La Presse Anarchiste

Verlaine

Je savais Ben­ja­min de Cas­seres malade. Il a fini par suc­com­ber à ce que Mme de Cas­seres dénomme « ané­mie per­ni­cieuse ». Cet ancien cor­rec­teur d’im­pri­me­rie de Phi­la­del­phie était l’un des esprits les plus curieux et les plus ori­gi­naux des États-Unis. Indi­vi­dua­liste impé­ni­tent et farouche, agres­sif, voire nihi­liste, adver­saire de tous les idéa­lismes qu’il consi­dé­rait comme des men­songes, se récla­mant de Nietzsche et de Stir­ner, sous­cri­vant sans réserves à la thèse de la Volon­té de Puis­sance, admi­ra­teur de Jules de Gaul­tier et de Spi­no­za (dont il des­cen­dait « par les femmes »), de Cas­seres a publié un cer­tain nombre d’ou­vrages, volumes d’es­sais et de poé­sies, puis, ne trou­vant plus d’é­di­teurs, fit paraître un pério­dique rédi­gé de bout en bout par lui-même (The De Cas­seres Books). Citons, par­mi ses écrits : For­ty Immor­tals (Les Qua­rante Immor­tels), The Cha­me­leon (Le livre de mes dif­fé­rents « Moi »), The Sha­dow Eater (Le dévo­reur d’ombre), Ana­the­ma, The Muse of Lies (La muse des impos­tures). Il com­po­sa même, pen­dant quelque temps, des scé­na­rios pour le ciné­ma. Nous avons sou­vent tra­duit dans L’en dehors des essais de lui. De Cas­seres était entré en rela­tions avec Rémy de Gour­mont et col­la­bo­ra au Mer­cure de France. Rien n’é­tait sacré pour cet écri­vain, rien ne trou­vait grâce devant lui, qui exha­lait un relent de confor­misme, de mise en tutelle de l’in­di­vi­du, d’ab­sorp­tion gré­gaire. Il consi­dé­rait l’ « ego » comme l’é­ta­lon de toutes les valeurs. « Je suis un indi­vi­dua­liste — pro­cla­mait-il — je crois en la gran­deur et la divi­ni­té de l’homme, consi­dé­ré indi­vi­duel­le­ment, en oppo­si­tion à la muasse, à l’o­pi­nion publique, l’É­glise ou l’E­tat. Un indi­vi­du est une per­sonne qui n’ar­bore de pro­gramme que pour soi-même et à son usage ». Il était l’é­ter­nel com­bat­tant des morales, des concep­tions, des juge­ments stan­dar­di­sés. Être indi­vi­dua­liste, selon lui, c’é­tait culti­ver sa per­son­na­li­té, son auto­no­mie, son égoïsme. Il admet­tait l’É­tat cepen­dant, tant que sa néces­site s’en ferait sen­tir, mais un État comme l’ont conçu Jef­fer­son, Spen­cer, Hux­ley : un nihi­lisme admi­nis­tra­tif. Il a sou­vent pré­sen­té l’U­ni­vers, le Cos­mos, comme la créa­tion, la pro­duc­tion, le domaine d’un Démiurge, l’I­ro­niste suprême, le copain de Satan. 

Trois choses lui appa­rais­saient indes­truc­tibles à tra­vers les chan­ge­ments et les varia­tions de l’U­ni­vers : 1° La Puis­sance, syno­nyme de Volon­té. Il regar­dait la Volon­té de Puis­sance comme fon­da­men­tale et irré­duc­tible. La Conquête de Soi était l’un des résul­tats de la Volon­té de Puis­sance (L’ex­tinc­tion boud­dhiste dans le Nir­va­na, disait-il, n’est que de la Volon­té de Puis­sance). 2° La Beau­té. Sous ce rap­port, il s’af­fi­chait dis­ciple de Pla­ton ; il s’af­fir­mait poète, mys­tique, d’a­bord, enfin, tou­jours. 3° La Joie. L’hu­mour, l’i­ro­nie, la joie sont inhé­rentes, selon lui, à toutes les forces de vie. 

