La Presse Anarchiste

Victor Serge : Lettre à Antoine Borie

Mexi­co,
13 sep­tembre 1947

Mon
cher Borie,

Voi­ci
un long moment que je n’ai eu de vos nou­velles. Dans l’entre-temps,
vous avez dû rece­voir des vues du pays taras­co et je crois, une
lettre dac­ty­lo­gra­phiée. J’ai un peu voya­gé et je suis
retom­bé dans les embê­te­ments les plus saumâtres.
Avec par sur­croît une crise car­diaque. Les méde­cins ne
trouvent rien de bien par­ti­cu­lier au vieux vis­cère, si ce
n’est l’usure plus l’altitude, du sur­me­nage plus de la
ner­vo­si­té, bref les choses les plus natu­relles. Ils me
recom­mandent, hon­nêtes far­ceurs qu’ils sont, trois mois de
repos qua­si com­plet à une alti­tude plus confor­table ! Ça
me rap­pelle qu’au temps loin­tain où mon père exerçait
la méde­cine à Bruxelles, dans le quar­tier prolétarien,
un sien col­lègue avait eu l’idée ingé­nieuse de
faire impri­mer en tête de ses ordon­nances, des­ti­nées aux
tuber­cu­leux qui abon­daient, ces trois recommandations :
« sur­ali­men­ta­tion, repos, grand air ». Mon père
faillit lui abî­mer la figure et fit détruire ces petits
papiers. Tout de même l’ami qui me traite a été
fort content de la façon dont j’ai réagi à
quelques fortes doses d’ingrédients appro­priés, façon
qui démontre, paraît-il, une capa­ci­té de
récu­pé­ra­tion dont il com­men­çait à douter.
Je sors d’une dizaine de jours d’inactivité complète,
me sen­tant beau­coup mieux. Cet hémi­sphère entre en
crise tout dou­ce­ment au sein de l’abondance. Pen­dant com­bien de
temps les E.U. pour­ront-ils por­ter sur leurs puis­santes épaules
tous les far­deaux du monde ? Ils ont déjà leur beau
pro­blème d’inflation. Obser­vons que la solidarité,
l’internationalisme de fait s’imposent non par les voies de la
conscience et du sen­ti­ment humain, mais par celles de l’égoïsme
mena­cé ! Ça ne devrait pas nous sur­prendre. Un auteur
amé­ri­cain publie un essai sous ce titre : « Le Capitalisme
peut-il sub­sis­ter dans un seul pays ? » — démon­trant que
par­tout ailleurs qu’aux E.U. le capi­ta­lisme tra­di­tion­nel est en
voie de trans­for­ma­tion ou de désintégration.

L’influence
com­mu­niste est-elle en baisse en France ? Cent rai­sons politiques
per­mettent de l’espérer, mais tant qu’il n’y aura pas de
reva­lo­ri­sa­tion des salaires, ces tota­li­taires pour­ront exploi­ter et
dévier le mécon­ten­te­ment des masses.

La
librai­rie fran­çaise étant en conflit avec la librairie
cana­dienne, mes livres n’ont pas encore pu être mis en vente
en France, mais ils vont l’être bien­tôt, paraît-il,
mal­gré tout, dans des condi­tions évi­dem­ment précaires.
Il aura fal­lu un an de pour­par­lers pour y arri­ver ! (Le conflit ne me
concerne pas per­son­nel­le­ment.) Cet hiver, je crois, autre chose de
moi va sor­tir à Mont­réal et mes édi­teurs sont
d’accord cette fois pour faire édi­ter aus­si à Paris,
mais je n’ai plus de manus­crits dis­po­nibles, il faut que j’attende
d’avoir les épreuves… Je me fais un peu l’effet d’un
mon­sieur qui par­ti­cipe à une course de sacs.

J’espère
que san­té et le reste tout va bien chez vous. Les numéros
de « la RP » que j’ai reçus m’ont paru très
bons par l’honnêteté, la sim­pli­ci­té non
doc­tri­naire du ton.

Du
pays, nou­velles détes­tables, disette ici, famine là.
Une mai­son d’édition amé­ri­caine vient de sor­tir un
bou­quin écra­sant sur les camps de concen­tra­tion… Vous voyez
qu’on patauge dans la tris­tesse la plus noire. Il faut en prendre
stoï­que­ment son par­ti, ça chan­ge­ra nécessairement,
le seul vrai mal­heur c’est que nos vies soient trop courtes pour
mesu­rer les grands chan­ge­ments et trop longues par rap­port aux
époques asphyxiantes.

Mes
amitiés.

V.
S.

La Presse Anarchiste