La Presse Anarchiste

Sous les yeux de l’Occident

Pour une
fois, un mou­ve­ment d’humeur de Lou­zon (« RP »
de novembre), qui contrai­re­ment à ce qu’on pour­rait croire
n’utilise pas tou­jours sa plume à tra­cer l’apologie de son
cher Nas­ser, Nas­ser le réfor­ma­teur, comme il dit, et, comme il
ne dit pas, le füh­rer de l’antisémitisme néo hitlérien,
aura pu ren­con­trer l’assentiment des gens sen­sés. Et c’est
lorsque devant le pul­lu­le­ment de pro­tes­ta­tions faciles en faveur (?)
des Hon­grois, « qui ont pous­sé en quelques heures
sur tous les points de France », il s’écrie :
« Assez d’ordres du jour ! » Oui, assez
de vaines paroles. Comme le dit Silone dans l’article qu’on aura
lu plus haut, tout cela relève plus de l’indignation et de
la fureur que du bon sens, et ce qu’il fau­drait, sans plus se
lais­ser aller aux cris ni aux larmes, c’est essayer de comprendre,
en com­men­çant par pas­ser sous silence tant de manifestations
verbales.

Et
pour­tant, ce n’en est pas moins tout le contraire à quoi je
crois devoir ici, en aus­si peu de mots que pos­sible, me résigner.
Non pas, on l’imaginera aisé­ment, pour une revue quasi
com­plète des pro­cla­ma­tions par quoi, faute d’agir,
l’Occident a ten­té, bien en vain espé­rons le, de
se refaire une bonne conscience, mais parce que quelques uns de
ces textes trop nom­breux peuvent du moins nous aider à
acqué­rir, en vue des temps loin­tains où il nous sera
peut être don­né de ne plus être que des
spec­ta­teurs, une cer­taine luci­di­té sur nous mêmes,
ne serait ce que sur bon nombre des erreurs où nous ne
sommes que trop enclins à tom­ber, comme sur quelques
com­men­ce­ments de véri­té dont on vou­drait croire que
nous sau­rons nous souvenir.

Dans
tous ces mani­festes – puisque c’est sur­tout, hélas !
de mani­festes qu’il s’agit – il y a eu, nous le savons tous, à
boire et à man­ger. Je ne ferai excep­tion que pour celui
dû à l’initiative de Suzanne Labin (Figa­ro
lit­té­raire
du 10 novembre), lequel, tout en condam­nant le
crime de l’intervention russe, à Buda­pest, se gar­da bien
d’en reje­ter la res­pon­sa­bi­li­té sur les masses aveuglées
par leur appa­reil ; et c’est bien pour­quoi ce texte est le
seul auquel j’ai cru de mon (très pla­to­nique) devoir de
don­ner mon adhé­sion. – Publiée à la même
date dans le même heb­do­ma­daire, la décla­ra­tion du
Congrès pour la liber­té de la culture, qui exerça
assu­ré­ment une grosse influence sur beau­coup d’intel­lectuels,
se dis­tingue au contraire par une regret­table faci­li­té à
se jeter à fond de train dans le bour­bier des erreurs les plus
fâcheuses. Ne fût ce que par la pro­cla­ma­tion du
refus de dis­cu­ter désor­mais les rai­sons d’un communiste.
Que voi­là bien l’un de ces réflexes totalitaires
à quoi peut conduire l’antitotalitarisme mal conçu.
Sans doute, le texte fut rédi­gé par le seul Denis de
Rou­ge­mont, esprit, en bien des domaines, tout à fait éminent,
mais qui a gar­dé de fortes traces (Rou­ge­mont, d’ailleurs, ne
pré­tend pas du tout le contraire) de sa for­ma­tion théologique
et patri­cienne, et s’il n’avait signé que pour lui même,
je n’en par­le­rais pas ; mais il faut déplo­rer que le
comi­té exé­cu­tif de l’organisation dont il est l’un
des diri­geants ne l’ait pas mis en garde. Cette orga­ni­sa­tion, qui
s’exprime, on le sait, par la revue Preuves, si souvent
remar­quable, n’a vrai­ment aucun inté­rêt à
don­ner prise aux malveil­lants qui font pro­fes­sion, les bons
apôtres, de l’accuser de fri­ser l’anticom­munisme
vul­gaire – soit dit autant par sou­ci du bon sens que par amitié
pour ceux qui ont pour tâche d’animer ce périodique
essen­tiel­le­ment international.

