[(
On
a lu plus haut, comme on aura pu lire aussi dans Preuves et
dans l’édition française de la Gazette littéraire
de Budapest, quelques unes des non moins nombreuses
que belles traductions par lesquelles André Prudhommeaux a
réussi à transmettre un reflet, que l’on devine
authentique, de tant d’œuvres de la poésie
hongroise. Certes, cette poésie des poètes de Hongrie
est si peu atteinte de l’anémie dont souffre la nôtre,
elle est si naturellement dans la vie, qu’elle semble facilement
faire mentir l’axiome selon lequel la traduction des vers
serait, spécialement en français, chose vouée à
l’échec ; en particulier, l’œuvre d’Attila Jozsef
est à tel point de plain pied avec tout l’homme que
l’anthologie qu’en a donnée Seghers (Hommage à
Attila Jozsef par les poètes français, 1955), composée
de traductions dues à de nombreuses plumes ne déçoit
presque jamais. (On a même la bonne surprise de s’apercevoir
que Tzara traducteur a un sens de la poésie dont son œuvre
personnelle eût souvent pu faire douter.) Mais dans le cas
Jozsef Prudhommeaux, il y a quelque chose de plus, que les amis
hongrois du second ont bien senti lorsque, à Genève,
ils découvrirent la fidélité en profondeur des
transcriptions françaises réalisées par notre
ami. (Prudhommeaux a traduit une grande part de l’œuvre
d’Attila Jozsef ; malheureusement, le manuscrit du recueil
alors prévu pour feu les Éditions du Continent
semble s’être partiellement égaré ; et
l’un des vœux les plus chers de Témoins serait de
pouvoir, les cieux aidant, éditer un jour en volume ce qui
s’en pourra retrouver.) Ce quelque chose de plus, c’est une
frappante, une étonnante convergence ou, si l’on veut,
congénialité entre le poète et son interprète.
Au début d’une remarquable « Présentation
de Jozsef Attila » donnée à Présence
(Genève, 1946), André Prudhommeaux s’en est
lui même pertinemment expliqué dans ces quelques
ligues que nous nous faisons une joie de reproduire :
)]
« Le
don de poésie appartient à la plupart des enfants, et
reste le trésor caché de beaucoup d’hommes.
(De tous, s’il faut en croire le Manifeste du surréalisme.)
D’autre part, le don d’expression poétique, ou
d’imagination verbale, est plus largement répandu
qu’on ne pense ; preuve en est l’incessante floraison
de métaphores et de dictons qui caractérise l’argot
des milieux et des métiers. La coexistence des deux facultés,
celle de sentir et celle d’exprimer, doit nécessairement
être plus fréquente que leur séparation. Et l’on
est amené à supposer que les poètes se
rencontrent par milliers, au moins chez les peuples que la « vie
moderne » n’a pas entièrement mécanisés.
D’où vient donc ce caractère toujours exceptionnel,
infiniment rare et quasi miraculeux, que revêtent l’existence
du véritable poète et, dans cette existence, la
création du poème digne de ce nom ?
Tout
se passe comme si l’imagination poétique dans le domaine du
sentiment et dans celui de la parole – loin
d’être tout naturellement en rapport dans un acte unique
d’invention et d’expression restaient normalement séparés
par un abîme. Construire un pont sur cet abîme est
l’ouvrage de l’homme assez audacieux pour avoir fait ce pacte
avec le diable, sans lequel il n’existe pas de poème.
Chacun
sait que Baudelaire rencontra chez Poe, toutes faites, des choses
qu’il avait rêvé d’écrire. Il n’avait pu
construire lui même le pont entre l’idée et son
expression. Et pourtant c’était un grand magicien que
Charles Baudelaire, et un grand architecte. Il y a joie à
découvrir un frère spirituel qui a travaillé
pour nous, à retrouver par lui accès à une
province sans route de notre esprit, et aussi à collaborer à
l’œuvre même de ce génie intercesseur, en la
traduisant : en projetant sur les vestiges de l’aventure
poétique l’image du pont idéal déjà
réalisé par le poète sur un gouffre… tout
pareil à celui qu’il nous faut franchir à notre tour.
S’il
est vrai, du lecteur, qu’il n’emprunte point de pont qui ne mène
à lui même, on peut aussi bien dire du traducteur
qu’il est un poète incomplet se réalisant dans
l’œuvre médiatrice. Cette collaboration n’exclut pas le
mystère et la distance, pourvu que – sous leur
voile – soit devinée et reconstruite une identité de
substance humaine.
Mon
seul titre à présenter ici, transposé en poésie
française, le poète prolétaire de Budapest, mort
il y a huit ans, dont je n’ai jamais serré la main de chair
et d’os, dont je n’ai jamais vu la terre natale, et dont je ne
parle pas la langue – mon seul titre, dis je, se borne à
ceci, que je crois avoir voulu et compris ses poèmes et sa
figure d’homme avant de les rencontrer dans la parole et les
yeux enthousiastes d’un interprète, le jeune dramaturge
Miklos Hubay. Il faut, pour rendre effective une rencontre de ce
genre, une certaine communauté de tempérament, de
caractère, d’éprouvement et d’idées, la
contagion de certaines fièvres cérébrales, de
certaines misères et de certaines faims. Est ce parce que
nous avons, Attila et moi, des souvenirs communs, répondant
aux mêmes années de la vie et aux mêmes années
du siècle, que j’ai tant de fois trouvé dans ses vers
un poème français tout fait, scandé et rimé
comme à merveille, et dont le ton me paraissait d’avance
familier, le langage convenu, le sens chargé de signes
d’intelligence ?
Celui‑là seul lira mon vers
Et ne le lira pas en vain
Qui déjà me connaît et m’aime
Qui lui aussi navigue vers
Le néant ainsi qu’un devin
De ce lendemain de lui‑même.
Car dans mes vers aussi je vois
Et dans mes rêves m’apparaît
La forme heureuse du silence
Et mon cœur s’attarde parfois
Aux gazelles de la forêt
Et à la présence du tigre.Celui‑là seul lira mon vers
Et ne le lira pas en vain
Qui déjà me connaît et m’aime
Qui lui aussi navigue vers
Le néant ainsi qu’un devin
De ce lendemain de lui‑même.
Car dans mes vers aussi je vois
Et dans mes rêves m’apparaît
La forme heureuse du silence
Et mon cœur s’attarde parfois
Aux gazelles de la forêt
Et à la présence du tigre.