Sur
le plan idéologique nous avons suivi, Victor Serge et moi, des
trajectoires parallèles. Depuis l’époque de sa sortie
de l’URSS, en 1936, jusqu’à sa mort à Mexico, en 1947,
notre identité de pensée et notre unité d’action
furent à peu près totales. Je dirai, pour être
franc, que de nous deux il avait la pensée la plus mûre,
la plus vaste et la plus profonde — une pensée universelle,
sans cesse en éveil, attentive aux grandes expériences
et aux inquiétudes humaines —, alors que je m’étais,
de tous temps, plus particulièrement consacré à
l’action. Et quand je n’étais pas pleinement d’accord avec
lui, nos divergences de vue m’aidaient à me trouver moi-même.
Cela, je l’avoue sans vanité ni modestie, à seule fin
de mieux exprimer ma compréhension de l’homme, de sa vie et de
son œuvre.
Trajectoires
parallèles, ai-je dit plus haut. Dès ma dix-septième
année, je me donnai tout entier à l’action en entrant
dans le mouvement syndical anarcho-syndicaliste — le plus généreux,
le plus dynamique et le plus explosif de l’Espagne libertaire et
anti-féodale —; deux ans plus tard, sans rompre les liens de
cette filiation syndicaliste, je devins le secrétaire de la
section des jeunes du mouvement socialiste valencien, puis, aveuglé
par l’éclat de la grande flambée de la révolution
russe, je fondai le parti communiste dans la région du Levant
(région de Valence et de Murcie) et j’en restai le secrétaire
jusqu’à ce qu’un procès pour antimilitarisme et
lèse-majesté me forçât à
m’expatrier : je grossis alors le nombre des fonctionnaires du
Komintern. Quelles furent les raisons de la crise de conscience que
je traversai à Moscou même, en 1925 ? Pourquoi rompis-je
définitivement avec le parti en 1929 ? Par fidélité
à moi-même et à la cause de l’homme, de la vérité
et de la liberté. Les gens qui connaissent la biographie
révolutionnaire de Victor Serge, riche en épisodes
dramatiques, n’ignorent pas qu’il était journaliste et
militant du mouvement libertaire, dans sa jeunesse, et qu’après
avoir purgé une peine de prison en France, il fut mêlé
directement à la vie du mouvement anarcho-syndicaliste
espagnol. Il est exact que dès son arrivée en Russie
bolchevique — en 1919 — il se consacra sincèrement à
sa cause et remplit des fonctions importantes, tant publiques que
clandestines (ces dernières à l’étranger).
Néanmoins, il n’eut jamais la mentalité d’un
authentique militant communiste : si je puis assurer qu’il garda
jusqu’à sa mort une grande fidélité à
l’égard des militants des temps héroïques du
communisme, dont il admirait le caractère bien trempé,
le courage dans la lutte et les sacrifices, il n’est pas moins vrai
qu’il jugeait leur pouvoir — et surtout leurs abus de pouvoir —
et leurs méthodes avec une lucidité et une objectivité
remarquables. Comme tant d’autres — comme moi-même —, il
croyait utile et nécessaire un autoritarisme dictatorial
transitoire, imposé par la défense intérieure et
extérieure de la révolution ; mais sa formation
d’humaniste et de libertaire et l’indépendance de son jugement
lui permirent d’être l’un des premiers à déceler
les dangers de dégénérescence et de destruction
que renfermait le pouvoir absolu. Jamais Victor Serge ne fit sien le
principe selon lequel la fin justifie les moyens. Il y avait un
hétérodoxe en puissance dans ce critique lucide et un
oppositionnel virtuel dans l’hétérodoxe — cela avec
toutes les conséquences qu’une telle attitude impliquait.
Si
le style c’est l’homme, étudions le style — ainsi que le
langage et l’esprit — de l’œuvre de Victor Serge : mes dires ne
manqueront pas d’être confirmés. Les articles que, de
Russie, il envoyait à la revue « Clarté »,
fondée par Barbusse à Paris — avant que celui-ci ne
devînt un instrument de l’appareil totalitaire —, révélaient
une inspiration et avaient un accent qui n’étaient pas ceux de
l’orthodoxie doctrinaire du bolchevisme. Ses premiers romans le
montrent comme un homme cherchant chez les autres, en même
temps que leur réalité — ou leur vérité —
sociale, leur idéal et leur esprit de liberté profonds :
« Les Hommes dans la prison », où l’on retrouve les
notations psychologiques et les observations humaines de ses années
de détention en France ; « Naissance de notre force »,
dépeignant l’ambiance de la Catalogne ouvrière en
1917 – 1918 et l’idéalisme exalté de ses syndicalistes.
