La Presse Anarchiste

Entretien sur l’humanitarisme

Et le père de tous ces men­songes fut Rous­seau, un des magi­ciens les plus noirs de la cor­rup­tion humaine, aus­si cor­rom­pu lui-même que ses doc­trines, — un monstre — une créa­ture de la fausse lumière comme disent les mys­tiques — les anti­podes de Pla­ton. Qu’à lui tous les huma­ni­taires, sen­ti­men­ta­listes et canailles de la même espèce adressent leurs pate­nôtres : « Notre père qui est aux enfers ». 

 — Mais il fau­drait vous mon­trer expli­cite pour m’en­traî­ner en votre com­pa­gnie, — quelle fut l’illu­sion de Rous­seau ? Car vous admet­trez ses bonnes intentions ? 

 — C’est jus­te­ment cela que je ne veux pas admettre. À la véri­té, sa sup­po­si­tion et la sup­po­si­tion ordi­naire que Rous­seau et son école étaient bien inten­tion­nés est pré­ci­sé­ment l’illu­sion de Rous­seau. C’est l’illu­sion de l’hu­ma­ni­ta­risme par oppo­sé à la véri­table doc­trine de l’hu­ma­ni­ta­risme. Les sen­ti­men­ta­listes ne sont pas sin­cè­re­ment des bien inten­tion­nés ; ils s’i­ma­ginent seule­ment qu’ils le sont.

 — Com­ment se fait-il qu’ils se trompent aus­si gros­siè­re­ment que vous l’indiquez ?

 — Rien de plus simple. Sup­po­sons que vous com­men­ciez par haïr et mépri­ser l’homme ; le pre­mier éche­lon à gra­vir pour adou­cir l’ef­fet de cette haine est de la dis­si­mu­ler. Rien n’est plus pénible à endu­rer que le spec­tacle de l’homme tel qu’il est. Mais la nature de l’homme ne pou­vant se modi­fier ni se trans­for­mer, la défense des faibles est de pré­tendre que l’homme est en réa­li­té digne d’a­mour. Entre pro­fes­ser l’a­mour de l’homme et se convaincre qu’on l’aime, le degré à fran­chir est rapide. Mais cela n’im­plique aucune dif­fé­rence concer­nant votre conduite et votre atti­tude réelle.

 — Je me sens dis­po­sé à sou­te­nir le contraire.

 — Cer­tai­ne­ment, la conduite indi­vi­duelle est affec­tée par l’as­pi­ra­tion vers l’i­dée. Len­te­ment, peut-être, mais cer­tai­ne­ment, à la longue, la conduite est modi­fiée par l’i­dée. Les sen­ti­men­ta­listes qui com­mencent, comme vous le dites, par pro­cla­mer leur amour de l’homme finissent par l’ai­mer réel­le­ment. C’est de cette façon que marche le progrès.

 — C’est s’i­ma­gi­ner que le cœur suit la tête. Il serait plus exact de dire que la tête suit le cœur. En tant que source de l’ac­ti­vi­té, le cœur finit par triom­pher ; cela dépend de la rapi­di­té dont la tête se débar­rasse de ses illusions.

 — Il est assez curieux que c’est cette doc­trine-là qu’en­sei­gna Rous­seau. Comme vous ne l’i­gno­rez pas, il était tout entier pour le cœur. N’est-ce pas à cause de cela qu’on l’ap­pelle sentimentaliste ?

