La Presse Anarchiste

Témoins intemporels

[(

L’Européen
let­tré fran­çais, s’il connaît le nom d’Imre
Madách (1823 – 1864) par son œuvre La Tra­gé­die
de l’Homme,
ignore en géné­ral l’ensemble
de ses ouvrages poli­tiques et his­to­riques. Cer­tains extraits en ont
paru dans la Nou­velle Revue de Hon­grie (juillet 1944)
publiée à Genève en pleine guerre.

Madách
écri­vit les notes qui suivent après la défaite
de la guerre de l’indépendance hon­groise (lui même
avait été condam­né à deux ans de prison
pour avoir caché chez lui un réfu­gié politique).
Elles ont pour thème les pers­pec­tives de la nor­ma­li­sa­tion
et du retrait des troupes russes de Hon­grie – en 1850.
Tout rap­pro­che­ment avec la poli­tique du gou­ver­ne­ment Kadar ne saurait
donc être que le résul­tat d’une simple coïncidence.

)]

« L’introduction
du jury et de la presse libre dans une auto­cra­tie, nous dit
Rot­tek,
amè­ne­rait bien­tôt l’effondrement du
régime. Ces réformes sont donc impos­sibles dans l’ordre
des choses actuelles. »

« Mais
qui donc parle ici d’autocratie ? »
, pour­raient
deman­der les zélés de la paci­fi­ca­tion, les
enthou­siastes de la quié­tude. N’entend on pas van­ter un
peu par­tout la nou­velle Consti­tu­tion
même là
où les baïon­nettes sont à l’œuvre
et
la Liber­té, même à l’instant où l’on
ferme les menottes ? Car, dit on, ce qui se passe
main­te­nant n’est qu’une espèce d’apéritif, à
base de caviar russe, pour pré­pa­rer l’appétit au
magni­fique ban­quet de l’indépendance !

Moi
aus­si, je pré­fé­re­rais dire avec Ter­tul­lien
« cre­do
quia absur­dum », mais il me faut penser,
invo­lon­tai­re­ment, à la logique impla­cable des prin­cipes qui,
une fois posés, s’envolent vers leur but, comme autant de
flèches, sans qu’on puisse les arrêter.

La
« Macht­voll­kom­men­heit » res­semble à
une for­te­resse entou­rée de maré­cages : on n’y
peut arri­ver que sali de boue san­glante, soit que l’on prenne son
départ en bot­tines laquées ou en grosses bottes, et
qu’on s’approche par sauts de bouc, ou en ser­pen­tant à
plat ventre par des pistes compliquées.

Le
pre­mier crime de l’homme poli­tique contre la liberté
popu­laire res­semble au pre­mier vol. Bien des car­rières de bon
augure com­mencent ain­si, pour finir par des forêts de potences.
Quand la chute de neige com­mence, pure et enjouée, sa route
vers l’abîme, la neige ne sait pas
elle en serait
hor­ri­fiée
com­bien de souillures, combien
d’atrocités la sali­ront jusqu’à ce qu’elle arrive
au fond de la vallée.

Pour­quoi
nous éton­ner quand des hommes poli­tiques essayent d’éloigner
de leur ouïe la parole libre, crai­gnant d’y reconnaître
le cri de leur conscience ? Rap­pe­lons nous le tzar Paul qui
défen­dit par oukase de par­ler de tête chauve et de nez
camard
sous peine d’être fouet­té à
mort. On res­pec­ta l’oukase, mais le tzar res­ta tout de même
chauve et camard.

Com­ment
deman­der à nos maîtres une allure plus libre de la
presse, quand nous savons que c’est l’implacable des­tin même
qui les force à retour­ner, tou­jours de nou­veau, à
l’absolutisme le plus rigide ?
Non, ils aiment trop
se plaire dans leur atti­tude de res­pect de l’orthodoxie, et ils se
rap­pel­le­ront tou­jours que le pro­phète Élie fit déchirer
par l’ours qua­rante deux enfants qui s’étaient moqués
de sa calvitie.

Com­ment
pour­raient ils agir d’autre façon ? Ils feront
taire tout le monde, comme ils ont déjà commencé,
de façon plu­tôt enfan­tine en muti­lant les textes des
réso­lu­tions et des vœux et les pro­grammes adop­tés far
les conseils départementaux.

Croient ils,
ces Mes­sieurs, que l’esprit des réso­lu­tions départementales,
cet esprit qu’ils trouvent si redou­table, soit res­treint à
ces demi-feuilles de papier, et que, en brû­lant quelques
phrases écrites ou en arrê­tant leurs auteurs, l’on
puisse détruire le sen­ti­ment patrio­tique, l’idée
vivante, qui habite des cen­taines de mil­liers de cœurs et qui n’a
retrou­vé qu’une faible expres­sion dans ces programmes ?
Ne connaissent-ils pas l’histoire, pour qu’ils ne sachent pas que
le bûcher de Jean Huss ne ser­vit pas de cime­tière, mais
de nou­vel argu­ment à la réfor­ma­tion ? Que la terre
ne s’arrêta pas, mal­gré l’emprisonnement de
Galilée ?

