces
« Ques­tions sans répons­es » de Silone
aux écrivains russ­es qu’il a approchés à
Zurich à la fin du mois de sep­tem­bre lors d’une rencontre
entre directeurs et col­lab­o­ra­teurs de divers­es revues des deux côtés
du « rideau de fer »
ren­con­tre dont
Mau­rice Nadeau a ren­du compte dans « les Lettres
nou­velles » de novem­bre, mais sur laque­lle nous ne croyons
pas inutile, y ayant assisté nous même, de revenir
briève­ment un peu plus loin
ont déjà
été pub­liées par la même revue parisienne.
Seule­ment, il paraît plus que prob­a­ble que Nadeau, en les
présen­tant séparé­ment et comme isolées
dans le numéro suiv­ant de sa revue (décem­bre), sans
donc immé­di­ate­ment les situer dans le con­texte des entretiens
d’alors, n’a pas, soit par souci exces­sif d’objectivité
au sens strict, soit aus­si dans le désir de ne pas gâcher
les pos­si­bil­ités d’échanges que sa bonne volonté
lui fai­sait sans doute encore espér­er, n’a pas fourni au
lecteur le moyen de juger en toute con­nais­sance de cause de la
sig­ni­fi­ca­tion du silence qui les a suiv­ies. C’est pourquoi nous
avons décidé de les repro­duire à notre tour,
mais en les accom­pa­g­nant des com­men­taires résolument
explicites dont les a entourées Silone dans sa pro­pre revue,
« Tem­po pre­sente »
(novem­bre 1956).

)]

Je
lis dans le numéro de novem­bre des Let­tres nou­velles un
compte ren­du très fidèle et bien­veil­lant de la
ren­con­tre qui a eu lieu à Zurich à la fin de septembre,
entre les rédac­teurs de sept revues de divers pays de l’Est
et de l’Ouest, et à laque­lle Chiaromonte, Sam­son et moi même
avons par­ticipé pour Tem­po presente.

À
cette réu­nion, qui avait un car­ac­tère privé,
assistèrent une ving­taine d’écrivains, dont trois
Russ­es : Ivan Anis­si­mov et Alexan­dre Tchi­akovs­ki pour
l’Inos­tran­nia lit­er­atu­ra et Vadim Koyevnikov pour Znamya.
Bien que deux mois à peine se soient écoulés
depuis ladite ren­con­tre, celle ci nous paraît bien
loin­taine, peut être parce que, entre-temps, il y a eu les
événe­ments de Pologne et de Hon­grie. Nous renverrons
donc aux Let­tres nou­velles les lecteurs qui pour­raient être
désireux d’en être mieux informés.

En
ce qui le con­cerne, Mau­rice Nadeau, directeur de cette revue, conclut
son compte ren­du sur une note de franc opti­misme. « Je le
dis tout net écrit il – pour moi, cette ren­con­tre est
un suc­cès. » Mais tout de suite après, il
ajoute loyale­ment. « Je ne suis pas sûr qu’Ignazio
Silone soit aus­si sat­is­fait des résul­tats de la conférence. »
Et il en explique la rai­son : « Je sais qu’il
visait un autre but : celui de faire par­ler les Soviétiques
en tant qu’individus libérés d’une ter­reur récente,
celui de les faire se décou­vrir en tant qu’intellectuels et
en tant qu’hommes. Ses inter­ven­tions étaient autant d’appels
au non-con­formisme, à l’autodétermination, à
la sauve­g­arde des droits de l’intelligence et aus­si, je crois
qu’ils (les Russ­es) l’ont sen­ti, à la fraternité
pour une lutte qui à l’Est comme à l’Ouest nous est
commune. »

