La Presse Anarchiste

Sur l’amitié et autres sujets relatifs

[/​« …Il faut que tu sois tou­jours le pre­mier et que tu dépasses les autres ; ton âme jalouse ne doit aimer per­sonne, si ce n’est l’a­mi » — ceci fit trem­bler l’âme d’un Grec et lui fit gra­vir le sen­tier de la grandeur… 

NIETZSCHE (Ain­si par­la Zara­thous­tra)./​]

I

Je ne me donne que bien rare­ment, mais je ne sais pas me don­ner a moi­tié, ni aux 910e, ni aux 99100e. Je me donne entiè­re­ment — « matière et esprit » — ou je m’abs­tiens. J’es­time que c’est man­quer de confiance en son ami qu’u­ser de réti­cences ou d’ar­rière-pen­sées dans le don de soi. Le faire, en ce qui me concerne, serait me dimi­nuer à mes propres yeux. Je n’aime pas ceux qui regardent der­rière eux, une fois qu’ils ont mis la main à la char­rue. Peut-être cela n’est-il pas conforme au « goût du jour », mais je m’in­sou­cie du goût du jour. Éthi­que­ment par­lant, les tièdes me font hor­reur. C’est jus­te­ment parce que le don de moi se base sur la confiance en mon ami que toute ombre pro­je­tée sur cette confiance me plonge dans le doute ou me réduit au déses­poir. Je me donne et ne me reprends pas, sauf si je m’a­per­çois que j’ai pla­cé ma confiance en quel­qu’un qui n’en valait pas la peine. Et encore faut-il que ma confiance ait été incon­tes­ta­ble­ment tra­hie pour que je me reprenne. Ce n’est peut-être pas très réa­liste, mais je m’aime mieux ainsi… 

Je ne crois pas que deux amis de sexe dif­fé­rent le puissent être de façon abso­lue s’ils ignorent les moda­li­tés de leur vie sen­ti­men­ta­lo-sexuelle. Même s’ils n’i­gno­raient rien de leurs vies quo­ti­diennes dans le moindre détail, s’ils ne sont pas au cou­rant de leur exis­tence dans ce domaine, c’est comme s’ils ne connais­saient, pour ain­si dire, rien l’un de l’autre. On me dit qu’il faut avoir une grande confiance en son ami ou amie pour ne rien lui celer à cet égard. Évi­dem­ment, mais que reste-t-il de l’a­mi­tié si on en exclut cette grande confiance ? 

Dire qu’il suf­fi­rait d’un mot, d’une phrase, d’un geste, pour que le natu­rel de votre ami se révèle à vous sans crainte. Et parce que le mot n’a pas été dit, la phrase énon­cée, le geste accom­pli, on reste étran­gers l’un à l’autre, mal­gré qu’ex­té­rieu­re­ment on paraisse amis intimes. Comme c’est horrible !…

« Peu d’a­mis, mais sûrs ». L’a­mi­tié ne se gal­vaude pas, ne gagne jamais à s’é­par­piller. Bien au contraire. C’est sur­tout dans ce domaine-là que ce qu’on gagne en exten­sion, on le perd en profondeur… 

Tu ne dévoiles-pas toute ta pen­sée à ton ami, de peur — affirmes-tu — de lui cau­ser de la peine. Tu le cha­grines bien davan­tage en te dis­si­mu­lant pareille­ment. Crois-tu qu’il ne s’en rende pas compte

7 novembre 1939.

II

L’a­mi­tié se mani­feste par ce que nous coûtent les gestes que nous accom­plis­sons pour nos amis. Où est l’a­mi­tié lorsque nos gestes d’a­mi­tié ne nous coûtent rien ?… 

La preuve de mon ami­tié consis­te­ra en ce que je ferai pour mon ami ce qui me coû­te­ra le plus à faire, ce que je ne ferai pour per­sonne d’autre. C’est même dans l’in­ten­si­té du coût que se mesu­re­ra l’in­ten­si­té de mon amitié… 

On ren­contre par­fois des « cama­rades » qui accepte bien qu’on accom­plisse en leur faveur un geste excep­tion­nel, mais qui se dérobent lors­qu’un jour on réclame d’eux le réci­proque. Il n’y a pas que chez les « bour­geois » qu’on ren­contre des « profiteurs ». 

