La Presse Anarchiste

de l’esprit de négociation

Ce bon
Mon­sieur Khrouchtchev

Dans
l’ou­vrage de G. W. Mil­ls que notre ami Robert Proix analyse
ci-des­sus, non sans lais­ser entendre les réserves que ne
laisse pas d’im­po­ser la confiance de l’au­teur dans ses propres
solu­tions en vue de nous évi­ter l’a­po­ca­lypse d’une troisième
guerre mon­diale, l’un des moyens pro­po­sés n’est autre que le
« véri­table esprit de négociation ».

Il
y a une grande pié­té dans un tel vœu il faut
l’ac­cor­der, comme il ne fait point de doute que les chefs d’État
des deux camps, jus­qu’i­ci sau­vés — et nous aus­si — de la
catas­trophe par l’é­qui­libre des ter­reurs mutuelles qu’ils
s’ins­pirent, pro­fessent, au moins offi­ciel­le­ment, la même
opi­nion. Et il paraît même assu­ré que la plupart
d’entre eux seraient ravis de réduire au plus bas prix
pos­sible le coût de cette « paix » — la nôtre —
qui porte le nom de guerre froide.

Nul
de nous au reste, ne s’en plain­drait, quitte à se réserver
le droit de sou­rire en consta­tant que cette cote plus ou moins mal
taillée est aujourd’­hui défi­nie « coexistence »,
et de rire aux éclats quand l’ac­tuel suc­ces­seur de Staline,
qui nous prend pro­ba­ble­ment tous pour des cha­noines Kir, prétend
que telle était déjà la pen­sée la plus
chère de Lénine.

Mais
c’est tout de même une drôle de chose que la manière
dont ce bon Mon­sieur Khroucht­chev com­prend son rôle d’apôtre
de la paix. Depuis le temps que ce bour­reau de l’U­kraine et de
Buda­pest nous en rebat les oreilles, per­sonne, je crois bien — la
mémoire des hommes est si courte — ne s’est avi­sé de
remar­quer que cette façon de mettre au pilo­ri (et qui ne l’y
met­trait?) la vio­lence rap­pelle de point en point le style de certain
ex-grand per­son­nage : le chef d’un autre État tota­li­taire, le
dénom­mé Mus­so­li­ni, qui repre­nant, pro­ba­ble­ment à
son insu, la for­mule du pauvre Lamar­tine, cer­tain jour, lui aussi,
décla­ra la paix au monde, mais du haut de quatre (ou douze on
ne sait plus) mil­lions de baïon­nettes. Car c’est exac­te­ment du
haut de ses fusées, luniks et autres joyeux acces­soires que le
pétu­lant tou­riste de Londres, Washing­ton, Paris et autres
lieux se tue (c’est une façon de par­ler) à vou­loir nous
faire entendre, si nous ne sommes pas bien sages, le sens qu’aurait
pour lui à défaut de la paix, ce que d’autres ont
appe­lé la pacification.

On
sait quelle sorte de paix le Mus­so­lin a pra­ti­quée après
sa « déclaration ».

Plaise
au ciel que son émule mos­co­vite soit, au contraire, amené
à se et à nous tenir parole. Après tout,
l’é­poque est assez cin­glée pour que cela, aus­si, soit
possible…

Mais
quand, à l’ins­tar du cer­tai­ne­ment très sincère
G. W. Mil­ls, que nous ne cher­chons d’ailleurs pas du tout à
mettre per­son­nel­le­ment en cause, des ingé­nus qui se croient
paci­fistes viennent, en l’an de grâce 1960 nous dire les
espoirs qu’ils croient pou­voir mettre dans un véri­table esprit
de négo­cia­tion, com­ment ne pas s’a­vi­ser que, pour signifier
quelque chose, il fau­drait que ce bien­fai­sant esprit-là régnât
de part et d’autre ?

Qu’on
me par­donne si, ce disant, je ne puis m’empêcher de me gratter
la tête. J’é­cris ces lignes juste après la
lec­ture de je ne sais com­bien de jour­naux tous emplis du
reten­tis­se­ment des ana­thèmes de notre apôtre de la paix,
ce bon Mon­sieur Khroucht­chev pour le nom­mer encore, à la suite
de cet inci­dent de l’a­vion USA soi-disant abat­tu au-des­sus de
l’Ou­ral. Ne me deman­dez pas de don­ner mon avis sur cet incident
tech­nique. (Entre nous, elles doivent être fameuses, point de
vue résis­tance, les pho­tos amé­ri­caines pour rester
intactes après la caresse d’une fusée et une chute de
20 000 mètres sans par­ler de la non moindre qua­li­té à
toute épreuve du stock d’al­liances dont ses chefs,
pro­ba­ble­ment abon­nés à la presse du cœur, auraient
muni le pilote à des fins cor­rup­trices camou­flées du
bon motif.) Je ne retien­drai qu’une chose : c’est qu’en pleine période
de soi-disant pré-détente, très exac­te­ment à
la veille de cette confé­rence au som­met par lui réclamée
à cor et à cri, l’ex­cellent Mon­sieur Khrouchtchev,
aver­ti du vol de l’im­pru­dent (ou com­plai­sant?) avion, si même,
sachant fort bien qu’il s’a­gis­sait d’un appa­reil capable certes de
mon­ter très haut, mais de faible vitesse, il s’est (ce n’est
pas impos­sible) conten­té de le faire contraindre à
rejoindre le sol, n’en a pas moins crié sur les toits qu’il
avait per­son­nel­le­ment don­né l’ordre de l’a­battre avec une
fusée.

On n’est
pas plus galant.

