La Presse Anarchiste

Lectures

Georges Navel : « Cha­cun son royaume », récit ; pré­face de Jean Gio­no (Gal­li­mard).

« À
midi, la tête à l’ombre, éten­du sous un palmier,
j’at­ten­dais en guet­tant l’a­zur à tra­vers les branches la venue
d’une illu­mi­na­tion, que le savoir m’ar­rive. Quel savoir ? Je ne
savais pas. »

Le
moins ori­gi­nal de ces lignes exquises n’est certes pas qu’elles aient
été écrites par le plus manuel de nos poètes,
un homme qui, s’il a exer­cé cent métiers pour échapper
à l’es­cla­vage d’un seul, n’en est pas moins tel­le­ment de
plain-pied avec le tra­vail phy­sique qu’il arrive à en faire un
jeu, parce qu’en un sens, non exempt d’é­cole buissonnière
bien sûr, il l’a dans le sang, tout autant que la poésie.
– Ainsi :

« Mes
tâches du moment — écrit-il encore — désherber
la vigne, la sul­fa­ter, cou­per à la demi-lune et déraciner
à la pioche les mimo­sas enva­his­sants, cueillir le tilleul sur
de grands arbres, m’oc­cupent peu matin et soir. Par la sen­sa­tion de
plé­ni­tude cor­po­relle, je vou­drais conqué­rir la joie de
l’âme pour répondre par un sen­ti­ment de fête au
miracle de la vie. »

Quelle
pré­sence aux choses et quelle légè­re­té de
touche !

Ou bien
cet autre passage :

« Fer­mant
les yeux, j’at­ten­dais l’aube d’un autre soleil, un éclair
jailli d’un bon­heur que je m’ef­for­çais de rendre plus intense.
Avec mon secret, j’i­rais par­tout, heu­reux au bagne comme en usine,
dans les villes noires comme dans mon éden. J’au­rais la
for­mule d’une illu­mi­na­tion à l’autre, la lita­nie d’un poème
pour l’enchantement. »

Pas besoin
de cette seconde ren­contre avec le mot illu­mi­na­tion (la première
cita­tion le conte­nait aus­si) pour que l’on songe à l’enfant
Rim­baud. L’al­lure de la dic­tion y suf­fi­rait, et la pensée.
Mais atten­tion : pen­sée, chez l’au­teur de « Cha­cun son
Royaume », d’un Rim­baud décris­pé. Car si Navel est
lui aus­si, en un sens d’ailleurs par­fai­te­ment légi­time, ce que
les gens sérieux doivent appe­ler un aso­cial, son
indi­vi­dua­lisme consub­stan­tiel à la générosité
fait de lui, si j’ose écrire, un aso­cial social. Tout de suite
après ces lignes de lui que l’on vient de lire vient ceci :

« J’au­rais
gagné la par­tie du bon­heur pos­sible pour un, pos­sible pour
tous…»

Quand
Navel refuse le bât — et tou­jours il le refuse — c’est,
autant que par res­pect de soi, par un mou­ve­ment fra­ter­nel ; à
ses yeux, tra­hir l’hu­main en nous-même équi­vaut à
tra­hir les copains. Et c’est bien dans cette double lumière
qu’il convient de com­prendre — l’a­na­lo­gie de nos sorts à cet
égard me rend, je pense, assez bon juge — la véritable
por­tée de sa condi­tion de « réfractaire ».

Mais pour
être fra­ter­nel de cette façon-là, il faut savoir
mettre aus­si l’ac­cent — pas vrai, Navel ? —  sur le quant-à-soi.
C’est ce dont il se montre heu­reu­se­ment fort capable cer­taine fois,
entre autres, que venu quand même à la caserne pour
essayer (ce sera en vain) de se faire réfor­mer, dès
avant de sau­ter le mur il note :

« Les
offi­ciers me sem­blaient, avant toute approche, plus esti­mables que
les autres varié­tés d’hommes pra­tiques, indus­triels ou
com­mer­çants. Je n’en­tre­te­nais à leur égard
aucune ani­mo­si­té. Leur hon­neur était d’être là,
le mien, sauf honte ou dis­cré­dit dans ma propre estime,
d’é­chap­per à toute forme impo­sée de soumission. »

Tel le
poète, tel le camarade.

Les
pré­cé­dents livres de Navel, « Travaux »,
« Par­cours », « Sable et Limon », c’était
déjà rude­ment bien. Mais cette fois-ci, avec « Chacun
son royaume », c’est le par­fait accom­plis­se­ment. — Inutile
d’ailleurs de me cas­ser la tête pour trou­ver une for­mule. Dans
la pré­face qu’il a écrite pour ce livre, Gio­no a frappé
la meilleure : « Nous sommes ici, constate-t-il, dans les Travaux
et les Jours d’un Hésiode syndicaliste. »

Main­te­nant
si l’é­di­teur — car je sup­pose que c’est lui — a donné
pour sous-titre au volume le mot récit, au sin­gu­lier, ce n’est
pas faux, l’en­semble en effet forme un tout : la vie, ou enfin une
par­tie, un aspect (mul­tiple) de la vie de l’au­teur. Et c’est très
bien comme cela. César, Fias­co, Niki­ta, tant d’autres, autant
de per­son­nages qui sont aus­si vivants que celui qui parle. Preuve que
Navel sait voir et recréer.

Et
il y a encore ceci sur quoi je m’en vou­drais de ne pas attirer
l’at­ten­tion. Vers la fin du livre, nous pou­vons lire toute une suite
de lettres adres­sées par Navel à l’a­mi alle­mand qui
l’a­vait mis en rap­port avec Ber­nard Groe­thuys­sen et la com­pagne de
celui-ci, Alix Guillain. Outre que ces lettres, que leur destinataire
devait par la suite, afin qu’il pût au besoin s’en ser­vir comme
de docu­ments, remettre à l’en­voyeur, sont fort belles et
prou­ve­raient à elles seules que Navel, alors encore à
mille lieues de se dou­ter qu’il est fait pour écrire, est de
toute évi­dence un écri­vain né, elles ont de plus
ceci de par­ti­cu­liè­re­ment émou­vant qu’elles nous
per­mettent comme d’en­trer dans la fami­lia­ri­té de deux des
esprits cer­tai­ne­ment les plus atta­chants qui aient jamais fait
hon­neur à l’es­pèce. Qu’ils aient su découvrir
dans l’ou­vrier Georges Navel l’homme libre et le libre artiste que
nous aimons, quel bon point pour eux ! Et quel bon point aus­si pour
Navel de leur avoir ain­si ren­du un si beau témoi­gnage de
juste, dis­crète et cha­leu­reuse reconnaissance.

Jean-Paul
Samson

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