La Presse Anarchiste

De Paris à Barcelone

Il
était arrivé un jour de Brux­elles, où il était
notre cor­re­spon­dant pour le petit jour­nal anar­chiste dont je
m’oc­cu­pais depuis la mort de Lib­er­tad. Il avait à peine vingt
ans. I1 était beau comme un dieu : un vis­age d’un ovale très
pur, le front haut, le nez droit aux nar­ines frémis­santes, la
bouche fine et sen­si­ble, avec un sourire un peu dis­tant ; sur tout
cela, un air de grande non­cha­lance, per­pétuelle­ment démenti
par un besoin inces­sant de tra­vailler, de dis­cuter, d’écrire.

Nous
avions presque tout de suite pris l’habi­tude de nous ren­con­tr­er à
peu près quo­ti­di­en­nement, dans les bib­lio­thèques, le
long des quais qu’il ado­rait, au Lux­em­bourg près du bassin de
la Fontaine Médi­cis, ou chez moi, dans mon petit logis de la
rue de Seine. Pen­dant les beaux jours, nous pre­nions sou­vent le
bateau-mouche jusqu’à Saint-Cloud, quelques livres ou des
travaux de tra­duc­tion et de cor­rec­tion sous le bras.

Et
puis, un jour d’au­tomne gris, que nous lisions et commentions
ensem­ble François Vil­lon, dans mon silen­cieux logis, l’amour
vint… à dater de ce moment, ma vie fut toute transfigurée.

Nous
étions tous deux pleins d’en­t­hou­si­asme, et nous avons
tra­vail­lé avec beau­coup de courage à faire vivre le
petit jour­nal qui nous était con­fié : lui aux travaux de
rédac­tion et moi surtout â l’ad­min­is­tra­tion et même
aux travaux ménagers, qui présen­taient sou­vent des
dif­fi­cultés redoutables.

Plusieurs
mois se passèrent ain­si, assez pais­i­ble­ment. Et puis vint
l’af­freuse tour­mente de ce qu’on appela « l’af­faire des Bandits
trag­iques », où nous fûmes emportés tous les
deux, cha­cun dans une prison. Les dan­gers eux-mêmes de la
red­outable accu­sa­tion nous parais­saient moins ter­ri­bles, moins
dif­fi­ciles à sur­mon­ter que la sépa­ra­tion. Mais c’était
une âme excep­tion­nelle­ment sere­ine, et pen­dant les cinq longues
années de réclu­sion qu’il accom­plit, il n’eut jamais
une plainte. Il lui fal­lait du papi­er, des plumes, des livres,
beau­coup de livres. Il savait que j’é­tais bien pau­vre, mais on
eût dit qu’il n’avait exacte­ment pas de besoins matériels.
Il ne demandait jamais rien.

Le
dernier jour du procès à la cour d’as­sis­es — où
je fus libérée — il m’écrivait, aussitôt
ren­tré dans sa prison : « Ne vous inquiétez pas
pour moi, mon amie chérie, je sup­port­erai très bien
tout cela. Je suis si heureux que vous en soyez sor­tie. C’est bientôt
le print­emps. Prof­itez de Paris, prof­itez de la vie. Gardez-moi
seule­ment votre ten­dresse et je serai heureux. »

À
la mai­son cen­trale de Melun, où il fut transféré,
il se fit admet­tre rapi­de­ment à l’ate­lier d’im­primerie, où
il apprit la typogra­phie. Nous étions en pleine grande guerre,
la nour­ri­t­ure des pris­on­niers était lam­en­ta­ble, et trois fois
on dut le trans­fér­er à l’in­firmerie où l’on
était un peu mieux traité. Il prof­i­ta de ces loisirs
for­cés pour appren­dre l’alle­mand, l’es­pag­nol l’espéranto.
Il tra­vail­lait sans relâche, étu­di­ant, lisant,
traduisant, écrivant. De la prison de la San­té ou de la
mai­son cen­trale de Melun, j’ai reçu 528 let­tres, toutes
numérotées pour con­trôle, toutes plus tendres,
plus affectueuses, plus courageuses les unes que les autres. 

