La Presse Anarchiste

Lectures

Mik­los Mol­nar et Las­z­lo Nagy : « Imre Nagy, réfor­ma­teur ou révo­lu­tion­naire ». Pub­li­ca­tions de l’In­sti­tut uni­ver­si­taire des Hautes Études inter­na­tionales (Genève), n° 23.

Pour
par­ler de ce beau livre comme il le mérite vrai­ment, nul parmi
nous n’eût été mieux dis­posé que notre ami
André Prud­hom­meaux d’une suff­isante famil­iar­ité avec
les réal­ités hon­grois­es ni à meilleur escient pu
faire preuve d’un juge­ment aver­ti pour sug­gér­er les réponses
aux ques­tions qu’à chaque page en soulève la lecture.
Mal­heureuse­ment, l’é­tat de san­té de notre ami ne lui
per­met pas en ce moment d’écrire l’é­tude approfondie
qu’il aurait eu à cœur de con­sacr­er à l’ou­vrage. Et
comme d’autre part notre attache­ment à ce que nous avons
appelé il y a quelque trois ans, dans notre numéro
spé­cial sur les événe­ments de 56, le « miracle
hon­grois », nous rendrait trop cru­el, pour ne pas dire
scan­daleux, de con­tin­uer à ne point sig­naler le livre, je me
résigne à le présen­ter moi-même tant bien
que mal, mais non sans deman­der à l’a­vance à nos
lecteurs et surtout aux auteurs, spé­ciale­ment à celui
des deux que j’ai la joie de con­naître (et les amis qui suivent
« Témoins » con­nais­sent aus­si Mik­los Molnar
puisqu’il a bien voulu de temps en temps être publié
chez nous) toute l’in­dul­gence que réclame ma connaissance
beau­coup trop frag­men­taire du peu­ple héroïque et
mal­heureux que nous n’avons pas pu secourir.

Humaine­ment,
ce livre tout ensem­ble nour­ri d’in­tel­li­gence et de piété,
nous offre de la vic­time froide­ment sac­ri­fiée aux intérêts
de l’empire qui pré­tend revendi­quer le titre de patrie des
tra­vailleurs, l’im­age la plus dis­crète­ment émouvante.
Un homme bon, un homme pro­fondé­ment hon­nête, tel nous
appa­raît, comme nous le savions déjà de loin et
comme l’in­stinct de toute sa nation ne s’y était point trompé,
Imre Nagy ; si hon­nête même qu’il n’a peut-être pas
réus­si assez vite à admet­tre le caractère
fal­lac­i­eux de la reli­gion gré­gaire qu’il avait toute sa vie
tenue de bonne foi pour vraie et à laque­lle il finit, bien
enten­du, par être immolé. Ou du moins pas assez vite
réus­si à s’avouer la néces­sité de sa
réso­lu­tion finale d’é­carter les dogmes et d’os­er, comme
il le fit en effet pour sa grandeur et sa perte, le saut dans le
non-conformisme.

A
l’al­ter­na­tive for­mulée par le titre de leur ouvrage, « Imre
Nagy, réfor­ma­teur ou révolutionnaire ? »,
Mik­los Mol­nar et Las­z­lo Nagy, après avoir patiem­ment suivi le
long enchaîne­ment des faits et le chem­ine­ment de la pensée
poli­tique du chef que se don­na le soulève­ment, répondent
implicite­ment par le choix du sec­ond terme — choix d’au­tant plus
con­va­in­cant qu’il est le résul­tat de l’analyse la moins
préconçue.

« Il
est dif­fi­cile, écrivent-ils, de juger un événement
poli­tique avec trois ans seule­ment de recul, mais nous ne pen­sons pas
que l’his­to­rien futur nous con­tredi­ra ; les journées des 29, 30
et 31 octo­bre furent ce qu’on peut appel­er his­toriques. C’est dans
cette courte péri­ode que nous plaçons le cen­tre de
grav­ité de la révo­lu­tion hon­groise, car c’est pendant
ces trois jours que les événe­ments hon­grois dépassèrent
large­ment les cadres nationaux. Imre Nagy, devenu en quelque sorte
mal­gré lui chef de la nation, en restant néanmoins
com­mu­niste, a fourni un exem­ple du proces­sus poli­tique inverse de
celui qui s’est déroulé dans les pays socialistes.
Plusieurs exem­ples illus­trent le pas­sage d’un pays démocratique…
au com­mu­nisme total­i­taire, mais la Hon­grie de Nagy crée le
pre­mier exem­ple du phénomène con­traire : le retour à
la démoc­ra­tie d’un pays com­mu­niste et total­i­taire. » (p.
201)

