La Presse Anarchiste

Victor Serge : Lettre à Antoine Borie

Mexi­co, 26 sep­tembre 1947
Mon cher ami,

Votre lettre du 17 sep­tembre, qui s’est croi­sée avec une mienne, me confirme dans des vues aux­quelles je pense à consa­crer un essai. Tout ce que vous me dites de l’attitude des bou­ti­quiers et des pay­sans fran­çais, je l’ai lon­gue­ment obser­vé en Rus­sie… Cet égoïsme bor­né, cet « enri­chis­sons-nous » anti­so­cial et qui mène rapi­de­ment à la ruine géné­rale, ce sont les réac­tions ins­tinc­tives d’une vieille petite-bour­geoi­sie, for­mée par un capi­ta­lisme finis­sant, mais si l’on n’en tient pas compte, intel­li­gem­ment, on va à des catas­trophes. Tout aus­si grave, le fait que des phé­no­mènes ana­logues se pro­duisent dans les couches supé­rieures de la socié­té, voyez la vague de scan­dales, qui est sans doute peu de chose en com­pa­rai­son avec les houles sous-jacentes. La bour­geoi­sie qui fit la gran­deur du XIXe siècle et pro­vo­qua la nais­sance des espé­rances socia­listes, était labo­rieuse, éco­nome, hon­nête (« l’honnête homme ») [[Serge oublie un ins­tant que l’ « hon­nête homme » est une inven­tion du XVIIe siècle. (T.)]], elle crut en Dieu, puis au pro­grès, à l’évolution, croyant sur­tout en elle-même, avec rai­son. Aujourd’hui, en Europe, cette bour­geoi­sie, en tant que masse, est rui­née, dis­cré­di­tée, démo­ra­li­sée ; ses élé­ments ins­truits, ini­tiés au méca­nisme de la pro­duc­tion, com­prennent que le capi­ta­lisme est fini. L’Occident nous offre en effet le spec­tacle d’une révo­lu­tion qui se fait bien que per­sonne n’ose la vou­loir, à tra­vers l’inconscience, les expé­dients, les luttes émous­sées, les réac­tions inco­hé­rentes. Il faut de toute évi­dence pas­ser à un nou­veau régime de la pro­duc­tion, pla­ni­fié, col­lec­ti­viste ou com­mu­nau­taire, il faut que les pays contrôlent leurs échanges et les pla­ni­fient inter­na­tio­na­le­ment, tous les gou­ver­nants le savent, et les éco­no­mistes, et beau­coup de tra­vailleurs. D’énormes mal­en­ten­dus se créent là-des­sus parce que l’on craint à bon droit le bureau­cra­tisme tota­li­taire et que le mou­ve­ment socia­liste, usé et intel­lec­tuel­le­ment appau­vri, n’est pas en mesure de démon­trer com­bien la pla­ni­fi­ca­tion démo­cra­tique est, serait supé­rieure à la des­po­tique, com­bien l’URSS-épouvantail est en réa­li­té un pays pri­mi­tif et mal­heu­reux. Dans l’entre-temps, et voi­ci l’idée qui me frappe, nous assis­tons à une sorte de résur­rec­tion mala­dive du capi­ta­lisme (résur­rec­tion le mot est impropre, récur­rence est plus juste), fon­dée non plus sur le déve­lop­pe­ment de la pro­duc­tion, mais sur l’activité brouillonne des aven­tu­riers, c’est-à-dire des pro­fi­teurs de la pagaille, des coquins et des génies de la foire d’empoigne, des mer­can­tis, des pré­va­ri­ca­teurs et tut­ti quan­ti. Je suis convain­cu que ces élé­ments jouent un rôle colos­sal dans l’économie de l’Occident, Angle­terre excep­tée (et peut-être Bel­gique), et qu’ils consti­tuent un obs­tacle lit­té­ra­le­ment for­mi­dable à toute recons­truc­tion ration­nelle, tout en favo­ri­sant les sec­teurs de recons­truc­tion dont ils ont besoin. En réa­li­té, loin de refaire le capi­ta­lisme, ils achèvent de le rendre insup­por­table et contre-indi­qué, à la longue du moins. D’autre part, ils sont prêts à se conver­tir au tota­li­ta­risme lar­vé ou non, à en infes­ter et encras­ser les rouages. Dou­ble­ment funestes. Je me demande si une sorte de col­lec­ti­visme qua­si tota­li­taire « éclai­ré », garan­tis­sant les droits de l’homme acquis depuis quelques siècles, ne fini­ra pas par s’imposer pour la recons­truc­tion du vieux conti­nent ; j’y ver­rais un régime accep­table s’il était diri­gé par des tech­ni­ciens et contrô­lé effec­ti­ve­ment par les masses. Nous ne pou­vons en aucun cas écar­ter cette hypo­thèse, tant que le socia­lisme huma­niste ne sera pas assez fort pour pro­po­ser ses solu­tions avec des chances réelles de suc­cès. (Quand j’exposais ces concep­tions, Pivert et d’autres m’accusèrent de Tech­no­cra­tisme, une petite « dévia­tion » de plus dans ma bio­gra­phie ; il ne me ser­vait natu­rel­le­ment de rien de leur répondre que nous devons nous pla­cer sur le ter­rain du réel et des pos­si­bi­li­tés réelles et non des vœux les plus séduisants.)

