La Presse Anarchiste

Les marchands

De tous les
col­por­teurs de l’histoire, les plus grands ont été
les pro­mo­teurs de reli­gions, ceux qui ont vu la lumière et qui
ont essayé de la capitaliser.

Les rues de
Haight-Ash­bu­ry à San Fran­cis­co sont bor­dées de salons
où l’on joue avec la drogue. A l’extérieur, des
pépées de qua­torze ans sont vio­lées et
trans­for­mées en monstres du métha­drène. Des
gars, habillés à l’indienne, men­dient pour manger.
Autour de leur cou, ils portent des cru­ci­fix et autres bibelots
reli­gieux. Ils chantent le Hare Krishna.

Le mot que
les com­mer­çants du Hip s’efforcent de pro­mou­voir, c’est
Amour. Cela a tou­jours été le grand mot chez les
came­lots de la Vision Mys­tique. Mais le fait d’Amour ne s’est
jamais révé­lé négo­ciable. Plu­sieurs ont
essayé de le pro­mou­voir, mais il s’est tou­jours défilé.

Par exemple
le « love-in » : une vision vrai­ment noble et
sou­vent une expé­rience amu­sante et ins­pi­ra­trice. Cependant
j’ai reçu récem­ment une infor­ma­tion venant de la
Tower Records qui fai­sait de la publi­ci­té en faveur d’un
album de chan­sons d’un cer­tain Kim Fow­ley, intitulé :
« Flo­wer Power » – lequel album comprenait
des ins­truc­tions com­pli­quées sur « la manière
d’organiser un love-in ».

Il y a un
concept de base qui doit être trai­té ici. Il, s’agit
de la pré­ten­tion brute que le LSD est la Révolution.
Que les drogues psy­ché­dé­liques, de par elles-mêmes,
pro­duisent de tels chan­ge­ments dans l’individu que, à
l’échelle des masses, toutes nos ins­ti­tu­tions s’écrouleront
et que des struc­tures nou­velles et davan­tage basées sur
l’amour s’élèveront sur les ruines.

Cela paraît
gran­diose, mais cela semble jus­te­ment ne pas être ce qui se
passe. Les mar­chands de Haight Street étalent le capitalisme
pri­mi­tif sous son aspect le plus mau­vais. Pen­dant des mois, ils ont
orga­ni­sé un pèle­ri­nage reli­gieux à La Mecque. Et
ils ont réus­si. On attend jusqu’à 200 000 jeunes pour
cet été. Cepen­dant, les mar­chands semblent fer­mer les
yeux sur la situa­tion dans laquelle ils vont mettre ces jeunes. Les
Flo­wer Chil­dren dévalent Haight, leurs yeux grand ouverts dans
l’expectative, et sou­dain ils se trouvent sans argent, affamés
et atteints de mala­die vénérienne.

Mais les
mar­chands, dans leur fer­veur reli­gieuse, ferment les yeux sur
l’authentique misère qui les entoure. Leur réponse à
tous les pro­blèmes du monde : « Pre­nez de la
drogue, les choses s’arrangeront. » Ches­ter Ander­son, un
poète de San Fran­cis­co, dit de leur conscience qu’elle est
sélec­tive. Ce qui ne rentre pas dans le cadre de leur dogme
reli­gieux, tout sim­ple­ment, n’existe pas. L’« Oracle »
de San Fran­cis­co, l’organe under­ground [[« Underground »
: mot à mot : sou­ter­rain. Dans ce cas désigne une
presse « jeune, nou­velle gauche, avant-garde, contre
l’ordre éta­bli » et plus précisément
des jour­naux paci­fistes, étu­diants, hip­py, … comme : aux
États-Unis, « The East Vil­lage Other »
(New York), « The Los Angeles Free Press »,
« The Ber­ke­ley Barb », « Win »,
au Cana­da, « Sani­ty », en Angle­terre, « Peace
News », « Inter­na­tio­nal Times », …]], n’imprime rien qui
« résonne mal ». Les gangs, la
blen­nor­ra­gie, la bru­ta­li­té de la rue sont pas­sés sous
silence. Telle est la théo­rie : si vous igno­rez tous les maux
de ce monde, ils ces­se­ront d’exister. Telle est l’Utopie. Un
concept ter­ri­ble­ment faux. Pour beau­coup de hip­pies, la guerre au
Viet­nam est seule­ment une ombre vague, un sombre sou­ve­nir d’un
autre monde. « Cela n’est pas réel, mon vieux. »
Une conscience sélective.

Les
pro­mo­teurs les plus impor­tants sont ceux qui s’emploient dans le
domaine du rock psy­ché­dé­lique. Si les drogues
psy­ché­dé­liques sont les sacre­ments de la nouvelle
reli­gion, le rock’n roll en est le sang. Et par le fait, ce qui
n’était qu’une musique d’étudiants, assez
ines­thé­tique, est deve­nu une forme d’art exci­tante. Et un
gros business.

Les grands
dan­cings de San Fran­cis­co sont les temples de la nou­velle religion.
Ils vibrent dans des jeux, étin­ce­lants mais parfois
fas­ti­dieux, d’électronique et dans une orgie de lumières.
C’est là que l’expérience reli­gieuse se déroule
 : un enga­ge­ment total des sens, une expé­rience primordiale.
McLu­han parle de médium.