L’événe­ment,
ajouterai-je, est d’au­tant plus malaisé à saisir que
non seule­ment l’in­ter­ven­tion russe allait avoir tôt fait, en le
noy­ant dans le sang, de l’empêcher de don­ner toute sa mesure,
mais encore en rai­son de cette cir­con­stance également,
m’a-t-il sem­blé, en par­tie déter­mi­nante — et c’est
trop naturel — pour les auteurs (mal­gré l’expérience
interne qu’ils en ont eue, mais plus ou moins, comme chez Nagy
lui-même, rétro­spec­tive­ment con­tre­battue par leur
expéri­ence antérieure, celle de la croyance
total­i­taire) qu’il échappe aux caté­gories que nous a
fournies à tous l’his­toire con­tem­po­raine, celles mêmes,
d’une part, du total­i­tarisme à sur­mon­ter, et, de l’autre, de
la démoc­ra­tie abstraite, bour­geoise, où ne pas retomber
en arrière.

Jusqu’au
dernier moment, ou presque, Imre Nagy, de par sa for­ma­tion de
mil­i­tant, pas du tout arriv­iste, certes, mais longtemps « aligné »
(pen­dant ses quinze années de Russie comme au début de
la péri­ode qui suiv­it son retour en terre hongroise),
n’en­vis­agea, dans sa lutte de plus en plus ouverte con­tre la clique
stal­in­i­enne, que la voie réfor­ma­trice — enten­dons non pas
l’abo­li­tion du régime uni­par­ti qu’il ne met­tait pas en cause,
mais son redresse­ment face à la restau­ra­tion de la démocratie
dans le seul par­ti com­mu­niste appelé à con­serv­er le
mono­pole du pouvoir.

La
sig­ni­fi­ca­tion exacte de ce réformisme par ortho­dox­ie, au
pre­mier abord si dif­fi­cile à pénétr­er pour nous
autres gens d’Oc­ci­dent, se révèle peut-être au
mieux dans le pas­sage (pp. 77–78) mon­trant la rai­son apparemment
para­doxale pour laque­lle I. Nagy, désireux de com­bat­tre les
excès du pou­voir cen­tral, voulut ren­forcer l’É­tat. Et
c’est, comme nous l’ex­pose fort bien le livre, que l’État,
en régime total­i­taire, au con­traire de ce qu’on pense
ordi­naire­ment, n’est pas si loin de dépérir — seulement
non point au sens marx­iste de son rem­place­ment par l’administration
des choses, mais de par son efface­ment pro­gres­sif devant le
super-État qu’est l’ap­pareil du par­ti. De sorte que Nagy a pu
estimer que ren­forcer l’É­tat c’é­tait affaiblir
l’appareil.

Quoi
qu’il en soit, c’est cette poli­tique de réforme interne
pré­con­isée par Nagy en [19]53, date de sa première
élé­va­tion à la prési­dence du conseil
après la démis­sion de Rakosi lâché par les
Russ­es (on est alors en plein sem­blant de dégel à
Moscou), qui porte le nom de « nou­velle étape ».
Or, si mono­lithique qu’en demeure l’idéal, la sit­u­a­tion créée
par les rako­sistes est alors telle que ce « révisionnisme
autorisé » (selon la déf­i­ni­tion qu’en ont pu
don­ner — p. 106 — Mol­nar et L. Nagy) gal­vanise aus­sitôt les
espoirs. Et il fal­lut, suc­ces­sive­ment, la chute de Nagy,
offi­cielle­ment déclaré malade (il le fut en effet, mais
les rako­sistes, à qui un nou­veau tour­nant de la politique
inter­na­tionale de Moscou avait per­mis de repren­dre du poil de la
bête, trou­vèrent expé­di­ent d’ex­ploiter un si bon
pré­texte à l’évince­ment de leur jus­tici­er), puis
son exclu­sion de la direc­tion du par­ti pour « déviationnisme
de droite », il fal­lut aus­si l’in­san­ité de la
restau­ra­tion rako­siste et la gran­dis­sante indig­na­tion du pays tout
entier, pour amen­er, d’abord les amis de Nagy, puis l’opin­ion dans
son ensem­ble et enfin Nagy lui-même à aspir­er à
une muta­tion, cette fois révo­lu­tion­naire, qui eût permis
l’avène­ment d’un social­isme digne de l’homme, édifié
sur les ruines d’une dic­tature où se reflé­tait, diront
les uns, la fatal­ité, et les autres la dégénérescence
du communisme.

