La Presse Anarchiste

Les tendres

Les tendres, ils errent mélan­co­liques par les rues des cités populeuses,
sans que, par­mi les pas­sants, nul ne leur prête la moindre attention.
Ils s’en vont, incon­nus, igno­rés et pour­tant leur cœur déborde d’amour
et rien tant ne leur pèse que la soli­tude sentimentale.
Mais le monde est si affai­ré, si cruel, si bru­tal qu’il ne gas­pille pas un seul de ses regards sur eux.

Ils dis­pa­raissent dans l’im­mense foule, insa­tis­faits et inentendus,
car la dou­leur qui les tor­ture est aus­si pro­fonde que silencieuse…
Or, les hommes n’aiment que l’é­clat et le bruit et la souf­france qui s’affiche.

Les tendres, ils sont sus­cep­tibles et sen­sibles et faciles à froisser !
Ils s’en vont en quête de cœurs vibrant à l’u­nis­son des leurs,
de cœurs simples et com­pa­tis­sants, car ils ont hor­reur de l’impitoyable.
Quand ils ren­contrent l’é­lue, ils ne savent qu’ex­ha­ler sou­pirs et gémissements ;
une parole dure les désole, un geste mal com­pris les plonge dans la tristesse ;
parce que timides, en sommes, ils se montrent sou­vent mal­adroits et ne savent pas se com­po­ser une attitude.

Mais ce monde fait trop fi de la déli­ca­tesse pour les comprendre !

Les tendres, ce sont des vic­times, tou­jours sacri­fiés à l’apparence.
Que ne scrute-t-on le fond de leur âme ? ― mais qui donc s’en don­ne­rait la peine ?
Leurs plaintes ennuient, leurs lamen­ta­tions agacent, leurs larmes rebutent.
― Ah ! Par­lez-nous des éclats de rire fac­tices et des orgies de bazar ! ―
Les tendres, eux, ne sol­li­citent que la réci­pro­ci­té pour l’a­mour qui les embrase,
un amour qui les sai­sit, les prend tout entiers et ils n’en conçoivent pas d’autre.
Et c’est parce qu’on n’a pas répon­du à leur ten­dresse qu’on les croise, errants, sombres, en proie à un déses­poir sans nom.

E. Armand, 15 jan­vier 1942

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