  *  *  *  *

Dans le
même numé­ro de la Révo­lu­tion prolétarienne,
ci des­sus cité (novembre 1956), Paul Bar­ton écrit :
« Tout le monde sait qu’entre la guerre totale et la
pas­si­vi­té totale, il y a un nombre consi­dé­rable de
moyens d’agir qui n’ont pas été utilisés. »
Et c’est sans doute par­mi ces « nom­breux moyens d’agir »
qu’il faut comp­ter le boy­cott des pro­duits soviétiques
pré­co­ni­sé par l’Union des syn­di­ca­listes (« RP »,
même numé­ro), sous le titre « Pour une action
ouvrière effi­cace contre le fas­cisme russe ». S’il
y a des silences élo­quents, il y a des mots qui ne le sont pas
moins. On parle d’action effi­cace pour se cacher le
sen­ti­ment, hélas trop jus­ti­fié, de l’inefficacité
de tout ce que l’on pou­vait entre­prendre qui ne fût pas la
guerre. Je ne veux pas dire qu’il fal­lait la faire – le Kremlin,
tout comme si long­temps Hit­ler, béné­fi­cie du fait que
ses adver­saires, avec tous leurs manques et tous leurs « péché »,
sont quand même des civi­li­sés. Mais il faut voir les
choses telle qu’elles sont, et si l’on ne peut ni ne veut faire
la guerre, ne pas cher­cher des ali­bis dans une illu­sion d’efficacité
qui ne trompe per­sonne, les Russes tous les pre­miers. Louis Mercier,
dans « la RP » de décembre, est
lon­gue­ment reve­nu sur cette idée du boy­cott, don­nant les
chiffres du com­merce exté­rieur de l’URSS. Comme si, dans une
éco­no­mie aus­si autar­cique que celle de l’empire soviétique,
ces tran­sac­tions comp­taient vrai­ment – et comme si, d’autre part,
à l’Ouest, les organes syn­di­caux et « socialistes »
char­gés d’envisager la mesure en ques­tion n’étaient
par nature condam­nés à renon­cer à y avoir
recours pour ne pas gêner la pros­pé­ri­té de leurs
pays res­pec­tifs. Exac­te­ment comme chaque fois qu’il s’est agi des
fabri­ca­tions de guerre. Mais même si nos mou­ve­ments ouvriers
avaient été capables de se haus­ser à la décision
du boy­cott, le seul résul­tat sen­sible n’eût été
qu’un tour de vis de plus au détri­ment, non point du
tsa­risme rouge, mais de ses serfs. Notre ami Gus­tave Stern, avec qui
je m’entretenais récem­ment de tout cela, a fini par convenir
qu’il s’agissait là, avant tout, de se don­ner bonne
conscience (en ce sens, nos mou­ve­ments ouvriers ressemblent
infi­ni­ment plus que ne l’imaginent Mer­cier et nos plus honnêtes
syn­di­ca­listes à cer­tains intel­lec­tuels), mais qu’au bout du
compte cela n’eût en rien aidé les Hon­grois. Or,
c’était le seul objec­tif qu’il valût la peine de
poursuivre.