J’apprécie les notes de Lou­zon dans « la RP », et ses cri­tiques du diri­gisme qui n’est que le sabo­tage de la pla­ni­fi­ca­tion, mais j’espère qu’il fini­ra par éclai­rer sa bonne vieille lan­terne afin de ne pas paraître défendre une éco­no­mie libé­rale deve­nue tout à fait inviable.

Je ne suis pas du tout de l’avis des gens qui sou­tiennent que la IIIe guerre ne nous menace pas avant 15 ans. Pure lou­fo­que­rie, je crois, que de pen­ser pré­voir quelque chose à l’échéance de 15 ans, dans le joli mael­ström où nous tâton­nons. La situa­tion est simple, mal­gré tout. Inte­nable en URSS, pas d’autre issue que la ter­reur et l’expansion, cela se tient. En très peu d’années, le sta­li­nisme aura ses bombes ato­miques ou des équi­va­lents épou­van­tables, ses 5e colonnes se seront for­ti­fiées par la durée et l’impunité, il ne se gêne­ra plus, et sur­tout il sera pous­sé — entraî­né par ses forces qu’il ne domi­ne­ra pas plus qu’Hitler ne sut domi­ner les siennes. Comme l’adversaire le sait par­fai­te­ment, il n’a pas inté­rêt à lais­ser au Tota­li­ta­risme ce peu d’années. Les E.U. semblent avoir com­pris sinon admis enfin l’alternative : la crise inté­rieure de l’URSS, qui pour­rait pro­vo­quer la chute du régime. On voit dans les jour­naux des titres comme « La guerre froide » (« la guerre blanche » disait naguère Duha­mel, en France). Nous y sommes. La « guerre froide » est celle qui tend à faire mûrir la crise inté­rieure du sta­li­nisme, c’est la bonne solu­tion, d’autant plus qu’elle coïn­cide avec la « cure de véri­té » que d’autres et moi-même pré­co­nisent depuis une ving­taine d’années.

Il me semble qu’une lettre manus­crite que je vous écri­vais au retour de Jalis­co s’est « éga­rée ». Pho­tos, je vais voir, il faut que je cherche dans un tiroir et je dois vous dire que j’ai pas­sé de fichues semaines, avec un cœur en état fâcheux. Le méde­cin m’a com­man­dé une période de récu­pé­ra­tion pro­lon­gée, repos et des­cente à meilleure alti­tude, etc. Admi­rables conseils à don­ner à un réfu­gié poli­tique, en période de vie chère ! J’ai for­te­ment ralen­ti le tra­vail, je lis beau­coup, cou­ché, prends des remèdes effi­caces, j’attends quelques bonnes nou­velles… Elles me feraient cer­tai­ne­ment plus de bien que la qui­ni­dine. Une des vraies solu­tions pour moi, ce serait le retour en France et j’y songe, mais pas avant que la situa­tion géné­rale ne se soit un peu éclair­cie et que mes affaires per­son­nelles ne se soient un peu amé­lio­rées… Et ça ! Au Cana­da, j’ai un public res­treint parce que c’est un pays catho­lique ; en France, on va — enfin ! — bien­tôt, paraît-il, vendre le roman qui s’est heur­té pen­dant un an à un double boy­cot­tage, l’un visant la pro­duc­tion cana­dienne et l’autre me visant, moi. Un autre livre va sor­tir à Mont­réal, sus­cep­tible de faire très bonne vente et les édi­teurs étaient d’accord avec moi pour le publier aus­si à Paris ; mais voi­là qu’ils apprennent que la librai­rie fran­çaise va man­quer de papier avant peu… J’ai tra­ver­sé la Cor­rèze pen­dant l’exode-défaite, j’en garde quelques belles images dans les yeux. Croyez que j’échangerais volon­tiers les splen­deurs enso­leillées de Jalis­co et Michoa­can pour ces mon­tagnes-là, ces cieux plus doux, ces bis­trots de vil­lage ! Le vieil Euro­péen peut aimer l’Indien, mais com­ment lui par­ler, com­ment le com­prendre ? Récem­ment, au pied du vol­can Para­cu­tin, dans le pay­sage de dévas­ta­tion cos­mique le plus bou­le­ver­sant, je ren­con­trais les Indios les plus taci­turnes du monde. Quelle tris­tesse et quelle indi­gence ! J’ai com­pris encore une grande chose dans ce pays : qu’il faut des siècles de luttes et de bien-être rela­tif pour déga­ger l’homme de ses gangues pri­mi­tives. Au revoir mon cher ami, excu­sez le trop-idées-géné­rales de cette mis­sive, j’en vis plus que du moi-même.

V. S.

Trou­vé deux pho­tos d’il y a deux ans, je vous les envoie par cour­rier ordi­naire. Famille, je vais voir… — Réci­pro­ci­té, hein ! – V.S.
Dans l’entre-temps, j’ai blanchi…

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