 — Je ne nie pas que Rous­seau, très sou­vent, ait par­lé de cœur, mais ce que je pré­tends c’est que lors­qu’il disait cœur, il enten­dait tête et vice ver­sa. Il est dif­fi­cile de démas­quer les sen­ti­men­ta­listes à cause de leur abus abso­lu des termes. Ils ont inter­ver­ti la signi­fi­ca­tion des prin­ci­paux mots. Si Rous­seau s’é­tait exa­mi­né soi­gneu­se­ment lui-même, tel qu’il agis­sait nor­ma­le­ment et natu­rel­le­ment, il aurait décou­vert ce que décou­vrirent ceux qui le fré­quen­tèrent, savoir qu’il était une indi­vi­dua­li­té désa­gréable, vicieuse et mal inten­tion­née. Sup­po­sez-le dépour­vu de cer­veau, il lui aurait été impos­sible de dégui­ser sa nature. Doué cepen­dant d’un cer­veau remar­quable, pos­sé­dant le don des mots, il lui fut pos­sible de dégui­ser sa conduite si ingé­nieu­se­ment, si per­sua­si­ve­ment qu’il se convain­quit lui-même et autrui de sa bonne foi. Doué du cer­veau et de la plume de Rous­seau, un tigre pour­rait se croire un ani­mal bien inten­tion­né et bien­fai­sant et même en per­sua­der autrui, un natu­ra­liste véri­table seul ne s’y lais­se­rait pas prendre.

 — Je com­mence à vous com­prendre. Vous pré­ten­dez que Rous­seau, par nature un misan­thrope et un mal inten­tion­né, dis­si­mu­la son carac­tère grâce à des mots, et à lui-même et aux autres.

 — Oui, il y a là un peu de ce que je pense. C’é­tait un tigre qui s’i­ma­gi­nait être un agneau, un loup vêtu de la peau d’une bre­bis, un démon dégui­sé en ange.

 — Et vous pré­ten­dez qu’é­tant « doubles », les sen­ti­men­ta­listes et les huma­ni­ta­ristes par­ti­cipent du même caractère.

 — Ils sont doubles en ce sens qu’ils s’i­ma­ginent être dif­fé­rents de ce qu’ils sont en réa­li­té. Un loup vêtu d’une peau de bre­bis n’est pas un être double : sa nature ori­gi­nale est celle d’un loup, sa nature sup­po­sée est celle d’une bre­bis, voi­là tout.

 — Quel pro­blème de psy­cho­lo­gie inté­res­sant sou­lèvent vos paroles. Elles nous mènent à sup­po­ser que le loup non seule­ment se revêt de la peau d’une bre­bis, mais encore se per­suade réel­le­ment être ce der­nier ani­mal : puis­sance extraordi­naire de l’auto-suggestion !

 — Ne vous frap­pez pas ! Il se pro­duit jour­nel­le­ment de plus grands miracles d’au­to-sug­ges­tion. Je ne serais pas éton­né de décou­vrir un jour que le monde entier, tel qu’il se mani­feste, est une auto-sug­ges­tion et rien de plus. Nous nous sommes sim­ple­ment ima­gi­nés être des hommes… mais la ques­tion posée actuel­le­ment est plus simple. Le sen­ti­men­ta­lisme de Rous­seau est une « illu­sion dans une illu­sion » et, heu­reu­se­ment, nous connais­sons son his­toire. Il s’est trom­pé concer­nant le centre d’identité.

 — Que vou­lez-vous dire ?

 — Sui­vez-moi exac­te­ment, et je pense que vous me com­pren­drez. Je com­mence par pré­tendre que quelque part, dans le carac­tère de l’in­di­vi­du existe un centre réel d’i­den­ti­té : source de son être — son essence, son ori­gine, sa réa­li­té ultime. Sans un centre de ce genre, l’in­di­vi­du ces­se­rait d’être une enti­té et se dis­sou­drait en un chaos informe de par­ties auto­nomes. Comme cela n’est pas le cas, nous sommes fon­dés à admettre l’exis­tence de ce centre rela­ti­ve­ment omni­po­tent, que j’ap­pel­le­rai le centre d’identité.

 — Et que les autres appellent âme.

