Face à
tous ces éléments actuels, j’ai essayé de me
mettre en position d’observateur – et d’observer ce que cela
provoquait en moi. Un peu arbitrairement, j’ai jeté un œil
sur des manifestations et l’autre œil sur ceux qui manifestaient.
La première
conclusion que tout cela me suggère commente justement cette
position d’observateur. Il est devenu net pour moi que gesticuler
de la manière que me propose l’un quelconque des multiples
groupements en place serait un affolement aveugle. D’où la
nécessité d’un peu de réflexion. Et en premier
lieu, nécessité d’observation. Cette observation de
ce qui nous entoure (il s’agit aussi bien de mouvements de
protestation aux États-Unis comme au Japon, que de la guérilla
en Amérique latine, que des formes d’économie en pays
« socialistes », ou tout simplement du public
assistant à une manifestation) –, cette observation doit se
préciser en une analyse critique. Mais si cette analyse ne se
limite pas à une satisfaction d’intellectualisme, à
un défoulement de polémique, il faut introduire la
notion de point de repère. Ainsi l’observation de la
pratique de l’action directe non violente aux États-Unis et
même en Grande-Bretagne constituerait des points de repère
instructifs : pas question de les prendre pour des modèles,
pour des buts, mais pour des miroirs dans lesquels on s’observe et
on se déplaît, ou bien pour des échelons qui nous
permettent de gravir une échelle et cela sans s’identifier à
un échelon.
Si, atteint
par le virus du positif, le délire m’emporte, il constituera
ma deuxième conclusion.
Extérieurement,
ma vision aurait l’aspect de petites collectivités locales
pratiquant l’action directe non violente :
– Petites
collectivités locales, cela signifie groupement humain basé
sur des affinités individuelles, localisé
géographiquement ou selon les activités. Une quelconque
dimension communautaire à la mesure de cette collectivité
pourrait être profitable.
– Pratique
de l’action directe ; pour situer cela, le CNVA aux États-Unis
est un exemple instructif à ce sujet, la fin de l’éditorial
de « Peace News », « La paix est
belle, vivez-la ! », est également suggestive. Sur
ce sujet, les points de repère ne manquent pas.
Abandonnant
le pacifisme moribond, ce groupe devrait préfigurer un
« pacifisme plein de santé »,
abandonnant le propriétarisme-exclusiviste-de-la-Révolution,
il devrait préfigurer une « totalité
révolutionnaire ». Scrutant davantage mes
divagations, j’apercevrais ce groupe avoir pour première
préoccupation de se remettre en question en tant que groupe :
la notion de groupe n’avalerait plus celle d’individu, n’en
serait pas le soutien – le groupe ne serait que l’artifice
permettant à l’individu de dépasser ses limites.
L’activité
d’une telle collectivité ne serait que partielle. Conscient
de cela, elle ne se prendrait, pas pour une phase révolutionnaire,
mais elle chercherait à être un tremplin à une
phase révolutionnaire : en élargissant le domaine de
son activité, en augmentant le champ de conscience de chaque
individu. La caractéristique essentielle d’une telle
collectivité serait son rôle de passage.
Telle est
l’utopie – l’individu préférant border sa
conscience de digues de peur qu’elle ne se déverse au sol,
préférant s’accrocher, s’identifier à une
idéologie quelconque, à un groupe quelconque (le
meilleur exemple en est la religion et l’Église, mais ce
n’est qu’un cas particulier). Signe d’impuissance, signe
d’utopie.
Et si cette
utopie s’agitait, j’invoquerais en bon anarchiste le « droit
à l’erreur » ! le droit à reconnaître
l’erreur et à l’éliminer.
La
troisième conclusion que nécessite ce numéro
concerne l’utilisation abusive du mot « originalité ».
Hormis la nécessité de varier les formes d’action
pour ne pas tomber dans une tradition, l’originalité ne peut
être un but – et ici elle se veut une provocation : les
originalités collectionnées ici ne sont pas toujours
formidables, mais nos yeux tricolores feraient bien de s’ouvrir un
peu. En dehors de cela, l’originalité n’est pas un thème
dominant. Il est deux critères fondamentaux auxquels une
action doit se référer : la communication et la
récupération. A la suite de quoi un individu y
participant se butte à deux autres critères : la
totalité de son expression et son degré d’engagement
dans l’action.
Une action
peut se réduire par exemple à une scène à
deux personnes, à un dialogue :
– Pour
communiquer, il s’agira de provoquer chez l’autre une mobilité
d’esprit. Il sera alors peut-être nécessaire de
provoquer un choc, de déclencher un réflexe émotionnel
– cela est affaire de tactique et donc de situation.
– La
récupération se produit quand on ne dérange pas
l’autre de son statisme, quand on le satisfait, quand on se laisse
accaparer. Si à la question « à quel groupe
appartiens-tu ? », je réponds par exemple « à
un groupe non violent », je satisfais l’autre, je ne lui
pose aucun problème, il désirait ardemment semblable
réponse, je suis tombé dans son piège. Si je
participe à une marche de la Paix, j’inscris mon acte dans
le calendrier de l’année et je l’accouple à la
bonne conscience populaire – cette satisfaction des besoins fait
alors le jeu du gouvernement.
– Enfin,
si je révèle à l’autre des signes
d’incohérence, ou d’impuissance de mon être, ou bien
si je détache un acte de mon être (et l’absence
d’engagement dans une marche de la Paix aboutit à cela),
alors pourrais-je provoquer chez l’autre une mobilité
d’esprit ?
En
définitive, nous nous ramenons toujours à ce thème
de la mobilité d’esprit, signe de l’individu en lutte
contre son impuissance à vivre. Il y a là matière
à faire œuvre originale !
Denis
Durand