Un homme ayant perdu le sens de l’humain eût-il jamais pu
écrire « S’il est minuit dans le siècle » et
« l’Affaire Toulaév », les deux romans sur la
liquidation terroriste de la révolution ?
Je
ne parlerai pas ici de ses essais ni de ses ouvrages historiques (je
pense notamment aux « Mémoires d’un révolutionnaire »,
que j’eus le privilège de lire à mesure qu’il en
terminait les chapitres): dans tous ces travaux on trouve les accents
de l’homme fidèle à la vérité des
événements et à la liberté frustrée
et assassinée. Pourquoi tous ces livres ont-ils été
interdits en URSS ? Lui-même nous l’apprend : il voulait servir
l’URSS sans se servir de ses mensonges. Pourquoi un si grand nombre
de manuscrits lui ont-ils été confisqués, qui
représentaient des années d’effort ? S’il n’avait été
libéré en 1936, quelques mois avant l’ouverture des
monstrueux procès de Moscou, nul doute qu’il eût été
condamné à la fosse commune des oppositionnels, ce qui
nous eût privé de ses livres et de ses témoignages.
Le résultat tragique des totalitarismes n’est pas seulement la
suppression physique des penseurs et des artistes, mais aussi celle
de l’œuvre de création que ces hommes portent en eux :
l’épanouissement d’un Tolstoï, d’un Dostoïevski,
d’un Tchékhov eût-il été possible sous la
férule de Staline ou de Krouchtchev ?
Pendant
onze ans — c’est-à-dire depuis son départ de Moscou
et son arrivée à Bruxelles jusqu’à ses derniers
instants —, je suis resté en contact permanent et en
collaboration étroite avec Victor Serge, au point que certains
de ses écrits portent ma signature et que des travaux dont je
suis l’auteur portent la sienne. Je puis assurer que, tout au long de
ces années, Serge resta un homme de pensée et d’action
— la pensée et l’action se confondaient, chez lui — au
service exclusif de la vérité et de la liberté.
Cette fidélité faillit bien nous coûter la vie, à
lui en Russie et à moi en Espagne ; et nous ne cessâmes
pas, pendant notre séjour au Mexique, de sentir peser sur nous
une lourde menace. Hitler ayant rompu son pacte avec Staline et
celui-ci étant devenu l’allié des puissances
démocratiques, le stupide aveuglement de ces puissances à
la suite de cette volte-face nous laissait isolés et sans
défense. Des mois durant, nous dûmes rester cachés,
sachant que les agents staliniens préparaient notre
assassinat, ainsi qu’ils avaient préparé celui de
Trotsky. Nous publiâmes même une sorte de testament : un
modeste livre blanc comportant, en introduction, une « déclaration
commune » rédigée par Serge. « Nous ne
consentons pas disait-il notamment, et nous ne consentirons jamais à
ce que les peuples enchaînés soient confondus avec leurs
tyrans. Nous sommes et nous resterons aux côtés du
peuple allemand, du peuple italien, du peuple espagnol, du peuple
français et du peuple russe contre les régimes
totalitaires et au service de tous les peuples opprimés. Telle
a toujours été la régle de notre vie. » Et
l’on pouvait lire plus loin : « Nous basons notre confiance en
l’avenir sur la destruction et l’effondrement des États
totalitaires et sur la naissance, au milieu des luttes actuelles,
d’une Europe nouvelle, où le mot « démocratie »
prendra enfin son sens intégral pour tous les peuples
sacrifiés, pour toutes les minorités, pour tous les
hommes. Nous voulons participer à la construction d’un
socialisme rendu à sa dignité et à ses
véritables fins, qui ne peuvent être autre que
l’organisation des hommes libres. Nous voulons des idées
propres et claires dans un mouvement ouvrier sain, vivifié par
l’émulation fraternelle et l’investigation libre. Au sein de
la démocratie menacée, du socialisme et du mouvement
ouvrier, nous défendons essentiellement la liberté
d’opinion, la dignité du militant, le droit des minorités,
l’esprit critique. » Cette déclaration, qui mériterait
d’être reproduite intégralement, est datée
d’avril 1942.
