La Presse Anarchiste

… « en Anarchie »…

En oppo­si­tion à l’a­pho­risme jésui­tique que « la fin jus­ti­fie les moyens », nous autres, anar­chistes, nous énon­çons que ce sont « les moyens qui doivent jus­ti­fier la fin ». 

Cette for­mule implique la sin­cé­ri­té qui cor­res­pond à l’es­prit de ceux qui, se disant anar­chistes, défendent un idéal moral, une forme de mora­li­té, qui, pour n’être pas impo­sée, pour éma­ner de l’in­di­vi­du, sans que per­sonne ne la sanc­tionne, ni ne la rende obli­ga­toire, n’en est pas moins une morale… 

- 0 -

Nous pou­vons syn­thé­ti­ser la signi­fi­ca­tion du mot « anar­chie » en la ren­dant par néga­tion de l’imposition. 

En lui don­nant ce sens, on y inclut la néga­tion de l’a­nar­chisme gou­ver­ne­men­tal, de l’ex­ploi­ta­tion, de la morale et fina­le­ment de tout ce qui repré­sente pour l’homme une entrave à sa liber­té ― une entrave, enten­dons-nous bien, impo­sée par quelque chose d’ex­té­rieur à lui — car les pri­va­tions ou les abs­ten­tions qu’on s’im­pose à soi-même, la ligne de conduite qu’on se trace pour agir dans tel ou tel sens, c’est cela qui consti­tue la morale indi­vi­duelle ― elles n’entrent pas dans la caté­go­rie des impo­si­tions, atten­du qu’elles sont uni­que­ment sub­jec­tives et qu’on peut y déso­béir quand on le trouve nécessaire. 

Telle est, par exemple, la modé­ra­tion des appé­tits sen­suels, à laquelle l’homme s’as­treint dans le désir de conser­ver sa san­té, pro­lon­ger son exis­tence ou évi­ter sa dégé­né­res­cence men­tale (autre­ment dit l’a­tro­phie des facul­tés supé­rieures), qui lui pro­curent des joies plus durables et plus intenses que les plai­sirs qu’on dénomme gros­siers, sans jamais lui por­ter aucun pré­ju­dice matériel. 

Les moyens que, pour arri­ver à ses fins, pour arri­ver à l’a­nar­chie, pra­tique l’a­nar­chiste, doivent pou­voir se jus­ti­fier rela­ti­ve­ment à cette fin. Ain­si on ne conçoit pas qu’un anar­chiste opprime, exploite, c’est-à-dire agisse contrai­re­ment à ce qu’il veut et pré­tend détruire. 

Qui exploite et opprime et se pré­tend anar­chiste, et se couvre du man­teau de l’a­nar­chie pour se jus­ti­fier est un men­teur. Car l’a­nar­chie est l’op­po­sé de l’im­po­si­tion, et c’est aus­si une forme sociale de vie. Sans entrer dans des consi­dé­ra­tions qui démon­tre­raient que celui qui opprime et qui exploite n’en est pas plus libre, et qu’il est expo­sé à être, à son tour, oppri­mé et exploi­té (car dans l’or­ga­ni­sa­tion sociale actuelle, tous sont en même temps enclume et mar­teau), on s’a­per­çoit immé­dia­te­ment de l’an­ta­go­nisme qui existe entre le véri­table concept anar­chiste et cette impo­si­tion et cette oppres­sion pseu­do-anar­chiste — et aus­si de l’im­pos­si­bi­li­té d’ar­ri­ver, par cette voie, pas plus à l’A­nar­chie qu’à la liber­té indi­vi­duelle. Tant qu’existe l’a­nar­chisme gou­ver­ne­men­tal, tant que per­siste le régime social que nous subis­sons, nul ne peut être libre ni vivre « en anarchie ». 

L’é­non­cé jésui­tique : « La fin jus­ti­fie les moyens » n’a rien de mys­té­rieux, car cette fin, c’est la rapine, le dol, la trom­pe­rie, l’ex­ploi­ta­tion. l’op­pres­sion et, en effet, tous les moyens sont bons pour par­ve­nir à ces fins. 

Tout à fait dif­fé­rent est notre idéal anar­chiste. Tout à fait dif­fé­rents sont donc les moyens pour réa­li­ser cet idéal. Ces moyens doivent pou­voir jus­ti­fier leur fin ; les anar­chistes sont des pro­pa­gan­distes de cette fin et énoncent qu’il n’est pas pos­sible d’at­teindre à la libel­lé par l’op­pres­sion et la tyran­nie. Du fait donc de se décla­rer par­ti­sans de l’A­nar­chie, il est logique qu’ils emploient des moyens de carac­tère anar­chique pour implan­ter l’Anarchie… 

- 0 -

En par­lant de moyens, nous fai­sons allu­sion à ceux employés pour par­ve­nir à l’A­nar­chie et non aux moyens d’exis­tence de chaque anar­chiste, moyens qui n’ont rien à voir avec la fin et qui, la plu­part du temps, sont inévi­tables. Nous aspi­rons à une orga­ni­sa­tion sociale où l’argent ne joue aucun rôle, cepen­dant nous ne pou­vons nous en pas­ser aujourd’­hui, et ce serait pué­ril et même désa­van­ta­geux de nous refu­ser à nous en ser­vir. Si nous le fai­sions, rien d’a­van­ta­geux n’en résul­te­rait pour l’i­déal que nous pour­sui­vons et, en revanche, le pré­ju­dice qui nous serait por­té per­son­nel­le­ment serait énorme. Nous pour­rions citer beau­coup d’autres pra­tiques qui nous sont com­munes avec les non-anar­chistes. Nous ne sau­rions nous en abs­te­nir tant que dure­ra le régime actuel, mais ces pra­tiques sont des moyens d’exis­tence, nous le répé­tons, et n’ont rien à voir avec les moyens de pro­pa­gande et de lutte. 

Ce sont ces der­niers qui doivent s’ac­cor­der par­fai­te­ment avec la fin que nous pour­sui­vons, même alors qu’en ce qui concerne nos moyens d’exis­tence, nous ne puis­sions presque jamais être d’ac­cord avec notre idéal. 

Eduar­do G. Gilimon 

La Presse Anarchiste