Je ne
suis d’ailleurs pas tout à fait sûr que mon cher ami
Louis Mer­cier soit ici com­plè­te­ment à l’abri de vieux
réflexes ouvrié­ristes. Je sais, nous avons correspondu
à ce sujet, et il s’en défend mor­di­cus. Mais quand je
lis sous sa plume (« RP » de décembre) :
« … de la tra­gé­die hon­groise il ne res­te­rait rien
d’autre que des cris d’horreur, des indi­gna­tions, des doigts
ten­dus vers les res­pon­sables, des yeux brû­lés par les
larmes et des âmes dou­lou­reuses mais satis­faites, si le peuple
hon­grois ne conti­nuait, seul, sans intel­lec­tuels, ni Free Europe, ni
ONU à se battre », je n’en crois pas mes yeux.
Car vous avez bien lu : « sans intellectuels »
– alors que ce sont les intel­lec­tuels hon­grois qui, par une reprise
de contact avec les ouvriers et les pay­sans, dont Silone montre ici
qu’elle nous ramène aux plus beaux exemples de 48, ont été
à l’origine de l’insurrection. S’il y a une leçon
à tirer des évé­ne­ments de Hon­grie, et aus­si de
nos réac­tions devant eux, c’est bien de nous dire qu’aucune
véri­table libé­ra­tion ne sera pos­sible tant que nous
aurons ten­dance à nous faire des fétiches (comme les
mar­xistes) de cer­taines idéo­lo­gies, ou un fétiche
éga­le­ment (ce qui n’est pas moins idéo­lo­gique) du
peuple tra­vailleur en tant que tel.

  *  *  *

On a pu
regret­ter que les deux décla­ra­tions les plus marquantes
pro­vo­quées par les évé­ne­ments de Hon­grie nous
aient été trans­mises par une feuille du genre de
l’Express – je veux par­ler de l’interview de Sartre (9
novembre) et de celle de Silone (7 décembre).

Inutile
de nous étendre sur la pre­mière. En dépit de
l’extraordinaire talent de polé­miste qui, une fois de plus,
s’y fait jour, l’auteur a trop long­temps (moins, pen­sé je
avec Chia­ro­monte, par ido­lâ­trie de cer­taines « réussites »
his­to­riques que par une espèce de généreuse
folie) sou­te­nu, défen­du, embel­li tout ce qu’il savait bien
ne pou­voir l’être, pour que l’on ne demande pas encore, en
ce qui le concerne, à « voir venir »,
avant de pou­voir se dire un peu au clair sur ses pensées
véri­tables et, si le mot peut gar­der un sens lorsqu’il
s’agit de pareil vir­tuose en ratio­ci­na­tion, définitives.

Quant à
l’interview de Silone – mal­heu­reu­se­ment ter­ri­ble­ment handicapé
par le « fran­çais » dans lequel un
jour­na­liste trop pres­sé l’avait trans­crite il y a lieu de
pen­ser que la par­tie qui en aura le plus frap­pé les lecteurs
est la magis­trale mise en boîte, si utile à méditer
pour tant d’intellectuels fran­çais, des fameuses
iden­ti­fi­ca­tions de Sartre (classe ouvrière = par­ti communiste,
par­ti com­mu­niste = mou­ve­ment de l’histoire, etc.), justement
qua­li­fiées de véri­table bal­let des identiques.