Fut ce en vain,
pour ces mes­sieurs, que Tacite écri­vit, il y a presque deux
mil­lé­naires, ces phrases :

« 
ce fut peu de sévir contre les auteurs ; on n’épargna
même pas leurs ouvrages ; et la main des trium­virs brûla,
sur la place des Comices, dans le Forum, les monu­ments de ces
beaux génies. Sans doute la tyran­nie croyait que ces
flammes étouf­fe­raient tout ensemble et la voix du peuple
romain, et la liber­té du Sénat, et la conscience du
genre humain… afin que rien d’honnête ne s’offrît
plus à ses regards… Et si nos ancêtres connurent
quel­que­fois l’extrême liber­té, nous avons, nous, connu
l’extrême ser­vi­tude, alors que les plus simples entretiens
nous étaient inter­dits par un odieux espion­nage. Nous aurions
per­du la mémoire même avec la parole, s’il nous était
aus­si pos­sible d’oublier que de nous taire. »
[[Imre Madách cite le texte ori­gi­nal, dont nous repro­dui­sons ici la tra­duc­tion Bur­nouf (Tacite, Œuvres com­plètes, Agri­co­la, cha­pitre II, Librai­rie Hachette, 1872).]]

Et
quand, ain­si, ils réus­si­ront à faire taire tout le
monde, ils ne seront tou­jours pas contents, car les désirs
humains évo­luent de façon irré­pres­sible. Ils
deman­de­ront des paroles, et des paroles bien flat­teuses, pour
tran­quilli­ser leur conscience ; ils sui­vront l’exemple de ce
grand sei­gneur libyen Psa­phon qui, sou­hai­tant être comme un
Dieu, ensei­gna à d’innombrables oiseaux de répéter
« Psa­phon est un grand Dieu » et libéra
ces oiseaux ensuite pour qu’ils répandent sa gloire. Nos
sei­gneurs, eux aus­si, serinent déjà, dans la cage du
Reichs­rat, un grand oiseau pour qu’il répète
de sem­blables propos.

Jusqu’ici
tout a encore bien mar­ché, mais que va t‑il s’ensuivre ?

Les
nou­veaux maîtres seront ils satis­faits de leur gloire de
des­truc­tion, sans même pen­ser à recons­truire ? Ce
n’est que l’enthousiasme du poète, du héros
révo­lu­tion­naire, qui peut se conten­ter de dire : « Bâtir
est beau, détruire est sublime ». Détruire
ne suf­fi­ra jamais aux devoirs d’un homme d’État.

Peut être
s’acharneront ils à res­sus­ci­ter le Système ?
Qu’ils sachent pour­tant qu’il n’y a rien de plus dif­fi­cile que
de rendre la vie à une idée morte, et sur­tout dans la
poli­tique. De telles idées portent, sur leur front, d’ores
et déjà la marque du « non viable ».

Et
qu’ils sachent que le même moyen ne rend que rare­ment le même
ser­vice si on l’utilise une deuxième fois. On n’y touche
qu’avec un manque de confiance.

Tout
gou­ver­ne­ment res­semble à peu près à
l’épouvantail à moi­neaux qui cesse d’être
effi­cace au moment où le pre­mier oiseau s’y perche.
L’opinion que l’on a de sa force, le nimbe, pour ain­si dire, dont
on l’entoure, est beau­coup plus impor­tant pour la solidité
d’un gou­ver­ne­ment que la force même dont il dis­pose.
Et
le sys­tème a vécu.

L’histoire
de la Révo­lu­tion fran­çaise nous prouve que l’on peut
très bien s’accoutumer aux pri­sons, aux pres­crip­tions, à
la guillo­tine. Com­bien d’orateurs usèrent du sui­cide comme
argu­ment suprême en leurs dis­cours ? Et quant à
nous, nous croyons connaître assez bien toutes les atrocités
de l’Empire romain – nous les connais­sons presque jusqu’aux
choix du hasard dési­gnant celui qui devait être pen­du à
la potence momen­ta­né­ment inoc­cu­pée. Et ain­si je ne
pense pas que de tels argu­ments puissent avoir pour nous l’effet
sur­pre­nant de grandes nou­veau­tés effrayantes…


La terre, elle aus­si, ne tour­na pas durant des siècles et
toute spé­cu­la­tion scien­ti­fique se fon­da sur cette théorie.
Gali­lée par­la, et la terre tourna.

En
pareil cas, ce n’est que l’attachement des peuples satis­faits qui
peut rem­pla­cer le ter­rain qui fuit sous les pas des hommes d’État.

Imre Madách

La Presse Anarchiste