Ajou­tons que B. de Cas­seres était marié, qu’il menait une vie régu­lière, mar­quée pour­tant ça et là de quelque plon­geon dans l’originalité. 

Puis­qu’on célèbre un peu par­tout le cin­quan­te­naire de la mort de Ver­laine, nous don­nons ci-des­sous la tra­duc­tion d’un essai de B. de Cas­seres sur cet émi­nent poète. Il fut écrit en 1926, c’est-à-dire date de 20 ans. 

E. A.

   Dans la phi­lo­so­phie nietz­schéenne, la culture est apol­li­nienne ou dio­ny­sienne. Apol­lon per­son­ni­fie la science, Dio­ny­sos l’art. Apol­lon est contem­pla­tif, Dio­ny­sos est exta­tique, créa­teur, éter­nel­le­ment bour­geon­nant. Apol­lon est le Soleil, Dio­ny­sos est la Terre. Apol­lon est le cer­veau, Dio­ny­sos est le sang. 

    Ils ne se font pas la guerre. ils sont com­plé­men­taires. Un génie peut être l’un et l’autre alter­na­ti­ve­ment. Nietzsche lui-même était appol­li­nien dans sa vie pri­vée, dio­ny­sien dans sa phi­lo­so­phie. La psy­cha­na­lyse révèle que la poé­sie for­ce­née de Zara­thous­tra est l’ex­plo­sion des dési­rs amon­ce­lés d’un inva­lide contem­pla­tif. Quoi que ce soit qui soit est un para­doxe de soi-même. Chez les grands artistes le para­doxe imma­nent de leurs natures, mani­fes­té si ouver­te­ment devant le monde, s’ap­pelle contra­dic­tions. Mais il n’y a pas de contra­dic­tions dans la nature ou dans la vie. Chaque chose donne nais­sance à son contraire pour en faire un tout. 

Les vies des Poe, Bau­de­laire, Swin­burne, Hugo, Munch, Whit­man, Vil­lon, Rim­baud, Laforgue, Goethe, D’An­nun­zio, Daw­son, Ver­laine, Wilde, Byron, Shel­ley, Blake, Fran­cis Thom­son et Sha­kes­peare sont qua­li­fiées de « tis­sus de contra­dic­tions ». Tel est le juge­ment des poli­ti­ciens, des mora­listes, des cri­tiques confor­mistes, des puri­tains eucli­diens. C’est le juge­ment por­té par Chan­te­clair sur les gira­tions désor­don­nées, les envols fré­né­tiques de l’aigle qui défie le soleil. Psy­chi­que­ment par­lant, tout grand génie poé­tique est par­fait dans son être propre. Il peut échouer au point de vue artis­tique, mais les exis­tences des génies sont par­faites, car la per­fec­tion est l’ex­pres­sion d’un être consi­dé­ré dans son tout, sans égard aux consé­quences ou aux éta­lons moraux. Byron pro­cla­mait que son génie était basé sur ses « vices » et non sur ses « ver­tus ». Tout grand poète, d’Ho­mère à Whit­man, pour­rait sous­crire solen­nel­le­ment à cette affir­ma­tion. C’est le Brum­mel des poètes et des pen­seurs, Ralph Wal­do Emer­son qui s’é­criait : « Si je suis l’en­fant du diable, que je vive selon le diable ». 

Paul Ver­laine, le grand poète lyrique fran­çais, frère psy­chique de Fran­çois Vil­lon, est un des plus grands exemples des para­doxes que l’âme poé­tique ait jamais four­ni à l’é­tude. Il était tout Mys­tère. C’é­tait une per­son­na­li­té humaine où s’é­taient cen­trées toutes les contra­dic­tions de la sen­si­bi­li­té. Un Pan mys­tique. Un Silène en proie à une transe divine. L’ex­tase et la vision flot­tant sur les ruis­seaux des rues de Paris. Sur le som­met de ses cir­con­vo­lu­tions céré­brales sié­geait le démon de la Per­ver­si­té, celui même qui régen­tait les Poe, les Bau­de­laire, les Wilde. Il vivait dans un bizarre égout char­nel en com­pa­gnie de Satan et de Marie. 