Sous
la devise « Socialisme et Liberté », nous fondions
peu après la revue « Mundo », groupant ainsi des
militants anarcho-syndicalistes et des socialistes de gauche
espagnols, des socialistes juifs polonais et d’anciens communistes
venus de tous les coins de l’Europe. Nous organisions fréquemment
des réunions au cours desquelles nous nous livrions à
de fructueux échanges de vues sur les grands problèmes
que la guerre allait léguer au monde. Les exposés les
plus objectifs et les plus clairs étaient sans conteste ceux
de Victor Serge, qui tranchaient sur les lieux communs, la « sclérose
des doctrines » et tant d’affirmations obstinées. Il
lisait tout ce qui se publiait en une demi-douzaine de langues, était
en correspondance avec des personnalités de plusieurs pays et,
riche d’une immense expérience, il faisait preuve d’une
extraordinaire clairvoyance. Je dois reconnaître ceci en toute
honnêteté : les événements ont donné
raison à Serge plus qu’à quiconque. Nombre de ses
préoccupations et de ses prévisions se trouvent
reflétées dans ses « Carnets », dont je me
permets de citer un extrait : « Une époque sombre s’ouvre
pour l’Europe et le monde. Les cadres les meilleurs ont été
détruits par les défaites passées et la guerre ;
du temps s’écoulera avant que se forment les cadres neufs.
Les vieux programmes et les vieilles routines socialistes ont été
dépassés et doivent se renouveler. Le stalinisme
victorieux grâce à l’aide inconditionnelle et aux
concessions des démocraties sera plus dangereux que jamais ; si
nous voulons sauver l’Europe, il nous faudra commencer par grouper
toutes les forces libres et démocratiques pour pratiquer l’art
de ne pas périr. »
L’art
de ne pas périr… Après avoir laissé périr
le peuple espagnol, les puissances démocratiques allaient, par
leurs maladresses, laisser périr une dizaine de peuples de
l’Est européen. Pour que l’Europe ne pérît pas
tout entière, il fallait — pensait Serge — définir
les bases de son union au-dessus des rancoeurs laissées par
deux guerres ; défendre à tout prix les libertés
culturelles et les droits humains et former les cadres créateurs
de l’avenir. Victor Serge s’inquiétait encore de la sauvegarde
de la liberté de la personne humaine, devant les progrès
effarants de la science et de la technique de notre temps, et de
l’assimilation de toutes ces conquêtes — celles de la
psychologie, entre autres — par la conscience de l’homme, active et
créatrice. Les préparatifs de notre retour en Europe se
déroulaient au milieu de ces préoccupations et de ces
propos. Nous en discutions encore, dans une rue du centre de Mexico,
une demi-heure avant que Serge ne tombe foudroyé par une
attaque cardiaque. Il était un frère aîné
pour moi. Il reste pour tous un exemple.
Julian
Gorkin
L’œuvre de Victor Serge
Romans :
– « Les Hommes dans la prison », préface de Panaït Istrati (Rieder, 1930).
– « Naissance de notre force » (Rieder, 1931).
– « Ville conquise » (Rieder).
– « S’il est minuit dans le siècle » (Grasset, 1939).
– « L’affaire Toulaév » (Editions du Seuil, 1948).
– « Les Derniers Temps (L’Arbre, Montréal, 1946, Grasset, 1951).
Nouvelles :
– « Mer Blanche » (Feuillets bleus, Paris).
– « L’Impasse Saint‑Barnabé » (Esprit, Paris).
Poèmes :
– « Résistance » (Les Humbles, 1938).
Histoire et essais :
– « L’An I de la Révolution russe » (Librairie du Travail).
– « Les Anarchistes et l’Expérience de la révolution russe » (Cahiers du Travail, Librairie du Travail).
– « La Ville en danger » : Pétrograd, l’an II de la Révolution (Librairie du Travail).
– « Lénine 1917 » (Librairie du Travail).
– « Les Coulisses d’une sûreté générale : l’Okhrana » (Librairie du Travail).
– « Littérature et révolution » (Valois).
– « Destin d’une révolution. URSS 1917‑1937 » (Grasset, 1937).
– « Portrait de Staline » (Grasset, 1940).
– « Vie et mort de Trotzky » (Amiot‑Dumont, 1951).
– « Le Tournant obscur » (Les Iles d’Or, 1951).
– « Mémoires d’un révolutionnaire » (Editions du Seuil, 1951), (Le Club des Editeurs, 1957).
– « Carnets » (Julliard, 1952).
Traductions :
– « La Révolution trahie et Les Grimes de Staline », de Trotsky (Grasset).
– « Mémoires d’un révolutionnaire », de Véra Figner (Gallimard).