La Presse Anarchiste

Victor Serge : Lettre à Antoine Borie

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La let­tre précé­dente est la dernière de Serge à Borie. Le 17 novem­bre 1947, Serge, pris d’un malaise dans une rue de Mex­i­co, héla un taxi, où il eut juste le temps de mon­ter avant de mourir. Dans une let­tre datée du 20 jan­vi­er 1948, la com­pagne du dis­paru, écrivant à Antoine Borie, rap­porte en ces ter­mes la fin de cette vie à tant d’égards exemplaire :

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20 jan­vi­er 1948 

Cher ami,

Mer­ci infin­i­ment pour votre let­tre. Elle m’a pro­fondé­ment touchée, car vous étiez par­mi les deux ou trois amis avec lesquels Vic­tor cor­re­spondait le plus volon­tiers. Votre ami­tié lui avait fait beau­coup de bien, il s’en était sou­vent mon­tré ému. Vous savez comme il a vécu isolé ces dernières années, dû en par­tie aux événe­ments (qui déter­mi­naient cer­taines opin­ions poli­tiques), mais aus­si, et surtout je crois, à la vie dans une société exces­sive­ment prim­i­tive où les valeurs spir­ituelles n’ont pas droit de cité. Il a beau­coup souf­fert de se sen­tir seul, il avait un besoin très grand de con­tact avec d’autres êtres.

Il vous avait par­lé de sa mal­adie — qui remon­tait à sa jeunesse, puisque déjà à Melun [[Où Serge, con­damné à la suite de l’affaire des « ban­dits trag­iques », fit cinq ans de réclu­sion. C’est de cette amère expéri­ence qu’il devait tir­er l’un de ses plus beaux livres, « les Hommes dans la prison » (paru seule­ment en 1930).]] il souf­frait d’attaques du cœur. Il m’en avait par­lé peu de jours avant — et aus­si vous avait-il sans doute par­lé de la crise qui nous avait bien inquiétés, comme trois mois avant. Le médecin, que j’avais vu avec lui, s’était mon­tré, la pre­mière fois, exces­sive­ment alar­mé. La sec­onde, une semaine après, beau­coup plus calme. Comme je lui avais demandé s’il ne fal­lait pas que Vic­tor suive un régime ali­men­taire, il avait répon­du que c’était inutile. Quant aux cig­a­rettes, il valait mieux les sup­primer, « mais, avait-il ajouté, si cela vous ennuie, fumez…» J’ai su après qu’il avait infor­mé des amis de la grav­ité de la mal­adie. Il sem­ble que c’était une angine de poitrine, con­tre laque­lle on ne pou­vait absol­u­ment rien.

Depuis une quin­zaine de jours, il était beau­coup mieux. Je ne sais pas s’il vous avait écrit à ce moment-là. Il était très opti­miste, plein de pro­jets. D’ailleurs, jamais encore, en dix ans que je vécus à ses côtés, il n’avait vu l’horizon — per­son­nel — s’éclaircir de la sorte. Vous savez que « l’Affaire Toulaév », son livre qu’il esti­mait être le meilleur, allait être pub­lié au Cana­da, on par­lait sérieuse­ment d’une tra­duc­tion aux États-Unis, et Gras­set demandait le man­u­scrit pour la France. On lui promet­tait enfin sérieuse­ment le visa pour les États-Unis (et j’y comp­tais telle­ment, si vous saviez ! Il me sem­blait que s’il pou­vait sor­tir d’ici il se sauverait… Sinon, je m’attendais au pire, je l’avais dit, aus­si bru­tale­ment, aux amis qui s’occupèrent du visa). En out­re, il avait plusieurs deman­des de col­lab­o­ra­tion aux États-Unis et dans deux revues mex­i­caines (où je souf­frais de voir son nom fig­ur­er à côté de som­bres canailles).