Ce pié­tiste las­cif, tout comme les Vil­lon, les Dow­son, les Poe, était un vaga­bond-né. Il n’a­vait aucun fil à la patte, n’é­tait ins­tinc­ti­ve­ment atti­ré vers aucun lieu — sauf les entres de la rive gauche ou il écri­vait et réci­tait maints de ses poèmes exquis, en pré­sence de sa sainte patronne, l’Ab­sinthe. Le vaga­bon­dage est le com­plexe le plus pro­fond des natures poé­tiques. Leurs cer­veaux courent l’u­ni­vers, leurs corps vacillent comme des ivrognes sur les grands che­mins et les rues des cités de la terre. Jadis, nous allions à l’a­ven­ture pour consom­mer ; les poètes, eux, s’en vont à l’a­ven­ture pour pro­duire. Des sen­sa­tions neuves et vio­lentes sont tou­jours indis­pen­sables pour ali­men­ter les idées et les images en ges­ta­tion dans les entrailles de leur ima­gi­na­tion. Ils sont les pierres qui amassent de la mousse, les tri­mar­deurs qui font jaillir de la musique de leurs talons, les che­va­liers de Graal, lequel, dans le cas de Paul Ver­laine, était plein de l’en­sor­ce­lante liqueur verte. 

Ver­laine ne fut jamais res­pec­table. Ce fut un mau­vais mari, un mau­vais père ; il dor­mait dans les caves, il logeait dans les hôpi­taux, il connut la pri­son, ses maî­tresses ne se comptent pas, et il y a la fameuse his­toire Arthur Rim­baud. Si Ver­laine n’a­vait pas été tout cela, s’il n’a­vait pas fait tout cela, il est pro­bable qu’il eût fait un Long­fel­low pari­sien. C’est du fin fond de l’a­bîme de son déses­poir, de ses remords, de son absence de volon­té, de son manque de cou­rage, de son saty­ria­sis, qu’é­ma­nait, que jaillis­sait la musique. Sup­pri­mer le mal ? Alors, plus de poé­sie, d’u­ni­vers, d’o­ri­gi­na­li­té, d’art. 

Le mys­ti­cisme de Ver­laine, comme le mys­ti­cisme de tous les poètes de la sen­sua­li­té, était impres­sion­niste — il fut consi­dé­ré comme l’un des fon­da­teurs du Par­nasse, rebel­lions contre les Romantiques. 

Mais je n’emploie pas le mol impres­sion­nistes au sens où l’en­ten­drait un jar­gon de mou­ve­ment ; je l’emploie dans son sens uni­ver­sel. « Ma véri­té est la véri­té », ses modes d’ex­pres­sion étaient des objets. 

L’u­ni­vers externe était tout sim­ple­ment le corps de son âme. Ses rêves, éro­tiques, tendres, reli­gieux, phi­lo­so­phiques, créaient le monde dans lequel il vivait — comme l’al­cool et la mor­phine créent un royaume de fan­tai­sie qui se réa­lise dans la conscience d’une façon dix fois plus vivace que les objets du monde externe. Les rêves fleu­rissent dans les cavi­tés même de l’âme. L’u­ni­vers exté­rieur n’est que de l’oc­ca­sion. Les sens mentent, mais jamais les modes d’ex­pres­sion. C’est le lan­gage secret par excel­lence. Comme Amiel disant : « Un pay­sage est un état d’âme », Ver­laine aurait pu dire : « Quoi que ce soit qui soit, est un mode d’expression

« Je suis un berceau

Qu’une main balance

Au creux d’un caveau…

Silence, silence »