 — Si vous vou­lez. Or, l’as­pi­ra­tion véri­table de l’homme c’est de main­te­nir ce centre en acti­vi­té et de vivre de plus en plus à sa clar­té. Si nous dési­gnons cette aspi­ra­tion sous le terme de désir de se « réa­li­ser soi-même », cette défi­ni­tion suf­fi­ra pour l’ins­tant. Comme tous les sages s’ac­cordent pour le recon­naître, « se réa­li­ser soi-même » est la chose la plus dif­fi­cile qui soit au monde ; lit­té­ra­le­ment, c’est la plus dif­fi­cile. Se connaître, décou­vrir son centre d’i­den­ti­té, vivre en pre­nant son point d’ap­pui de ce centre, sont des exploits que peut-être pas un homme n’a accom­pli. Les meilleurs d’entre les hommes n’ont jamais pos­sé­dé davan­tage qu’un sens d’o­rien­ta­tion à cet égard. Bien que fort éloi­gnés de ce centre, leur mérite consiste en ce qu’ils y tendent tou­jours. Vos Rous­seau, eux, s’i­ma­ginent qu’ils y sont par­ve­nus, long­temps avant de l’a­voir atteint. Voi­là pour­quoi je dis d’eux qu’ils ont éga­ré leur centre d’identité.

 — Bien ! Mais pour­quoi de vastes esprits comme Rous­seau com­mettent-ils de telles erreurs ?

 — Parce que dans un cer­tain sens, l’es­prit lui-même est trom­peur. L’es­prit est un miroir magique où, s’il est vrai que l’âme puisse être reflé­tée, des « mirages » déce­vants peuvent aus­si se for­mer. Se lais­sant diri­ger par la vision inté­rieure que révèle l’es­prit, l’homme peut faire com­plè­te­ment fausse route. La cri­tique de l’es­prit est de pre­mière néces­si­té. Ren­dez-vous compte — dit Wil­ton — que vous sui­vez la meilleure lumière en votre pos­ses­sion, mais assu­rez-vous que cette lumière ne soit pas ténèbres — ou une fausse lumière — mais com­ment dis­tin­guer la véri­table image de la fausse ?

 — Ah, nous voi­ci à la ques­tion du cri­té­rium de l’i­den­ti­té de soi. Quel cri­té­rium nous per­met­tra de savoir si notre centre d’i­den­ti­té est exac­te­ment ou faus­se­ment situé ? Sera-ce celui du sen­ti­ment, ou de la pensée ?

 — Rous­seau, lui, à n’en point dou­ter, avait choi­si le cri­té­rium du sentiment.

 — Ne m’a­vez-vous pas com­pris ? Non. Rous­seau n’a­vait pas choi­si, comme cri­té­rium, le sen­ti­ment, mais bien la pen­sée — c’est-à-dire l’i­mage for­mée dans l’es­prit. Ce qu’il « pen­sait » être, il le croyait être et il ensei­gnait que nous croyons être ce que nous sommes. C’est là l’illu­sion des sentimentalistes.

 — Mais le sen­ti­ment n’est-il pas aus­si trom­peur ? Enten­dez-vous dire que nous sommes non pas ce que nous pen­sons être, mais ce que nous nous sen­tons être.

 — Je ne dis pas que le sen­ti­ment est infaillible, mais je pré­tends qu’il s’a­voi­sine davan­tage de la réa­li­té que la pen­sée. En d’autres termes, c’est un guide rela­ti­ve­ment sûr. 

 — Mais où est la preuve qu’il approche davan­tage de la réalité ?

 — Par­mi d’autres signes, le fait qu’il est rela­ti­ve­ment plus spon­ta­né, plus natu­rel, plus néces­saire que la pen­sée. Je puis modi­fier mes pen­sées, mais mes sen­ti­ments, mes impres­sions, mes réac­tions échappent davan­tage à mon contrôle. Par suite, ils sont plus près de mon centre d’identité.

 — Il est étrange que Rous­seau soit consi­dé­ré par tout le monde comme l’homme du sen­ti­ment, alors que, d’a­près vous, il était l’homme de la pensée.

 — Est-il étrange de décrire un moi­rage comme une réa­li­té ? Comme je vous l’ai dit, le voca­bu­laire de Rous­seau est exact si vous l’in­ter­ver­tis­sez. Comme tous les sen­ti­men­ta­listes, il pre­nait son point d’ap­pui en sa tête, mais l’ap­pe­lait son cœur. 

John H. Hartley

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