Or, ces
mêmes jour­naux que j’ai là sur ma table rap­portent aussi
que deux espions russes viennent de se faire inter­cep­ter par la
police hel­vé­tique. Mais nulle part on ne peut lire que le
gou­ver­ne­ment suisse ni aucun de ses admi­nis­trés ait déjà
pro­non­cé, même tout bas, la moindre menace de
représailles.

Ce
qui ten­drait à démon­trer que les petits pays et les
simples citoyens n’ont appa­rem­ment pas encore aus­si bien com­pris que
ce bon Mon­sieur Khroucht­chev le « véri­table esprit de
négociation ».

* *
*

L’ombre
chinoise

Après
l’es­prit, la chose. Enten­dons : l’un au moins des aspects des
condi­tions objec­tives aux­quelles se trouve confron­tée la
recherche d’un esprit de négo­cia­tion. Aspect dont il semble
qu’on ait jus­qu’i­ci bien trop peu par­lé [[Du
moins jus­qu’à la date où j’é­cri­vais ceci.
Depuis, évidemment…]].

Certes,
les par­tis de la social-démo­cra­tie ne nous ont pas gâtés
 — les autres non plus, d’ailleurs — en têtes bien faites.
Mais tout arrive. Et pour se convaincre qu’il est aux lois du nombre
d’heu­reuses excep­tions, il suf­fit, par exemple, de suivre dans le
« Volks­recht », quo­ti­dien socia­liste de Zurich, les
articles du pas­teur raga­zien [[Du nom de Jakob
Ragaz, guide spi­ri­tuel du mou­ve­ment du « socia­lisme religieux »
hau­te­ment esti­mé par Silone, lequel est au reste plus près
de cette ten­dance que ne me le per­met mon agnos­ti­cisme. (S.)]]
Otto Hür­li­mann sur la poli­tique inter­na­tio­nale. Pour le moment,
je n’en retien­drai qu’un seul, paru le 29 avril. Pour com­men­cer, cet
article expose que, dans le conflit latent qui défi­nit aussi
la situa­tion en Extrême-Orient, le véri­table adversaire
de la Chine de Mao n’est pas l’A­mé­rique, mais l’Inde — ce
pays qui pré­sente pour Pékin le dan­ger infi­ni­ment grave
de démon­trer à toute l’A­sie du Sud-Est et, qui sait,
aux Chi­nois, que, dans la lutte contre le sous-développement
et l’as­pi­ra­tion à plus de jus­tice, on peut se pas­ser de la
dic­ta­ture. Héré­sie d’au­tant plus périlleuse que
la confé­rence au som­met — car c’en était une — de
la ren­contre de Deh­li entre Tchou-en-laï et Neh­ru, loin de se
ter­mi­ner, comme on l’a dit, sans résul­tat, a bien au contraire
eu celui de prou­ver à tout l’Orient que le différend
ter­ri­to­rial – un simple pré­texte – créé par
la Chine dans les soli­tudes de l’Himalaya, non plus que toute la
dia­lec­tique de l’homme d’État chi­nois n’étaient
de taille à arra­cher à l’Inde le moindre sem­blant de
capi­tu­la­tion. Or si de Deh­li on détourne les yeux vers
l’Oc­ci­dent, très exac­te­ment vers Paris où, quand
paraî­tront ces lignes, aura déjà commencé,
et même fini de sié­ger la seconde confé­rence au
som­met — la seule qui en ait reçu le nom mais peu importe,
c’est la seconde quand même — il y a lieu, nous conseille
Otto Hür­li­mann, de ne pas perdre de vue que, même si
Khrout­chev désire sin­cè­re­ment une phase de détente
 — en plus de la résis­tance des sta­li­niens de plus stricte
obser­vance, en plus du mau­vais vou­loir, ici pro­fes­sion­nel, de sa
propre armée, le maître du Krem­lin, tou­jours à le
sup­po­ser véri­ta­ble­ment par­ti­san d’un dégel
diplo­ma­tique, est obli­gé de tenir compte du risque encou­ru par
la Rus­sie de perdre, à trop vou­loir jouer la carte de la
« coexis­tence », son rôle diri­geant dans le bloc dit
com­mu­niste, rôle que Pékin n’at­tend qu’une chance de
poser les pre­miers jalons en vue de le reprendre à son propre
compte. Rien de moins libre, en fait, qu’un dic­ta­teur, et
Khrout­ch­chev ne fait pas exception.

On le
voit, en fait de négo­cia­tion, la chose et l’es­prit — l’esprit
et la chose sont infi­ni­ment loin de coïncider.

Mais
qui sait, peut-être la grande sur­prise (car c’en serait une!)
se pro­dui­ra-t-elle mal­gré tout ; peut-être se sera-t-elle
même déjà pro­duite quand on lira ceci.

C’est la
grâce qu’il faut nous sou­hai­ter à tous.

J.-P.
S.

P.-S.:
Depuis que ces lignes furent écrites, la sur­prise s’est bien
pro­duite, mais dans le sens contraire. À vrai dire, nous ne
nous atten­dions pas à rece­voir une confirmation,
mal­heu­reu­se­ment, aus­si démons­tra­tive de notre scep­ti­cisme que
le tor­pillage, par M. Khroucht­chev lui-même, de feu la
confé­rence. – Comme l’é­crit Claude Le Maguet : «…
Nous n’é­tions pas sans nous attendre au dénoue­ment de
la pièce. Mais, de pièce, il n’y en a même pas
eu. Seule­ment un sinistre cabot venu occu­per la scène pour
empê­cher qu’elle se joue…» Hélas, notre ami n’a
que trop rai­son d’a­jou­ter : « Mais nous n’a­vons certes pas envie
de triom­pher de nos justes prévisions. »

La Presse Anarchiste