Ou les com­po­sants du couple tiennent compte qu’ils sont asso­ciés pour tous les détails de leur vie quo­ti­dienne ou ils se consi­dèrent comme non comp­tables l’un à l’é­gard de l’autre. S’ils ne sont pas au cou­rant de ce qu’ils font l’un et l’autre et agissent, cha­cun indé­pen­dam­ment, ils n’en­courent aucune res­pon­sa­bi­li­té vis-à-vis des tiers qu’ils ignorent. Si au contraire ils se tiennent au cou­rant de leurs faits et gestes, se consultent, etc., leur res­pon­sa­bi­li­té vis-à-vis des tiers, de tous les tiers, est com­mune ; il serait trop com­mode ensuite de se déro­ber, sous pré­texte que cha­cun des élé­ments agit à sa guise. S’il était vrai que cha­cun agit à sa guise, aucun des élé­ments du couple ne sau­rait ce que fait l’autre… 

Je suis réel­le­ment effa­ré quand je songe à l’ab­sence de scru­pules que montrent cer­tains « cama­rades », ou soi-disant tels, à l’é­gard des res­pon­sa­bi­li­tés qu’ils encourent en déclen­chant cer­taines actions, cer­tains sen­ti­ments, cer­tains gestes. Je suis par­fois épou­van­té de ren­con­trer chez eux si peu de sou­ci de l’é­qui­té. À quoi riment alors nos criaille­ries contre l’ar­bi­traire, le favo­ri­tisme, le pis­ton, les passe-droit ?… 

On ren­contre de soi-disant amis ou cama­rades dont les agis­se­ments vous plongent dans la dou­leur et qui s’é­tonnent que, la souf­france s’ac­cu­mu­lant, on finisse par les trai­ter en adver­saires, en enne­mis. Parce que je suis déter­mi­niste et que je consi­dère comme indé­fen­dable la notion du libre-arbitre, je n’ad­mets pas, entre cama­rades ou amis pour de bon, le tant pis pour toi. C’est simple et pure ami­tié et cama­ra­de­rie que d’é­vi­ter à mes amis ou cama­rades pour de vrai, le déclen­che­ment de réflexes cau­sés par mon atti­tude, mes gestes, mes rela­tions avec lui et qui pour­raient abou­tir à lui créer de la souf­france. Si je ne l’ai pas évi­té, il m’é­choit de prendre ma part de res­pon­sa­bi­li­té dans cette souf­france et il n’est pas jus­ti­fiable, de la part de l’a­mi ou du cama­rade que je me targue d’être, de me déro­ber lors­qu’ap­pel est fait à moi pour apai­ser cette dou­leur. Car une fois ma res­pon­sa­bi­li­té enga­gée, peu importe que ce soit par ma faute ou la sienne que souffre l’a­mi ou le cama­rade en ques­tion, je n’en suis pas moins responsable… 

Quelle dés­illu­sion, après avoir ren­con­tré sur sa route des cama­rades avec les­quels on croyait pou­voir che­mi­ner la main dans la main, de s’a­per­ce­voir qu’ils ne sont pas les cama­rades qu’on ima­gi­nait. — « Enfin, avec ceux-là, énon­ciez-vous en votre for intime, je pour­rai me com­por­ter tel que je suis ; je n’au­rai rien de caché ni de dis­si­mu­lé ; ils me com­pren­dront même sans que j’aie besoin de m’ex­pri­mer ; ils devi­ne­ront mes dési­rs et je n’au­rai même pas besoin de par­ler pour qu’ils y répondent. Aucun nuage ne ter­ni­ra notre ami­tié et, si pour être main­te­nue en son inten­si­té, elle exige des sacri­fices, on ne les mar­chan­de­ra ni ne les plain­dra ». Et puis un jour il faut déchan­ter : ces cama­rades n’ont de la cama­ra­de­rie qu’une concep­tion « entrou­verte » — leur cama­ra­de­rie est à réci­pro­ci­té limi­tée. « Jus­qu’i­ci et pas plus loin » : et tant pis si leur res­tric­tion vous met à deux doigts de la ruine morale !… 

Nous somme tel­le­ment habi­tués à ce que ceux qui écrivent soient incon­sé­quents dans leur vie quo­ti­dienne et dif­fé­rents de ce qu’ils affichent publi­que­ment, que lorsque nous en ren­con­trons un qui se montre tel qu’il se décrit, nous ne savons plus où nous en somme. Avant de nous lier avec celui ou celle qui, par exemple, — base ses rap­ports avec ses amis sur la réci­pro­ci­té des gestes ou des actions — n’ad­met pas que l’a­mi­tié puisse engen­drer de la dou­leur ou le tant pis pour toi en matière affec­tive — ou la rup­ture dans le domaine sen­ti­men­tal sans consen­te­ment mutuel — ou l’ab­sence de ten­dresse ou autres mani­fes­ta­tions idoines comme consé­quences de l’a­mi­tié, etc. —nous devrions avoir assez de bon sens pour pré­voir à l’a­vance que c’est sur nous que peut tom­ber son choix pour l’ap­pli­ca­tion des dites thèses et sim­ple­ment parce que son déter­mi­nisme l’y pousse. Quelle rai­son pour­rions-nous invo­quer par la suite pour pré­tendre qu’il aurait pu choi­sir quel­qu’un d’autre que nous ? Ce qu’il fal­lait évi­ter tout d’a­bord, c’est de four­nir à son déter­mi­nisme l’oc­ca­sion de se mani­fes­ter à notre endroit. 

