La Presse Anarchiste

Réponse à un appel

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L’un
des der­niers appels des intel­lec­tuels hon­grois s’adressait
nom­mé­ment à quelques uns des plus grands
repré­sen­tants de la pen­sée occi­den­tale, dont Albert
Camus ; c’est sa réponse à cet appel que nous
repro­dui­sons ici :

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La
presse, et Franc Tireur, ont publié hier le
bou­le­ver­sant appel lan­cé avant hier par les écrivains
hon­grois aux intel­lec­tuels occi­den­taux. Puisque j’y suis nommément
dési­gné, et bien que je n’aie jamais mieux senti
qu’en ces jours funèbres notre tra­gique impuis­sance, je me
sens obli­gé d’y répondre personnellement.

Nos
frères de Hon­grie, iso­lés dans une for­te­resse de mort,
ignorent cer­tainement l’immense élan d’indignation
qui a fait l’unanimité des écri­vains français.
Mais ils ont rai­son de pen­ser que les paroles ne suf­fisent pas et
qu’il est déri­soire d’élever seule­ment de vaines
lamen­ta­tions autour de la Hon­grie cru­ci­fiée. La vérité
est que la socié­té inter­na­tio­nale tout entière
qui, après des années de retard, a trouvé
sou­dain la force d’intervenir dans le Moyen Orient, laisse au
contraire assas­si­ner la Hon­grie. Déjà, il y a vingt
ans, nous avons lais­sé écra­ser la République
espa­gnole par les troupes et les armes d’une dic­ta­ture étrangère.
Ce beau cou­rage a trou­vé sa récom­pense : la Deuxième
Guerre mon­diale. La fai­blesse des Nations unies, et leurs divisions,
nous amène peu à peu à la troi­sième, qui
frappe déjà à nos portes. Elle frappe et elle
entre­ra si, par­tout dans le monde, la loi inter­na­tio­nale ne s’impose
pas pour la pro­tec­tion des peuples et des individus.

C’est
pour­quoi, plu­tôt que de lais­ser libre cours aux sen­ti­ments de
révolte, d’affreuse tris­tesse et de honte qui nous
étreignent devant les appels désespérés
de nos frères hon­grois, je crois préférable
d’inviter tous ceux qui étaient nom­més dans l’appel
du 7 novembre à une démarche posi­tive auprès des
Nations unies. Voi­ci le texte que je leur pro­pose, qui définira
en même temps notre exi­gence et nos responsabilités :

« Les
écri­vains euro­péens dont les noms suivent demandent que
l’Assemblée géné­rale exa­mine sans désemparer
le géno­cide dont est vic­time la nation hon­groise. Ils
demandent que chaque nation prenne à cette occa­sion ses
res­pon­sa­bi­li­tés, qui seront enre­gis­trées, pour voter
sur le retrait immé­diat des troupes sovié­tiques, leur
rem­pla­ce­ment par la force de contrôle inter­na­tio­nale désormais
à la dis­po­si­tion des Nations unies, la libé­ra­tion des
déte­nus et des dépor­tés et l’organisation
consé­cu­tive d’une consul­ta­tion libre du peuple hon­grois. Ces
mesures sont les seules qui puissent assu­rer la paix juste dont sont
avides tous les peuples, y com­pris le peuple russe.

« Dans
le cas où les Nations unies recu­le­raient devant leur devoir,
les signa­taires s’engagent non seule­ment à boycotter
l’organisation des Nations unies et ses orga­nismes cultu­rels, mais
encore à dénon­cer en toutes occa­sions devant l’opinion
publique sa carence et sa démission.

« Les
signa­taires prient M. le Secré­taire géné­ral de
se faire leur inter­prète auprès des Nations unies pour
les assu­rer que leur appel n’est pas ins­pi­ré par un
quel­conque et, d’ailleurs, assez vain esprit de chan­tage, mais par
la conscience dou­lou­reuse de leurs propres res­pon­sa­bi­li­tés, et
par leur révolte angois­sée devant le mar­tyre d’un
peuple héroïque et libre. »

Je
sou­haite que ce texte soit signé par tous les des­ti­na­taires de
l’appel des écri­vains hon­grois. Mais chaque écrivain
d’Europe peut aujourd’hui, par­tout où il se trouve,
grou­per les signa­tures d’autant d’intellectuels qu’il se pourra
et télé­gra­phier ce texte au secré­ta­riat des
Nations unies. C’est là, je le dis à notre honte,
tout ce que nous pou­vons faire pour répondre à nos
frères mas­sa­crés, pour que cesse enfin cette boucherie,
et pour mani­fes­ter à la face du monde qu’à côté
de nos gou­ver­ne­ments faibles ou cruels, par des­sus le rideau des
dic­ta­tures, mal­gré la faillite dra­ma­tique des mou­ve­ments et
des idéaux tra­di­tion­nels de la gauche, la véritable
Europe existe unie dans la jus­tice et la liber­té, face à
toutes les tyran­nies. Les com­bat­tants hon­grois meurent en masse
aujourd’hui pour cette Europe. Pour que leur sacri­fice ne soit pas
vain, nous, dont les voix pour un temps encore sont libres, devons
lui mani­fes­ter, jour après jour, notre fidélité
et notre foi et relayer, aus­si loin que nous le pour­rons, l’appel
de Budapest.

Albert
Camus

[(

Si
je n’eusse certes vou­lu décou­ra­ger nul d’entre ceux qui
auraient dési­ré se joindre à cet émouvant
appel, je dois à la véri­té d’ajouter que,
per­son­nel­le­ment, je n’ai pas cru pou­voir le faire, ain­si que je
m’en suis expli­qué dans une lettre à notre ami. D’une
part, en effet, pour une inter­ven­tion auprès de l’ONU, il
fal­lait avant tout, m’a t il paru, ne ras­sem­bler que de
« grands noms » ; et en outre, si même
le mien avait été de ceux qui peuvent impres­sion­ner les
offi­ciels, je ne pense pas que j’eusse signé. Je sais, il
n’est
pas néces­saire d’espérer pour
entre­prendre, et l’admirable page de Camus se
garde de
don­ner des illu­sions sur nos pos­si­bi­li­tés per­son­nelles d’agir.
Mais je
n’ai pu me per­sua­der que le geste que notre ami
pro­pose ici faute de mieux
eût pu être de quelque
effi­ca­ci­té pour nos frères hon­grois, qui mieux que nous

sont payés pour savoir que l’on n’a besoin de personne
pour démon­trer une
fois de plus la triste impuissance
de l’Organisation des Nations Dés­unies.   S.

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