En
peu de mots, et avec une cour­toisie éminem­ment française,
Nadeau a dit l’essentiel. La ren­con­tre de Zurich a renforcé
en moi l’impression que m’avait déjà laissée
les écrivais russ­es qu’il m’avait été donné
de ren­con­tr­er aupar­a­vant à Venise : l’appareil culturel
russe est encore, dans sa majeure part, stal­in­ien et même
jdanovien. Et il n’est que trop vrai que, dans les rencontres
inter­na­tionales, ne se présen­tent infail­li­ble­ment à
nous que les hommes de l’appareil. Ce que moi même,
lorsque je les ren­con­tre par hasard, ai envie de dire à de
tels cham­pi­ons de la cen­sure et de la per­sé­cu­tion de leurs
col­lègues non con­formistes, le lecteur n’aura point de
peine à l’imaginer ; tan­dis que même en lisant le
compte ren­du des Let­tres nou­velles, sa curiosité
restera insat­is­faite quant à la ques­tion de savoir ce que me
répon­dent les fonc­tion­naires russes.

Les
bureau­crates de la cul­ture russe, il faut le recon­naître, ont
une fac­ulté d’encaisser qui dépasse l’imagination.
Par­ler avec eux, c’est comme de con­vers­er avec des sourds. Si, à
Zurich, au cours de la dernière séance, Ivan Anissimov
nous a lu une brève déc­la­ra­tion où se trouvait
quelque allu­sion au XXe Con­grès du PCUS, le mérite en
revient aux écrivains yougoslaves et polon­ais présents
à la ren­con­tre, et qui ne fai­saient point mys­tère de
leurs pro­pres sen­ti­ments antistaliniens.

« On
ne peut pas dire – observe encore Nadeau – qu’Anissimov ait
répon­du avec pré­ci­sion aux ques­tions posées…
par Silone, mais tout le monde a été sen­si­ble à
sa bonne volon­té. Silone lui fait accepter le principe de
répon­dre à des ques­tions écrites sur lesquelles
il aura tout loisir de réfléchir. Il est con­venu que
ces ques­tions et répons­es paraîtront simultanément
dans Tem­po pre­sente et dans les Let­tres nouvelles
[[Prévoy­ant – ce qui est arrivé –
que ses ques­tions resteraient sans réponse, Silone
m’avait prié de faire en sorte qu’elles parussent en tout
cas dans Témoins. Il est tout à l’honneur de
Nadeau d’avoir, lui aus­si (Let­tres nou­velles de décem­bre),
pub­lié cet inter­roga­toire resté « en
blanc ».
]].

Le
28 sep­tem­bre, je fis donc par­venir aux col­lègues russ­es le
ques­tion­naire promis précédé d’un bref
préambule :

«
 Je suis heureux de prof­iter de cette ren­con­tre avec vous pour
élu­cider cer­taines ques­tions sur votre pays, au sujet
desquelles, à l’étranger, on est mal renseigné,
avec retard et de façon con­tra­dic­toire. Je prie mes
inter­locu­teurs de n’attribuer à mes ques­tions aucune
inten­tion malveil­lante ni aucune arrière-pen­sée. Je
puis les assur­er que les espoirs sus­cités chez nous par le
tour­nant poli­tique russe du dernier semes­tre sont encore très
vifs et, comme écrivain, je suis particulièrement
désireux d’apprendre quelles réper­cus­sions cet
événe­ment poli­tique a eues sur la vie cul­turelle russe
en général et sur le tra­vail des artistes et des
écrivains. Il va sans dire que je suis à la disposition
de mes col­lègues russ­es pour tous ren­seigne­ments et
éclair­cisse­ments qu’ils pour­raient souhaiter recevoir de ma
part sur la vie cul­turelle de mon pro­pre pays.

Pre­mière
ques­tion.
Le grand écrivain russe Mikhaïl Cholokov,
dans son dis­cours du XXe Con­grès du PCUS, a affir­mé que
la lit­téra­ture russe des dernières décennies
avait été une « lit­téra­ture d’âmes
mortes », en rai­son des direc­tives imposées par
l’État aux créa­teurs. Est ce que les directives
ont changé ? Et en quel sens ? Y a t il
même tou­jours des directives ?

