La Presse Anarchiste

Un message pour Ilya Ehrenburg

Les gens
de lettres de Rome, dont quelques uns des plus illustres, ont
récem­ment accueilli par­mi eux Ilya Ehren­burg : ils lui
ont ser­ré la main, l’ont fêté, ont donné
un déjeu­ner en son hon­neur. Tous savaient qu’Ehrenburg est
un roman­cier de second ou troi­sième ordre, mais fort en
faveur, d’une faveur même mira­cu­leuse, auprès des plus
hautes auto­ri­tés sovié­tiques, alors que des dizaines et
des dizaines – sinon des cen­taines – d’intellectuels russes ont
fini leurs jours dans les camps de concen­tra­tion, comme Babel, ou ont
été contraints au silence, comme Boris Pas­ter­nak. Peu
de ses hôtes romains se sont sou­ciés de savoir quelle
sorte d’homme est cet Ehren­burg, esthète anti­bol­che­viste à
Paris en 1930, puis ren­tré en Rus­sie et, là bas,
rapi­de­ment conver­ti au réa­lisme socia­liste, rapi­de­ment élevé
à une posi­tion de puis­sance unique dans la bureaucratie
cultu­relle sovié­tique : le seul écri­vain qui ait
pu se van­ter d’avoir eu des rap­ports de fami­lia­ri­té avec
Staline.

À la
bio­gra­phie du per­son­nage s’ajoute à pré­sent une
nuance de cou­leur locale pas­sa­ble­ment sinistre appor­tée par le
témoi­gnage du jour­na­liste israé­lien Ber­nard Turner,
témoi­gnage dont nous trou­vons l’écho, dans le New
Lea­der
du 8 octobre, où Myron Kol­latch en fait état.
Ber­nard Tur­ner – dont Kol­latch reprend et cite un article paru dans
la revue israé­lienne la Chaîne d’or – était
cor­res­pon­dant à Mos­cou du Dai­ly Herald de Londres et du
Davar de Tel Aviv en 1943, lorsqu’il fut arrêté
et condam­né à dix ans de tra­vaux for­cés. En
1949, il fut trans­fé­ré du camp de Dzayars, sur le
fleuve Anga­ra, dans un autre camp, voi­sin de Bratsk. Là, un
jour, par­mi les déte­nus astreints à vivre dans une
innom­mable misère, il décou­vrit « un
vieillard, un juif… Son état phy­sique était tel que,
inca­pable de conti­nuer à tra­vailler, le mal­heu­reux était
affec­té à l’entretien de la pro­pre­té des
locaux. » C’était le grand écrivain
sovié­tique David Ber­gel­son ; était assis à
côté de lui un homme dont tout le corps trem­blait au
der­nier degré de l’épuisement : le célèbre
poète yid­dish et colo­nel de l’Armée rouge Itzik
Feffer.

Fef­fer
et Ber­gel­son racon­tèrent à Tur­ner com­ment était
appa­ru, dans la bureau­cra­tie, le pre­mier signe de l’antisémitisme
régnant au Krem­lin et dans le par­ti, à savoir par
l’institution du nume­rus clau­sus dans une école de
per­fec­tion­ne­ment pour diplo­mates à Mos­cou ; il n’y
s’agissait point de race, mais du visage, les visages trop
hébraïques étant écar­tés. Puis vint
l’arrestation en masse de juifs de natio­na­li­té non
sovié­tique ; puis celle des membres du Comité
anti­fas­ciste juif ; puis, l’offensive s’étendit à
tous les juifs, en par­ti­cu­lier aux intel­lec­tuels. Les personnes
arrê­tées étaient accu­sées de nationalisme
juif et de sio­nisme. L’un des prin­ci­paux témoins à
charge contre les intel­lec­tuels juifs fut Ehren­burg (juif lui même),
lequel – à ce qu’affirmèrent à Tur­ner Feffer
et Ber­gel­son – non content de faire arrê­ter quelques uns
de ses parents, dénon­ça en outre A. L. Losovsky,
sous secré­taire aux Affaires étran­gères et
son ami personnel.

Quand,
après la mort de Sta­line, Ber­nard Tur­ner fut libéré,
ses deux com­pa­gnons de peine lui confièrent un mes­sage pour
Ilya Ehren­burg : « Si jamais tu le ren­contres, lui
dirent ils, prie le de notre part de por­ter des fleurs sur
les tombes des inno­cents qu’il a aidé à faire
assassiner. »

Ce
mes­sage, Ber­nard Tur­ner réus­sit à le transmettre
direc­te­ment à son des­ti­na­taire. « Six ans plus
tard, écrit il, en octobre 1955, j’eus l’occasion et
le plai­sir de rem­plir le der­nier vœu de Ber­gel­son et de Fef­fer. Ce
fut à l’aéroport de Vienne. En pré­sence du
pré­sident du Congrès des écri­vains soviétiques,
Tikho­nov, je répé­tai mot pour mot à Ehren­burg le
mes­sage de ses confrères en lit­té­ra­ture. Ehrenburg
blê­mit, ses lèvres se mirent à trem­bler et
l’écume lui vint lit­té­ra­le­ment à la bouche.
Comme éga­ré, il s’éloigna et disparut… »

N. Ch. (Tem­po
pre­sente,
novembre 1956)

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