La Presse Anarchiste

Lectures

Depuis une
dizaine d’an­nées, bien peu de Prix Goncourt ont eu une presse
aus­si favor­able que celui de 1959. Presque tous les critiques
com­pé­tents et hon­nêtes — je veux par­ler de ceux qui
lisent vrai­ment les ouvrages qu’ils com­mentent et qui écrivent
exacte­ment ce qu’ils en pensent, deux faits plus rares qu’on pourrait
le croire — en ont fait l’éloge, et cela avec un accent
assez inhab­ituel. Le lecteur atten­tif sen­tait très bien, en
par­courant leurs notes, que « Le Dernier des Justes »
[[Édi­tions du Seuil.]] d’An­dré Schwarz-Bart était
pour eux tous une décou­verte d’un intérêt
indis­cutable. D’ailleurs nos meilleurs cri­tiques n’avaient pas
atten­du le « prix » pour mon­tr­er l’im­por­tance de ce roman.
Bien avant l’habituel remue-ménage de fin d’an­née, ils
en avaient con­seil­lé la lec­ture, André Rousseaux tout
le premier.

Il
faut recon­naître que le sujet, si dif­férent des
sem­piter­nelles his­toires d’amour à fond éro­tique autour
desquelles tour­nent les mul­ti­ples romans français actuels,
avait de quoi attir­er la sym­pa­thie. Enfin un livre qui rap­pelait un
peu les meilleurs Bernanos, Mal­raux et Camus ! L’au­teur n’écrivait
pas pour ne rien dire, pour s’ex­hiber ou tout pro­fan­er, mais pour
traiter le plus pro­fondé­ment pos­si­ble un sujet ambitieux
certes, mais surtout grave et humain : la per­sé­cu­tion antijuive
à tra­vers les siè­cles, illus­trée par la plus
abom­inable de toutes, celle des nazis. Les lecteurs pou­vaient enfin
réfléchir sur un roman puis­sant et orig­i­nal, un roman
méri­tant une « vraie lecture ».

Décidé­ment
un tel livre n’é­tait pas un Goncourt comme les autres ; non
seule­ment les jurys se le dis­putaient, ce qui est après tout
un signe flat­teur, les cri­tiques le recom­mandaient vive­ment, avec ou
sans « prix », mais encore il n’é­tait pas une
pro­duc­tion « annuelle », avec ses procédés
qui ne trompent per­son­ne sans pour autant ne point réus­sir à
se faire éditer (bien au con­traire). Véritable
créa­tion, per­son­nelle et tal­entueuse, mal­gré quelques
entors­es, paraît-il, faites à l’His­toire, ce roman assez
copieux d’autre part, en impo­sait et s’af­fir­mait. Pour une fois, les
« Dix » avaient fait preuve de dis­cerne­ment. Leur choix
avait enfin été dic­té par la seule qualité.
Très rare excep­tion à la règle.

Et
puis le romanci­er lui-même avait une très forte
per­son­nal­ité. Grave, mod­este, sincère et laconique, il
pos­sé­dait un pou­voir par­ti­c­ulière­ment attachant, celui
d’im­pres­sion­ner ses inter­locu­teurs — pour la plu­part journalistes
blasés — par sa pas­sion intérieure. Auto­di­dacte, il
ne jouait pas à cacher ses man­ques, ni à étaler
ses con­nais­sances. Eloigné de toute fausse hypocrisie, il
savait pro­téger sa vie intime tout en répondant
franche­ment aux ques­tions intel­li­gentes. Il apparut comme cer­tain que
cet immense suc­cès qu’il n’avait sûre­ment pas escompté,
étant don­né son indif­férence pour la vie
mondaine et pseu­do-lit­téraire, ne le changeait nulle­ment. Il
restait tel qu’il avait tou­jours été, volon­taire et
secret. Là encore, André Schwarz-Bart se mon­trait une
excep­tion. Et l’on dev­inait qu’il était un homme de qualité.
Je n’ai pas voulu met­tre en évi­dence ces fac­teurs de succès,
qui ne sont pas les seuls à expli­quer la réus­site de
cette œuvre et de son auteur, pour mieux pou­voir dévelop­per à
présent mes réserves et mes craintes, et pour­tant ce
roman, pour val­able qu’il soit, ne m’a pas entièrement
con­va­in­cu. Il me sem­ble qu’il pèche par ses excès
mêmes, ceux qui ont fait sa gloire.

J’ai
trou­vé, bien sûr, habile et pas­sion­nant le cheminement
— très con­certé — de la légende à la
chronique, puis de la chronique au roman. Il m’a sem­blé que la
légende (vies dérisoires et morts vio­lentes des Justes)
nous per­me­t­tait de mieux sen­tir la chronique assez extra­or­di­naire des
Mar­dochée et Ben­jamin, et cette dernière de mieux
com­pren­dre le roman à peine croy­able d’Ernie Lévy,
notre con­tem­po­rain. J’y ai vu une pro­gres­sion de plus en plus précise
et forte de la fic­tion vers la réal­ité, nous obligeant,
nous lecteurs, à partager corps et âme le sort, aussi
affreux qu’ab­surde, de ce dernier des Justes, dont la mystérieuse
voca­tion, plus que tous les siens peut-être, l’entraînait
irré­sistible­ment vers une alié­na­tion, une déchéance
et une mort épou­vanta­bles. Mais, en relisant le roman, il
m’est apparu peu à peu que cette insup­port­able fatalité
présen­tait un revers, pro­pre d’ailleurs à toute
fatal­ité : elle finis­sait par excuser en par­tie les actes
atro­ces qu’elle sus­ci­tait, en l’oc­cur­rence ceux du nazisme. Comment
ne pas se deman­der si le Juste, voué à son destin,
n’at­tire pas le per­sé­cu­teur ; ain­si les nazis parais­sent les
pro­pres vic­times de leur vic­time. Sans nul doute est-ce là le
dan­ger d’un sym­bol­isme un peu trop appuyé, plus biblique que
réal­iste. Comme me l’écrivait Jean-Paul Sam­son, un
cer­tain expres­sion­nisme gâche la sec­onde par­tie du livre,
presque intolérable mal­gré quelques haltes reposantes.
Jusqu’au style, avant tout lyrique et nat­u­ral­iste, qui abuse
d’ex­pres­sions toutes faites, pas tou­jours très heureuses.
L’au­teur sem­ble alors céder à un entraînement
dont il n’est plus maître, et qui le pousse vers un fantastique
dif­fi­cile­ment accept­able. On aimerait plus de mesure, de modération,
de sens cri­tique, et pas seule­ment parce qu’on est insupportablement
saisi par le réc­it. En fait, faute d’avoir su (ou pu)
con­cili­er la forme avec le fond, ce livre n’ar­rive pas à être
un roman, sans pour autant être une chronique his­torique. Il
est avant tout l’ou­vrage d’un homme peut-être trop autodidacte
et ren­fer­mé, au sérieux qua­si monacal, ne se défiant
pas suff­isam­ment d’un style et d’une pen­sée trop accentués,
surtout pas assez élaborés. Et le talent
— excep­tion­nel — d’An­dré Schwarz-Bart en souf­fre à
coup sûr.

Ces
réserves — cri­tiques serait trop dire — ne retirent rien à
la valeur incon­testable de cette œuvre ambitieuse, si tristement
humaine en vérité, elles expri­ment seule­ment le regret
qu’une sobriété plus clas­sique n’ait pas ajouté
à son pou­voir une maîtrise qui lui eût permis
d’af­fron­ter l’épreuve du temps.

Georges
Belle


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