Croit-on que je jouisse autant qu’on pour­rait le croire que Chloé se sacri­fie et renonce à ce que je me montre affec­tueux à son égard, alors qu’elle souffre tant de ma froi­deur ? Mon égoïsme ne se satis­fait nul­le­ment de ce sacri­fice. Je sais par­fai­te­ment que Chloé ne se sacri­fie que par amour pour moi. Et c’est parce que je le sais, moi qui refuse de me sacri­fier et accepte son sacri­fice, que je me sens humi­lié et me méprise en mon for intime…

2 jan­vier 1940.

III

Sans doute, on peut modi­fier sa voie, chan­ger d’at­ti­tude à l’é­gard d’un cama­rade, etc., mais la bonne cama­ra­de­rie ne pos­tule-t-elle pas qu’a­vant de le faire, on se deman­de­ra si on ne lèse pas ledit cama­rade d’une façon ou d’une autre, ou si ce chan­ge­ment d’at­ti­tude ne le fera pas souf­frir. N’est-il pas de bonne cama­ra­de­rie qu’a­vant de modi­fier son atti­tude, on place le cama­rade dont s’a­git en des condi­tions telles qu’il n’en sera pas lésé ou n’en souf­fri­ra pas ?… 

J’es­time, lorsque l’af­fec­tion témoi­gnée par l’un n’est pas payée de retour par l’autre, que la bonne cama­ra­de­rie exige, entre deux cama­rades qui s’es­timent mutuel­le­ment, une expli­ca­tion loyale et fon­da­men­tale, Expli­ca­tion ayant pour objet de contre-exa­mi­ner à fond les causes ultimes de l’af­fec­tion ou de la non-affec­tion dont s’a­git. Ce contre-exa­men doit néces­sai­re­ment abou­tir à l’é­li­mi­na­tion des cau­sés de non-affec­tion (entre cama­rades pour de bon, s’en­tend) car la cama­ra­de­rie n’est rien si elle ne sup­prime pas les causes de mésentente… 

Nul humain en pos­ses­sion de son bon sens n’ad­met­tra que la bonne cama­ra­de­rie ou l’a­mi­tié pour de vrai soit créa­trice ou dis­pen­sa­trice de souf­france, de peine, de dou­leur ; elles doivent être créa­trices de joie, de conten­te­ment, de satis­fac­tion — sinon, à quoi riment-elles ? La bonne cama­ra­de­rie, la véri­table ami­tié ne sont jamais char­gées néga­ti­ve­ment, mais posi­ti­ve­ment — elles tendent à la construc­tion, non à la des­truc­tion. L’a­mi­tié, la cama­ra­de­rie qui engendrent amer­tume, aigreur, pri­va­tion, cha­grin se nient elles-mêmes… 

L’ap­pli­ca­tion du prin­cipe de la réci­pro­ci­té libère celui à qui l’on rend ser­vice d’é­prou­ver qu’on lui a fait l’aumône… 

Avoir plu­sieurs amis, certes, mais à condi­tion de tenir entre eux la balance égale. Sans le sys­tème de la balance égale, tout est arbi­traire ou caprice, cruau­té ou manque de délicatesse. 

J’ai tout fait pour que Clo­rinde renonce à l’a­mour qu’elle éprouve pour moi. Cepen­dant — et j’ai eu tort — j’ai conti­nué à la fré­quen­ter. Or, elle per­siste à me deman­der de l’ai­mer, à sol­li­ci­ter mon affec­tion — l’i­dée que je me fais de l’a­mi­tié implique que je céde­rai, car, à mon sens, l’a­mi­tié pos­tule tou­jours volon­té d’entente… 

Sup­po­sons que je fasse tout ce qui est en mon pou­voir pour faire faire la connais­sance d’un ami à une amie (ou vice-ver­sa) et qu’un jour me retour­nant vers elle ou lui, pour lui deman­der de faire un effort ana­logue, j’é­prouve un refus — ne serai-je pas fon­dé à me consi­dé­rer comme exploité ? 

