La Presse Anarchiste

Spectacles

Fai­sant
suite à la repré­sen­ta­tion don­née dans le cadre
du fes­ti­val de Stras­bourg, celle que j’ai pu voir à
Zurich m’attirait à deux titres. Naguère, Vilar
n’avait-il pas décla­ré qu’il ne joue­rait jamais
Racine, parce que ses pièces ne com­portent pas de
« pro­blèmes sociaux » ? Le fait qu’il soit
reve­nu sur cette belle sot­tise enga­geait à aller
l’applaudir. Et d’autre part — seconde rai­son — le
sou­ve­nir gar­dé de l’éblouissante réussite
du Cid ren­dait curieux de voir jusqu’à quel point
il en aurait appro­ché, en une œuvre autrement
inac­ces­sible dans sa pure­té, et d’autant plus précieuse
à mani­fes­ter en nos temps bar­bares. Je l’avouerai, au
début du poème, lorsque pour la première
fais Phèdre paraît, quand j’entendis Madame Maria
Casa­rès trans­for­mer le vers raci­nien en une sorte de
tri­vial bafouillage, je faillis m’enfuir. J’aurais eu
grand tort. Si l’accent de cette grande actrice ne laisse pas,
pour un texte qui est la per­fec­tion même de notre langue,
d’étonner et de déto­ner, la tragédienne
n’en a pas moins, dans la grande scène de l’aveu par
exemple et, peut-être davan­tage dans celle des imprécations
contre Œnone, une pré­sence, une ful­gu­rance à laquelle
n’atteindrait aucune autre. On se le rap­pelle peut-être, j’ai
rom­pu ici une lance pour l’oubli du péché. Pas
d’œuvre comme Phèdre pour en rendre l’obsession
 — tout ensemble païenne et jan­sé­niste, et Maria
Casa­rès, qui sait aus­si que le public d’aujourd’hui a lu
Freud, fonce et, vou­drait-on dire, mange le mor­ceau. Ce fut, par
ins­tants, du très grand théâtre et de la très
grande poé­sie. Pour le reste de la pièce, je pense,
avec Jacques Lemar­chand, qu’il faut attendre que Vilar ait fini de
roder la machine. Actuel­le­ment, mal­gré la beau­té, par
exemple, de l’apparence don­née à l’acteur qui joue
Hip­po­lyte (tout à fait l’aurige de Delphes), malgré
la réus­site du rôle d’Aricie, d’ordinaire si
ennuyeux (il fau­drait seule­ment que l’actrice apprit à se
faire tou­jours entendre — Madame Maria Casa­rès également,
d’ailleurs), mal­gré l’habileté (un peu trop
matoise) de Vilar lui-même dans le rôle de Théramène
(pour­quoi a‑t-il l’air de vou­loir s’excuser de savoir dire le
ver?), l’ensemble est loin d’être au point. Cha­cun joue
pour soi, semble-t-il, et en ce sens il faut dire qu’une Phèdre
ain­si désac­cor­dée tra­hit évi­dem­ment Racine.
Mais sur­tout com­ment Vilar peut-il envi­sa­ger de gar­der M. Alain Cuny
dans le rôle de Thé­sée ? Le sou­ci de ne pas faire
Comé­die Fran­çaise ne devrait pour­tant pas se traduire
par l’affichage de la vul­ga­ri­té — d’une vulgarité
décla­ma­toire par-des­sus le mar­ché… Au total. nous
avons eu là une Phèdre, non pas seulement
roman­tique — comme on a dit, mais expres­sion­niste et freu­dienne, et
qui com­por­ta même des moments d’une incon­tes­table puissance.
Aucune erreur — et c’est la plus grande leçon d’une
telle ten­ta­tive — ne peut enta­mer Racine. Même si ce que l’on
nous a pré­sen­té à Zurich frô­lait une
Phèdre pour démo­cra­tie popu­laire — même
si l’on pou­vait à de cer­tains ins­tants avoir l’impression
d’entendre une tra­duc­tion sou­vent gauche et heur­tée, mais
par­fois géniale. N’empêche, reli­sant après-coup
l’œuvre elle même, c’est avec plus de plai­sir encore,
et plus pur, que j’ai retrou­vé l’original.

S.

La Presse Anarchiste