Mais il y a
plus que cela. Fran­chis­sant les pro­blèmes du corps, de la
drogue et du sexe, on touche à quelques-unes des mala­dies de
la nation. Notre civi­li­sa­tion est fati­guée : elle peut
sup­por­ter quelques orgies. Mais même les plus anarchistes
d’entre nous savent qu’il s’agit de la struc­ture sociale. Et si
les Nou­veaux Illu­mi­nés n’essayent pas de s’attaquer aux
vieux pro­blèmes de la struc­ture d’une com­mu­nau­té, de
la souf­france humaine, qui se trouvent devant vous – alors il y a
quelque chose qui ne va pas. Si tout ce que nous fai­sons, c’est
créer une nou­velle classe de Pos­sé­dants – si, comme
l’a dit Chet Helms, pro­prié­taire du dan­cing Ava­lon et homme
qui a des Moyens, nous ne fai­sons que créer un nou­vel Ordre
Éta­bli, alors nous fai­sons une drôle de Révolution.

Cer­tains
essaient de trai­ter de ces pro­blèmes. Ils s’appellent les
Dig­gers, et les mar­chands les haïssent. Leur noyau est composé
d’acteurs et de poètes, plu­sieurs venant de la Troupe de
Mime de San Fran­cis­co. Pen­dant des mois ils ont don­né de la
nour­ri­ture gra­tui­te­ment et ont essayé de loger les adolescents
vaga­bonds. Ils ont mis sur pied une Ecole de Sur­vie, dans laquelle on
enseigne “com­ment sur­vivre dans Haight Street”. Pas de
morale, sim­ple­ment ce qu’il faut sur le sexe, la drogue et la
police.

Leur voix
la plus élo­quente est celle de Ches­ter Ander­son. Ander­son et
ses amis font mar­cher une chose qu’ils appellent la Communication
Com­pa­ny qui inonde Haight toutes les deux heures de déclamations
de poé­sie libre, de nou­velles de faillites, d’attaques
cui­santes contre les Mar­chands du Hip.

Ander­son
pré­tend que les mar­chands sont sin­cères, qu’« ils
croient que la drogue est la réponse, mais ne savent ni se
demandent quelle est la ques­tion. Ils pensent que la drogue est la
voie facile vers Dieu ». « Avez-vous été
vio­lée », disent-ils. « Pre­nez de la
drogue et tout ira bien. » « Êtes-vous
malade ? Pre­nez de la drogue et trou­vez la san­té intérieure. »
« Avez-vous froid à dor­mir sur le pas des portes la
nuit ? Pre­nez de la drogue et décou­vrez votre propre chaleur
inté­rieure. » « Avez-vous faim ? Prenez
de la drogue et trans­cen­dez ces besoins terrestres. »
« Vous ne pou­vez pas vous payer de la drogue ?
Excu­sez-moi, je crois entendre quelqu’un m’appeler. »

Mais la
Com­mu­ni­ca­tion Com­pa­ny et d’autres membres de la presse underground
com­battent un for­mi­dable enne­mi : la masse. Je me trou­vais récemment
à San Fran­cis­co pour une confé­rence des journaux
under­ground : vous pou­viez dif­fi­ci­le­ment des­cendre Haight Street sans
deve­nir la vedette d’un quel­conque film. Le sys­tème combat
les impli­ca­tions du « drop­ping out » en créant
de nou­velles sec­tions dans le mou­ve­ment Yel­low Sub­ma­rine. On peut
faci­le­ment pré­voir que la mari­jua­na sera légalisée.
Et avec quelque ima­gi­na­tion que le LSD devien­dra le « soma »
de Hux­ley et les jeux de lumière ses « sensations ».

Et si l’on
a la tête froide d’un Bob­by Ken­ne­dy pour faire croire que
tout paraît OK, le Meilleur des Mondes pour­rait ne pas être
un si mau­vais voyage que cela : cer­tains s’engraissant à
vendre des gad­gets et des icônes, d’autres sui­vant ce sillon,
satis­faits, tan­dis que le Tiers-Monde gratte aux portes du temple.

Mais les
choses pour­raient ne pas être aus­si laides. Les Diggers
demandent avec quelque espoir de suc­cès que les marchands
aban­donnent leurs béné­fices pour loger et nour­rir les
pèle­rins de l’été. Les hip­pies de San
Fran­cis­co, de New York et même de Hous­ton se mettent à
réa­li­ser que le fait d’aimer un flic ne l’empêche
pas de vous traî­ner en pri­son s’il n’aime pas que vous vous
asseyiez dans les parcs. Et quelques hip­pies réa­lisent que
s’ils ne gagnent pas la com­pré­hen­sion du Black Power et
s’ils ne s’allient pas avec les Noirs contre l’Ordre Établi,
ils risquent cet été de voir leur petite Psychédelphie
tom­ber en ruine avec le reste de la com­mu­nau­té blanche.

Et dans
Haight, les Dig­gers font l’expérience de méthodes
exci­tantes pour com­battre les mer­ce­naires de l’Ordre Établi.
Par exemple en allant voir les cinéastes et en deman­dant un
salaire pour réta­blir la balance. Et en se met­tant devant
leurs camé­ras s’ils refusent. Ches­ter Ander­son espère
« à lui tout seul réduire l’efficacité
de la MGM de bien 37 p. 100 ».

Peut-être
y a‑t-il encore de l’espoir ?

Thorne
Dreyer (Article
extrait du jour­nal « The Rag » de Austin.
Texas, dont Thorne Dreyer est l’éditeur.)

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