Si un cama­rade m’in­vite à un repas et qu’il offre à tous les convives, sauf à moi, un des­sert auquel je tiens essen­tiel­le­ment, agit-il à mon égard en bon cama­rade, en ami véritable ?… 

Je passe un contrat avec un cama­rade. Ses clauses ne sont pas tout ce que je vou­drais, que je sou­hai­te­rais qu’elles soient. J’y ai sous­crit quand même, parce qu’en les rem­plis­sant, je m’af­firme en par­tie. Qui pour­rait me repro­cher de m’ef­for­cer d’a­mé­lio­rer ces clauses, de façon à ce-que je puisse m’af­fir­mer totalement ?… 

Qu’est-ce que l’a­mi­tié qui refuse le don de sa per­sonne ? Ou qui humi­lie l’a­mi ou le traite en parent pauvre ? Ou en surnuméraire ? 

« Je pré­fère — me dit Séra­phine — ne pas rece­voir ton amie à la mai­son plu­tôt que d’é­prou­ver le moindre sen­ti­ment qu’elle pour­rait s’y sen­tir humi­liée de quelque façon que ce soit. Si elle nous rend visite, notre mai­son sera sa mai­son, en véri­té. Quant à moi, durant son séjour, je me regar­de­rai comme en visite chez elle. Si tu ne peux me garan­tir que tout ton effort tende à réa­li­ser cela, mieux vaut qu’elle ne paraisse pas ici, car ma peine serait grande si le moindre soup­çon m’ef­fleu­rait qu’elle ait pu nour­rir le sen­ti­ment, ne fût-ce qu’un ins­tant, que pour et en quoi que ce soit, tu aies pu me pré­fé­rer à elle. » 

Mal­vi­na se plaint à moi du com­por­te­ment de cer­tains soi-disant cama­rades ou amis non seule­ment à son égard, mais encore envers quelques-unes de ses com­pagnes : « Ce n’est pas là — s’é­crie-t-elle avec irri­ta­tion — ce que vous nous aviez dépeint lorsque vous par­liez ou écri­viez de l’a­mi­tié ou de la cama­ra­de­rie ; vous nous décri­viez l’une et l’autre comme tou­jours dis­po­sée à com­prendre, à pré­ve­nir, à conso­ler, non à mon­trer un visage dur, non à arbo­rer un masque d’in­dif­fé­rence, non à engen­drer les larmes, l’an­xié­té, les tour­ments, la tor­ture sen­ti­men­tale ! ». J’ai répon­du que je n’ac­cep­tais pas la res­pon­sa­bi­li­té des gestes et des actes de ceux qui déna­turent, fal­si­fient, cari­ca­turent ou pros­ti­tuent (quand ils ne s’en servent pas pour des buts plus ou moins avouables) mon idée de l’a­mi­tié, ma concep­tion de la camaraderie… 

Quel pré­texte invo­que­rait-on pour nous conseiller de nous abs­te­nir de haïr ceux qui démo­lissent le palais que nous avions édi­fié dans la soli­tude de notre pen­sée  ? C’est trop deman­der à ceux dont le cœur est broyé à la vue de l’é­crou­le­ment de tout ce qui était cher à leur âme : la paix, la joie, l’af­fec­tion, la ten­dresse, l’a­mour. Non, nous ne pou­vons plus consi­dé­rer comme un cama­rade, comme un ami qui­conque démo­lit une à une nos espé­rances les plus pro­fondes, nos aspi­ra­tions les plus enthou­siastes, nous plon­geant dans le déses­poir et le doute. Il suf­fi­sait peut-être d’un coup de main, d’un seul coup de main pour empê­cher la ruine de l’é­di­fice — et ce coup de main nous a été refu­sé. Non ! celui qui s’est mon­tré impla­cable, inexo­rable, insen­sible lorsque nous l’a­vons appe­lé à notre aide, n’est pas, n’est plus un ami, un cama­rade. Il n’est désor­mais qu’un tor­tion­naire, notre pire ennemi… 

Il arrive par­fois que je rende un ser­vice et il arrive aus­si que le béné­fi­ciaire ne me tienne pas au cou­rant des consé­quences de mon effort en sa faveur. Ou qu’il m’y tienne de mau­vaise grâce. Per­sonne cepen­dant ne me for­çait à cet effort auquel peut-être je n’ai été conduit que par des rai­sons qui figurent par­mi celles que la rai­son ignore. Je me fais alors l’ef­fet d’un citron qu’on jette au fumier après en avoir expri­mé tout le jus…