Me
trompé-je en ayant l’im­pres­sion que la pen­sée des
auteurs, légitime­ment soucieux de ne rien avancer qui pût
seule­ment répon­dre à un juge­ment sub­jec­tif et
pré­cip­ité, se cherche encore quant à la question
de savoir, et de sug­gér­er, au moins implicite­ment, quel
enseigne­ment se pour­rait dégager, poli­tique­ment, du tragique
des­tin de leur pays dans son ensem­ble et d’Im­re Nagy en particulier ?
Ques­tion, il faut tout de suite le leur accorder, pour eux d’autant
plus brûlante, mais aus­si d’au­tant plus com­plexe que, grandis
de l’autre côté du rideau de fer, ils la posent
for­cé­ment post fac­tum, enten­dons après l’instauration
du com­mu­nisme offi­ciel, qu’ils refusent, évidem­ment, mais dont
ils ne peu­vent pas vouloir que l’élim­i­na­tion équivaille
à un retour au cap­i­tal­isme. Et si, au demeu­rant, cette
ques­tion affleure inévitable­ment d’un bout à l’autre du
livre, il con­vient toute­fois d’ob­serv­er qu’elle n’en con­stitue pas le
pro­pos essen­tiel. Il s’agis­sait avant tout, dans cet ouvrage, de
pein­dre un homme et d’ex­pos­er les con­di­tions, nationales et
inter­na­tionales, de sa lutte. Et les auteurs ont fait exacte­ment ce
qu’ils avaient jugé néces­saire d’en­tre­pren­dre : un
livre de bonne foi — riche, tout ensem­ble, d’hu­man­ité et de
substance.

Entre tant
de pages nour­ries d’une expéri­ence directe, douloureuse, mais
éclairée par la per­spi­cac­ité la plus nuancée,
je ne saurais dire si les plus prenantes ne sont peut-être pas
celles qu’ils ont inti­t­ulées « Élévation
dans la chute », et qui com­men­cent ainsi :

«
 Imre Nagy ne prit pas d’un jour à l’autre sa résolution
de ne pas céder (il s’ag­it de son refus de faire son
aut­o­cri­tique, qui lui eût per­mis de garder son rang en reniant
ses amis et en se ral­liant au retour du rako­sisme). Un des traits
fon­da­men­taux de son car­ac­tère, son attache­ment aux principes
moraux — ce qu’on a appelé son honnêteté —
joua un cer­tain rôle dans cette déci­sion. « Comme
par le passé, écrit-il dans ses « Mémoires »
[[Rédigés pen­dant sa « disgrâce »
en 1955. (S.)]], je suis prêt à faire face aux calomnies
stu­pides, à l’os­tracisme, aux per­sé­cu­tions politiques,
à la mise au ban de la société, à
l’hu­mil­i­a­tion pour mes con­vic­tions et pour mes con­cep­tions. Je suis
égale­ment prêt à assumer le poids des fautes que
j’ai réelle­ment com­mis­es. Il n’y a qu’une chose que je ne
puisse accepter, c’est d’a­ban­don­ner mes con­vic­tions au mépris
de mes principes. » Et Mol­nar et L. Nagy d’a­jouter : « Dans
cette pro­fes­sion de foi émou­vante, il n’est pas un mot qui ne
soit vrai. » Puis, après avoir cepen­dant indiqué
que, bien évidem­ment, le mil­i­tant Imre Nagy n’avait pu
s’ab­stenir, pas plus que quiconque à l’in­térieur du
par­ti, de jadis accepter bien « des choses qu’au fond de
lui-même il ne pou­vait con­sid­ér­er comme justes, comme
morales », ils ajoutent : « Mais au cours des
luttes menées entre 1953 et 1955, quelque chose avait changé
en cet homme. À soix­ante ans, après quar­ante années
passées au ser­vice du par­ti, il s’é­tait engagé
sur le chemin que des dizaines de mil­liers de com­mu­nistes hongrois,
presque tous plus jeunes que lui, suiv­aient en même temps que
lui, entre la mort de Staline et la révo­lu­tion de 1956… Il
com­mençait à entrevoir que pour faire tri­om­pher la
cause du com­mu­nisme tel qu’il se le représen­tait… il était
impos­si­ble de con­serv­er, ne fût-ce qu’en par­tie, les principes,
les méth­odes et jusqu’aux per­son­nes de l’époque
stal­in­i­enne… De jour en jour, il osa davan­tage être ce qu’il
n’avait jamais cessé d’être au fond de lui : un Hongrois
aimant son pays, un homme véri­ta­ble­ment humain… »

Et
c’est ain­si, nous fait admirable­ment com­pren­dre l’œu­vre dont je n’ai
pu don­ner ici qu’une idée trop approx­i­ma­tive — c’est ainsi
qu’Im­re Nagy, prou­vant à tous comme mal­gré lui
l’ir­ré­ductible pou­voir de la con­science per­son­nelle, se vit «
 devenir le dra­peau d’un mou­ve­ment nation­al pour la liberté ».

J.-
P. S.


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