Là,
tou­te­fois, où les nuances m’ont paru particulièrement
faus­sées dans la trans­crip­tion que nous avons pu lire, c’est,
entre autres, dans le pas­sage qui attri­buait à Silone, en des
termes qui ne cadrent pas bien avec l’estime affligée –
dont il ne s’est jamais dépar­ti envers notre phi­lo­sophe et «
 bour­geois pro­lé­taire », un juge­ment qui ne laisse
point d’appeler la sur­prise. Sartre avait insis­té sur
l’idiotie poli­tique (je ne sais plus s’il employait exac­te­ment le
mot, mais le sens y était) de la façon dont
Khroucht­chev avait, dans son rap­port, lan­cé la fameuse
soi disant désta­li­ni­sa­tion. Or, à en croire du
moins l’Express, Silone aurait vu là, chez Sartre, je
ne sais quel désir de don­ner aux hié­rarques du Kremlin
des leçons de des­po­tisme éclai­ré. Rien, à
mon avis, n’est plus loin de l’intention sar­trienne. Certes, on
admi­re­ra davan­tage ce que, dans son beau livre, Idéo­lo­gies
et Réa­li­tés,
Jeanne Hersch a écrit du côté
le plus effa­rant, le plus cau­che­mar­desque de la prétendue
désta­li­ni­sa­tion cet air qu’elle vou­drait se don­ner de
n’avoir l’air de rien : « On a été
pen­dant trente ans les com­plices d’un Bor­gia à la énième
puis­sance, mais main­te­nant qu’il a cas­sé sa pipe, tout,
Madame la mar­quise, ira le mieux du monde, à tel point que
nous mêmes on est déjà des innocents. »
En véri­té les joyeux butors du Krem­lin (Rou­ge­mont
dixit) ont réus­si ce tour de force de rendre l’aveu du crime
plus effa­rant encore que le crime même. Pareille inconscience
dans le cynisme a quelque chose de lit­té­ra­le­ment insane ;
mais, pré­ci­sé­ment, c’est à cette insanité
fon­da­men­tale (qui tra­hit, il faut l’espérer, un désarroi
pro­met­teur, enfin ! de chan­ge­ments réels) que, sans se
pla­cer comme Jeanne Hersch sur le plan moral, me parais­sait songer
Sartre quand il dénon­çait l’idiotie de la
« manœuvre ». Et l’on ne peut guère
lui repro­cher, à mon avis, une consta­ta­tion d’une telle
évidence.

Mais
c’est trop nous étendre sur son cas.

Les
décla­ra­tions de Silone com­portent une par­tie autrement
impor­tante, sur laquelle il convient de particulièrement
insis­ter, tant il s’en dégage une leçon qui, mieux
que tout ce qu’on a dit ou écrit, peut nous aider à
ne pas nous lais­ser aveu­gler par nos pas­sions, même les plus
légi­times, à ne pas nous mettre – c’est le danger
qui menace en ce moment beau­coup de gens – à man­ger du
com­mu­niste comme d’autres mangent du curé :

« Je
ne par­tage… pas, dit Silone, la naï­ve­té de cer­tains de
mes amis qui pensent que l’écrasement de la révolution
hon­groise par les tanks russes signi­fie l’épreuve
suprême de toute bonne foi et le der­nier par­tage des bons et
des méchants. Mal­heu­reu­se­ment, nous ne pou­vons pas projeter
notre émo­tion à l’intérieur des autres. Les
évé­ne­ments ne sont pas les mêmes pour tout le
monde. Com­bien de fois (après les grands pro­cès de
1936, après le pacte Rib­ben­trop-Molo­tov, etc.) j’avais
espé­ré de même et j’ai tou­jours atten­du en
vain. Il faut recon­naître qu’il n’existe pas une expérience
ultime pour tous.

« Les
consciences ne sont pas syn­chro­ni­sées avec les monstres des
car­re­fours. Et ce serait trop rape­tis­ser le débat que d’en
faire un pro­blème de conve­nances : faut il ou non
ser­rer encore cer­taines mains ? Les fas­cistes avaient la
res­source du bras levé, les com­mu­nistes du poing serré.
La seule ques­tion sérieuse, à mon avis, est autre. Pas
de rup­ture avec les sta­li­niens de bonne foi. Nous avons des devoirs
envers eux. Mais lais­sez moi m’expliquer : lorsque je dis
« sta­li­niens de bonne foi », je pense, en
pre­mier lieu, sur­tout depuis quelque temps, aux jeunes Russes et à
ceux des pays satellites. »

J. P. S.

La Presse Anarchiste