IV

On me deman­dait l’autre jour ce que j’en­ten­dais par ami­tié, puisque ce sen­ti­ment (ou cette acti­vi­té, si l’on veut), je le place sur un pié­des­tal, à ce qu’on dit. Je pose d’a­bord en prin­cipe que la véri­table ami­tié implique que l’a­mi ira jus­qu’à don­ner sa vie pour son ami ou sans cela qu’il n’est pas d’a­mi­tié sin­cère. Non, l’a­mi­tié n’est pas un sen­ti­ment amorphe d’af­fi­ni­tés intel­lec­tuelles, un vague besoin de fré­quen­ter son pro­chain. C’est une [vie?] où une confiance mutuelle et sans faille vous lie l’un à l’autre autant sur le plan de la pen­sée que sur celui du cœur. L’i­dée de se refu­ser à son ami, lors­qu’il fait appel à vous, dans quoi que ce soit qui lui fasse plai­sir — même cela com­por­ta t‑il sacri­fice — est étran­gère à l’a­mi­tié. On n’est jamais fati­gué de ren­con­trer son ami, de s’en­tre­te­nir avec lui. On a tou­jours quelque chose à lui dire à quoi on n’a­vait pas son­gé lors de la der­nière entre­vue. On compte les heures qui séparent chaque ren­contre. Il n’est pas de secrets pour l’a­mi. Il connaît tout de vous et vous connais­sez tout de lui. Il pleure et il rit avec vous ; il souffre et se réjouit avec vous. Le simple soup­çon d’un geste ou d’un dit qui cause de la peine à l’a­mi est incon­nu dans l’a­mi­tié. Bien plus, on est tou­jours à se deman­der ce qu’on pour­rait bien inven­ter pour pro­cu­rer plus de joie à l’a­mi et on craint tou­jours de n’en avoir pas fait assez. L’a­mi­tié est une sorte d’é­goïsme qui trouve son affir­ma­tion et son accom­plis­se­ment dans la satis­fac­tion com­plète de l’é­goïsme de cha­cun de ceux qu’elle réunit. Voi­là com­ment je com­prends l’a­mi­tié et même cette esquisse est fort au deçà du tableau que j’en peins en mon for intime… 

Cer­tai­ne­ment, dans l’a­mi­tié autre que super­fi­cielle, dans l’a­mi­tié telle que je la conçois, il entre beau­coup de com­pas­sion et de pitié, mais non cette com­pas­sion et cette pitié qui humi­lient ou ne sont qu’un désir de se libé­rer d’une souf­france gênante pour son propre égoïsme. La com­pas­sion et la pitié qu’in­tègre l’a­mi­tié n’ont rien de com­mun avec la cha­ri­té, elles sont enno­blis­santes et créa­trices et non avi­lis­santes ou néga­trices, elles émanent du cœur et non du cer­veau ; elles consolent, elles gué­rissent, elles allègent l’ef­frayant far­deau de la dou­leur de vivre ; elles ins­taurent une atmo­sphère de joie, de conten­te­ment, de bon­heur, de ten­dresse, d’af­fec­tion, d’a­mour infi­ni qu’au­cun obs­tacle ni mécom­pré­hen­sion ne rebute, attié­dit ou décou­rage. Une atmo­sphère d’é­goïsme pur où chaque par­ti­ci­pant au contrat d’a­mi­tié trouve la pleine satis­fac­tion de son égoïsme. Elles créent en un mot une atmo­sphère où la souf­france n’a pas cours. C’est pour­quoi l’a­mi­tié qui ne pro­cède pas exclu­si­ve­ment du cœur, n’est qu’une ami­tié tron­quée et muti­lée. Que cette ami­tié-là ne soit pra­ti­cable qu’en un milieu res­treint, qu’entre « êtres d’ex­cep­tion », nous sommes bien d’ac­cord. Et c’est ce qu’il faut bien considérer. 

On se moque­ra de moi peut-être, on m’ac­cu­se­ra de n’être pas de mon siècle, on me taxe­ra d’illu­mi­nisme. Je m’en insou­cie. Je pré­fère — viser plus haut que plus bas — les cimes aux bas fonds, l’eau cou­rante des ruis­seaux à l’onde des mares méphi­tiques. Pre­nez-moi tel que je suis, avec mon incu­rable uto­pisme comme vous dites, ou ne m’ap­pro­chez point : Toute concep­tion de l’a­mi­tié infé­rieure à celle-la laisse mon cœur insatisfait. 

E. Armand

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