La lit­té­ra­ture concer­nant Ver­laine devient plus impor­tante chaque année [[Ceci écrit en 1926.]] (il est mort en 1896) à l’exemple de celle de Bau­de­laire. Ce fut Arthur Symons, son ami, qui le fit d’a­bord connaître en Angle­terre. Edmond Gosse a racon­té com­ment il ren­con­tra Ver­laine au cours d’une nuit à Paris, et com­ment le poète, sale, dégue­nillé, de la ver­mine dans la barbe, sor­tit de la stu­peur où le plon­geait l’ab­sinthe, et de sa cave, pour venir au-devant de son dis­tin­gué visi­teur et lui réci­ter quelques-uns de ses poèmes les plus exquis. Quel spec­tacle pour les rimeurs sié­geant éter­nel­le­ment sur le pro­phy­lac­tique Olympe du Classicisme. 

La poé­sie fran­çaise a tou­jours été emmaillo­tée dans des for­mules. On trouve tou­jours, comme en pein­ture, une « école » domi­nante. Le Clas­si­cisme régna sur la poé­sie fran­çaise jus­qu’à ce qu’ap­pa­rut Hugo, qui le dis­per­sa d’un souffle pro­mé­théen. Il sub­sti­tua l’ex­pres­sion per­son­nelle aux formes de beau­té aca­dé­mique, Le Roman­tisme fût la renais­sance de l’« ego ». Ses extra­va­gances bri­sèrent sa puis­sance (ce qui est roman­tique est éter­nel : le roman­tisme n’est qu’une for­mule). Le groupe par­nas­sien émer­gea de la débâcle ; Ver­laine fut son pro­phète. En 1866, il publia ses « Poèmes Satur­niens ». Théo­dore de Ban­ville raconte qu’il lut le volume dix fois sans s’ar­rê­ter. Vic­tor Hugo écri­vit de Guer­ne­sey « Le cré­pus­cule de Vic­tor Hugo salue l’aube de Verlaine ! » 

Puis les Par­nas­siens édic­tèrent la contrainte, l’ob­jec­ti­vi­té, la per­fec­tion artis­tique. Ce fut le triomphe de « la raie » sur « la Pom­pa­dour » ; la « raie » devait, céder devant le sym­bo­lisme, triomphe de la per­ruque sur la « raie », Ver­laine, lui, l’ap­pe­lait « Cymbalisme ». 

Nulle étude sur Ver­laine n’est com­plète si on ne parle pas d’Ar­thur Rim­baud, démon et ange, poète, gang­ster, mau­vais génie de Ver­laine. Rim­baud est l’une des appa­ri­tions les plus extra­or­di­naires dans la sphère de la lit­té­ra­ture. Il vint à Paris à la demande de Ver­laine. Celui-ci quit­ta sa femme pour errer sur les routes en com­pa­gnie de ce rustre lyrique. En Bel­gique, Ver­laine tira sur Rim­baud, ce qui lui coû­ta plus d’une année de pri­son. Il par­lait tou­jours de sa pri­son comme de son château. 

Y eut-il une vie com­pa­rable à celle de Rim­baud ? Il rôda à tra­vers le monde, ven­dant des anneaux de clés, en Ita­lie, sur la voie publique, men­diant à l’oc­ca­sion ; il déser­ta, tra­fi­qua en Afrique et mou­rut à 37 ans à l’hô­pi­tal de Mar­seille. Il s’ar­rê­ta d’é­crire à 19 ans, décla­rant que la lit­té­ra­ture était un passe-temps bon pour les idiots. La Force et la Conquête étaient deve­nues ses dieux. Il est déjà deve­nu légen­daire. Pauvre Ver­laine ! Il cher­chait Dieu, il ren­con­tra Rimbaud. 

La vie de Ver­laine fut une guerre de 40 ans entre les anges et les archanges d’un côté et les légions de l’en­fer de l’autre. Tout Paris assis­ta à son enterrement. 

Fou, dites-vous ? énon­çait Ana­tole France. Il était fou, mais qu’on se sou­vienne que ce pauvre fou a créé un nou­vel art, et qu’il y a quelque chance qu’on dise un jour de lui : C’é­tait le meilleur poète de son temps !

Ben­ja­min de Casseres

La Presse Anarchiste