Le same­di 15, il avait déje­uné avec un poète vénézuélien qui venait de recevoir un prix de poésie (une assez forte somme d’argent). Je ne le vis que le soir. Il me racon­ta, très amusé et con­tent, ses impres­sions ; les atti­tudes de ce per­son­nage, le poète, typ­ique­ment sud-améri­cain, assez intéres­sant, et me par­la longue­ment de sa com­pagne qui l’avait tout à fait char­mé. (Cela arrive rarement dans ce pays où les femmes sont sou­vent belles, mais tout à fait ani­males.) Le dimanche, il dor­mit très tard. Un peu inquiète, j’entrai dans sa cham­bre vers une heure. Il ne toucha ni aux jour­naux ni au cour­ri­er que je lui avais apportés et con­tin­ua à som­meiller. Il ne se leva qu’à trois heures, mangea de bon appétit, regret­tant seule­ment qu’il n’y eût pas un « petit verre de vin rouge…» Se mit ensuite à tra­vailler. Il ne sor­tit qu’au cré­pus­cule avec Jean­nine pour se ren­dre chez des amis. Ayant un tra­vail à finir, je les rejoig­nis plus tard. Il avait tou­jours sa belle humeur, fai­sait des plaisan­ter­ies sans arrêt, riait comme un enfant. Nous fîmes, avec nos amis, des pro­jets de voy­age. (Il pen­sait venir avec moi dans une zone archéologique où je comp­tais me ren­dre en jan­vi­er, pour un tra­vail que m’offrait l’Institut d’anthropologie.) Nous ren­trâmes en marchant, nous arrêtâmes pour acheter de petites choses pour le dîn­er. Après le dîn­er, il se mit à tra­vailler. Il était dans une extrême effer­ves­cence et vis­i­ble­ment avait beau­coup de choses dans la tête. J’entrai plusieurs fois dans sa pièce pour le con­sul­ter sur quelque chose que j’écrivais, mais il me dit qu’il avait la tête trop pleine d’autres choses. Nous rîmes, car nous étions, tous les deux, dans une espèce de tour­bil­lon intérieur. Vers une heure du matin, il vint me dire qu’il voulait me lire un poème qu’il venait d’achever. Il fut ter­ri­ble­ment ému en le lisant — il en eut les larmes aux yeux — et j’en fus boulever­sée. Je lui dis que jamais, me sem­blait-il, il n’avait été « si loin, comme si tu avais ouvert toutes les portes…» Il me dit qu’il voulait le retouch­er. J’en fus éton­née, car il me sem­blait par­fait ain­si. « Tu as rai­son, je vais sim­ple­ment le copi­er à la machine. » Une fois au lit, je me demandais pourquoi ce poème m’avait fait cette impres­sion d’aller « si loin » et me promis de le lire le lende­main pour voir. Je m’endormis quand il com­mençait à taper. Le lende­main matin, je lui appor­tai son petit déje­uner, ses jour­naux vers dix heures. Nous par­lâmes d’un tra­vail d’ethnologie que je devais présen­ter ce jour-là et dis­cutâmes un peu sur la valeur mag­ique de l’or. J’ouvris « le Rameau d’or », de Fraz­er, mais n’y trou­vai aucune indi­ca­tion. Et je m’en allai, car j’étais déjà en retard pour mon tra­vail. Je ne l’ai revu qu’à dix heures du soir, éten­du dans une hor­ri­ble salle de police. Il sem­blait dormir, ses mains, qui étaient si belles, étaient encore tièdes…

Il était sor­ti à huit heures du soir pour se ren­dre chez son fils, Vla­dy. Il avait reçu, la veille, une let­tre d’un ami qui lui par­lait des tableaux de Vla­dy et les com­para­it à cer­tains poèmes russ­es. Il voulait que son fils voie cette let­tre. Ne l’ayant pas trou­vé chez lui, il erra dans les rues, sans doute pen­sant retourn­er un peu plus tard. Il ren­con­tra un jeune Espag­nol et sa maman, leur par­la gaiement et très affectueuse­ment. Puis ren­con­tra Julian Gorkin, ils par­lèrent un bon moment. Vers dix heures et demie, se sen­tant sans doute mal, il prit un taxi, eut juste le temps de don­ner l’adresse au chauf­feur, de mon­ter, et tout était fini. Le chauf­feur dit que ce fut immé­di­at, qu’il pen­sa qu’il s’était endor­mi, tant cela s’était fait douce­ment, sans aucune plainte.

Et voilà. Et main­tenant, IL N’Y A PLUS RIEN A FAIRE. C’est la chose la plus dés­espérante, la plus révoltante et aus­si la plus inimag­in­able qui soit. Mais le temps passe et l’absence se fait plus pesante. Je me sens absol­u­ment coupée de tout, comme flot­tante. Ce que l’on pour­rait don­ner, faire, pour que cela ne soit pas, mais RIEN A FAIRE.

Je vous envoie le poème qui est son dernier écrit. Il l’avait com­posé une dizaine de jours aupar­a­vant, en écoutant la IXe Sym­phonie. Il était vis­i­ble­ment très pris par la musique. Je feuil­letais, tout en écoutant, des livres d’art que j’avais trou­vés avec joie dans cette mai­son. Je lui mon­trais, de temps en temps, des choses qui me frap­paient. En dernier, je lui mon­trai des mains incroy­able­ment émou­vantes. Il les regar­da, longue­ment, puis se leva. J’ai cru que je l’avais impor­tuné en l’empêchant d’écouter la musique. Il s’écarta de tous et je vis qu’il pre­nait des notes.

Affectueuse­ment.

Lau­rette


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