2e
ques­tion
. Quelles expres­sions lit­téraires ou artis­tiques a
déjà trou­vées dans vos péri­odiques ou
autres pub­li­ca­tions lit­téraires de votre pays ce qui a été
offi­cielle­ment dénon­cé comme « abus du culte
de la per­son­nal­ité et vio­la­tion de la légalité
socialiste » ?

3e
ques­tion.
Dans le cli­mat de ce que l’on a appelé le
« dégel » et sous le signe de la
libéra­tion du tra­vail intel­lectuel, n’estimez vous pas
que le moment soit venu de faire con­naître à votre
pub­lic, en plus des pam­phlets anti­améri­cains et des récits
con­ven­tion­nels de cer­tains écrivains d’Occident, également
des œuvres de la gauche indépendante ?

4e
ques­tion.
En atten­dant que les his­to­riens et les romanciers
russ­es aient eu le temps de décrire ce qui, officiellement,
est recon­nu chez vous comme vérités objec­tives du passé
récent, ne croyez vous pas qu’il serait utile de faire
con­naître à vos lecteurs les ouvrages étrangers
d’hommes de bonne foi qui ont déjà fait toute une
par­tie de ce tra­vail ? Je songe en par­ti­c­uli­er aux ouvrages
suiv­ants : Alexan­dre Weiss­berg : l’Accusé ;
Joseph
Czap­s­ki : la Terre inhu­maine ; Gus­tave
Her­ling : A World apart ; Eli­nor Lip­per : Onze
ans dans les bagnes de Sibérie.
Si vous ne
con­nais­sez pas ces livres, désirez vous que je demande
aux édi­teurs de vous les faire parvenir ?

5e
ques­tion.
En Hon­grie, en Pologne et en Yougoslavie les
change­ments sur­venus chez vous au cours de ces derniers mois ont été
salués avec grande fran­chise égale­ment dans les milieux
lit­téraires et artis­tiques ; est ce que ces
réac­tions ont été portées à la
con­nais­sance des intel­lectuels russes ? »

Per­son­ne,
pen­sé je, ne pour­ra me reprocher d’avoir posé
aux trois Russ­es des ques­tions abstruses et difficilement
intel­li­gi­bles. Cepen­dant, s’il me faut être sincère,
je dirai tout de suite que je n’ai pas été sur­pris de
ne point recevoir immé­di­ate­ment des répons­es aussi
claires. Vu que la Suisse cap­i­tal­iste a beau­coup d’attraits, nos
col­lègues russ­es, même après notre départ,
y restèrent encore une semaine, et ce n’est que le 5
octo­bre, deux heures avant de repren­dre l’avion vers la « patrie
du social­isme », qu’Ivan Anis­si­mov m’écrivit à
Rome une let­tre en car­ac­tères cyrilliques pour me remerci­er de
mon aimable ques­tionnaire et me renou­vel­er sa promesse d’y
répon­dre, mais en ajoutant que, par manque absolu du temps
néces­saire, il le ferait de Moscou. Naturelle­ment, ce qu’il
voulait, c’était pren­dre ses pré­cau­tions en
soumet­tant les ques­tions à Messieurs ses supérieurs.

La
réponse n’est jamais arrivée. Mais, sérieusement,
qu’importe ? Il est aus­si des silences élo­quents. Le
silence, dans le cas présent, n’est pas de MM. Anissimov,
Tchi­akovs­ki et Koyevnikov : le silence est de Moscou.

Si
je devais deman­der aujourd’hui une inter­view à des écrivains
russ­es, il serait tout à fait naturel et inévitable
d’ajouter à celles que l’on vient de lire une question
sup­plé­men­taire : Que pensez vous des massacres
d’intellectuels et d’ouvriers hon­grois perpétrés
par votre armée ?

Ignazio
Silone


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