Tout
de suite à son arrivée à Melun, la ques­tion se
posa de nos rap­ports. En effet, nous n’é­tions pas mariés,
et à par­tir de sa con­damna­tion, nous n’avions plus le droit de
nous écrire, et je n’avais pas celui de le vis­iter. Nous
décidâmes de nous unir, mais il fal­lait pour cela
l’au­tori­sa­tion du min­istère de l’In­térieur. Quand enfin
elle nous parvint, et dès les bans pub­liés, je me
rendis â Melun. La céré­monie eut lieu en présence
de ses deux témoins — des gardes de la prison — et des
miens, amis jour­nal­istes. Puis on nous lais­sa seuls dans un petit
bureau de la mairie, pen­dant une heure env­i­ron. Il y avait près
de deux ans que nous ne nous étions trou­vés près
l’un de l’autre. Et notre émo­tion était si grande que
c’est à peine si nous pou­vions par­ler. Les mains jointes, les
yeux tout embués de ten­dresse, nous pronon­cions quelques
phras­es insignifi­antes, alors que nous avions le cœur si plein l’un
de l’autre.

* *
*

Hélas
 ! les cinq années écoulées, nous ne nous sommes
pas retrou­vés : il fut expul­sé, à titre
d’é­tranger, et il choisit la fron­tière espag­nole. À
Barcelone, où je le rejoig­nis, je ne pus trou­ver un moyen
d’ex­is­tence suff­isant â faire vivre mes deux enfants, et je dus
ren­tr­er à Paris. A ce moment-là encore je le retrouvai
résigné et courageux à son habi­tude. Il s’était
fait embauch­er comme typographe et s’é­tait inscrit au syndicat
— révo­lu­tion­naire — où tout de suite il prit part à
l’ag­i­ta­tion déjà grande des mil­i­tants espagnols.

Quand
écla­ta la révo­lu­tion russe, il n’y put tenir : il lui
sem­blait qu’il devait se ren­dre là-bas, être sur place,
par­ticiper, pay­er de sa per­son­ne. Il ren­tra en France grâce à
quelques com­plai­sances con­sulaires, et il fal­lut faire avec lui des
pieds et des mains pour essay­er de trou­ver un moyen de par­tir. Nous
ne réussîmes qu’à le faire met­tre dans un camp de
con­cen­tra­tion, où il séjour­na encore près de
deux ans. Après quoi il réus­sit à être
incor­poré dans un trans­port d’o­tages en par­tance pour la
Russie.

La
vie qu’il mena là-bas, il l’a con­tée dans ses « Mémoires
d’un révo­lu­tion­naire ». Tout le monde a pu le suiv­re à
tra­vers son œuvre que je crois pou­voir dire si impor­tante, mais dont
ce n’est pas mon affaire de par­ler. Mais tout au long de ce périple
extra­or­di­naire, nous ne nous sommes pas quit­tés, moralement
par­lant. J’ai toute une cor­re­spon­dance de partout — de Russie,
d’Alle­magne, d’Autriche, de Silésie, et enfin du Mex­ique. Je
le suiv­ais ain­si à tra­vers ses péré­gri­na­tions et
ses aven­tures, avec la même ten­dresse, la même amitié
inaltérable. J’avais à un cer­tain moment projeté
de par­tir aus­si au Mex­ique, lasse de cette abom­inable vie de
l’oc­cu­pa­tion. Il m’y encour­ageait et promet­tait de m’aider là-bas
à me retourn­er. Les cir­con­stances ne l’ont pas per­mis, mais
nous nous en réjouis­sions tous les deux.

C’est à
l’heure du repas de midi que j’ap­pris chez moi, par la radio, la
nou­velle de sa mort subite, par arrêt du coeur. Et je peux bien
dire que ce fut un des plus grands cha­grins de ma vie.

Rirette
Maîtrejean


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